En Syrie, l’optimisme prudent de la société civile

Pour la première fois, les anciens militants syriens rentrés au pays peuvent débattre au grand jour sans crainte d’être arrêtés. Ils espèrent néanmoins que cette libération de la parole ne sera pas temporaire.  

Image
syrie

Le café Rawda, rue Abed à Damas en Syrie, est depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad le 8 décembre dernier, le lieu où s'organisent des tables-rondes où l’on débat de l’avenir du pays.

Chloé Domat
Partager 3 minutes de lecture
Cet après-midi, le café Rawda, rue Abed à Damas, est bondé. Une foule de personnes attendent que débute une conférence. 
 
Depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad le 8 décembre dernier, les tables-rondes où l’on débat de l’avenir du pays se succèdent dans cette enseigne bien connue des Damascènes, historiquement fréquentée par les intellectuels et penseurs du pays. 
 
Les Syriens discutent ouvertement de sujets qu’ils n’osaient jusqu’ici aborder en public, voire même dans le cercle privé, tant la peur avait infiltré chaque recoin de la société syrienne. L’intervention porte sur l’Etat de droit et la restauration de la justice, aspiration première d’une population traumatisée par cinquante ans de dictature. 
 
«Voir une réunion se dérouler sans tabou dans ce lieu où les informateurs du régime étaient présents à chaque table est incroyable », confie, l’exposé terminé, l’avocat syrien Abdulhay Sayed, un des intervenants.

S’exprimer « sans avoir à chuchoter » 

Dans la grande salle, où résonnent des tubes révolutionnaires, de nombreux Syriens de retour de l’étranger sont présents. 
 
Éparpillées toutes ces dernières années aux quatre coins du monde, un groupe d’amies expriment leur joie de pouvoir, pour la première fois, échanger « sans avoir à chuchoter ». « Avant, parler fort ou se réunir à plus de trois, même pour évoquer des sujets banals comme les coupures d’électricité, était impensable. À tout moment quelqu’un pouvait vous attraper par derrière et vous embarquer » soutient Rawa Sunbol qui revient d’Istanbul. 
 
A ses côtés, Nada, une femme au brushing soigné, renchérit : « Au début des protestations, on se retrouvait ici. Puis, ils ont commencé à prendre des gens ». En 2011, elles étaient descendues ensemble dans la rue de la capitale pour réclamer plus de libertés. Mais rapidement la répression avait débuté. Nada, elle, a perdu son mari, emmené un jour de manifestation. Autour de la table chacune a sa liste de disparus, un frère, un cousin, des amis, tués ou volatilisés dans les geôles du régime. 
 
Deux mois après la prise de Damas par la coalition emmenée par les hommes d’Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), une autre Syrie se dessine dont la population ignore encore les contours. 
 
« Pour l’instant tout est factice, on ne sait rien de ce gouvernement. On est heureux mais on a aussi des doutes », lance quant à elle Raja, arrivée il y a tout juste trois jours du Canada. Engagée au sein d’une ONG promouvant le droit des femmes, la militante, au visage entouré d’un foulard, est « très inquiète ». « S’ils nous forcent à mettre le voile intégral, on repartira », prévient-elle.

Des signaux ambiguës 

 Le passif d’HTC, ex branche d’Al-Qaida en Syrie, fait peur. Ahmed Al-Charaa, le fondateur du groupe, nommé président intérimaire du pays, a promis de préserver la « diversité » syrienne. Mais certains de ses choix laissent perplexes. Une décision en particulier a affolé les Syriens : la nomination à la tête du ministère de la Justice d’un ancien juge ayant personnellement supervisé l’exécution d’une femme pour « corruption et prostitution » dans la province d’Idlib. 
 
Mi-février, le ministre des Affaires étrangères a depuis indiqué que la Syrie se doterait d’un nouveau gouvernement, qui « représentera autant que possible » le peuple syrien. Depuis leur arrivée au pouvoir, le moindre mouvement des nouveaux maîtres du pays est scruté par la communauté internationale, mais aussi et surtout par une société civile qui entend prendre part au processus de transition. 
 
« On essaie d'instaurer un rapport de force (...) sans être pour autant dans la confrontation. La société syrienne a été tant meurtrie », affirme l'avocat militant Abdulhay Sayed, à l’origine en décembre d’une pétition pour contester la désignation, sans élections préalables, d’un nouveau président, issu d’Idlib, à la tête de l’Ordre des avocats. 
 
« Une grogne de plus en plus perceptible se fait sentir parmi les robes noires, et les réunions au sein des barreaux locaux se multiplient », assure ce spécialiste en arbitrage international, installé en France ces dernières années. Les nouveaux arrivants sont-ils disposés à fournir des garanties en matière d’indépendance de la justice et de partage du pouvoir ? Pour les Syriens, cette question est toujours en suspens.

Une transition incertaine 

Le Parlement ayant été dissous, un conseil, avec des membres désignés, sera chargé de légiférer durant la phase de transition. Une conférence de dialogue, composée de participants également choisis par les nouvelles autorités, doit également voir le jour. Cette instance devra notamment accoucher d’une déclaration constitutionnelle temporaire. 
 
« L’intention première d’élargir la base décisionnelle est louable, mais il est essentiel d’éviter que ces organes non élus, concentrant les pouvoirs, ne perdurent indéfiniment. Leur rôle devrait être strictement temporaire : gérer la transition, traiter les questions urgentes de justice transitionnelle, comme la préservation des archives et des fosses communes, organiser un recensement fiable et, surtout, élaborer une loi électorale », prévient Abdulhay Sayed
Ahmed Al-Charaa a fait comprendre que la période de transition pourrait durer de 4 à 5 ans, en raison, justifie ce dernier, de l’impossibilité d’organiser des élections rapidement.
 
« Certes, des défis existent en matière de recensement, car des centaines de milliers de naissances et de décès sont très peu documentés. Toutefois, il me semble que ces obstacles pourraient être surmontés en un à deux ans », estime l'avocat. 
 
« On attend de voir », lâche pour sa part Samara, une phrase que les Syriens répètent en boucle ces jours-ci. Une quasi-certitude anime cependant l’activiste : « La suite ne peut pas être pire qu’Assad ».