Les sentiments sont mêlés au siège de l’UGTT ce vendredi, quelques heures après l’annonce du prix Nobel. L’euphorie cède quelques fois le pas à l’incrédulité. « Nous nous sommes tous réunis ici, les vieux compagnons de lutte, ensemble, pour comprendre ce qui s’est passé. Le secrétaire général, Houcine Abassi, vient de partir pour la présidence à Carthage afin d’être félicité. C’est une vrai surprise », confie ému Sami Aouadi, membre historique de la direction nationale de l’union syndicale. L’UGTT, première force militante du pays avec 700 000 adhérents, faisait parti du quartette primé par le comité Nobel, au coté de l’Ordre national des avocats, la Ligue des droits de l’homme et de l’UTICA, principale organisation patronale. Cette ensemble d’institutions de la société civile tunisienne a œuvré pour le maintien d’une transition pacifique, entre juillet 2013 et janvier 2014.
Le 25 juillet 2013, Mohammed Brahimi, membre de l’Assemblée constituante est assassiné. Son meurtre fait écho à celui d’un autre député de gauche, Chokri Belaid, cinq mois plus tôt. Des manifestations monstres se déroulent devant le Parlement pour demander la destitution du gouvernement dirigé par Ennahdha, parti issu de l’islam politique et première force politique du pays : 40 pour cent des suffrages aux élections de la Constituante. L’impatience sociale gronde également. Plus de 33 000 arrêts de travail sont recensés dans le pays pour la seule année 2012. Le pays est alors à l’arrêt, politiquement et économiquement. L’opposition désunie n’arrive pas à forcer le départ d'Ennahda. Le «Quartette » se forme en octobre et propose alors une médiation. Messaoud Romdhani, alors responsable des relations extérieures au sein de la Ligue des droits de l’homme suit alors de près les négociations, jour après jour, sans pour autant y prendre part. « Nous aurions pu connaître une situation à l’égyptienne. Les Frères musulmans égyptiens ont été chassés du pouvoir par la violence. Dans une démocratie, la compétition du pouvoir doit se faire de manière pacifique. Le risque était réel », souligne le militant des droits de l’homme.
Sami Aouadi, conseiller économique du secrétaire général de l’UGTT se montre plus nuancé : « la violence ne fait pas partie de la culture politique tunisienne. Les assassinat des deux députés par des islamistes radicaux ont profondément choqué l’opinion publique du pays ». Une chose reste sure, selon le syndicaliste, la construction de la jeune démocratie tunisienne s’était profondément déréglée. « La classe politique tunisienne, dans son ensemble, avait sans doute perdu de vue la profonde désespérance sociale du peuple. Les Tunisiens étaient fatigués de voir les politiciens se débattre dans des postures idéologiques stériles en plein période de chômage de masse et d'augmentation des prix », indique le syndicaliste. « L’UGTT est entrée dans le jeu politique un peu à son corps défendant car les différentes forces politiques étaient incapables de s’entendre sur un agenda politique. Notre réflexion était simple, faire en sorte qu’une Constitution soit adoptée rapidement et qu’un gouvernement stable se mette en place pour enfin aborder la question des inégalités économiques et sociales », poursuit le membre de la direction nationale.
Le principal syndicat du pays réussit à instaurer une trêve sociale, le temps de négociations. Ennahdha quitte finalement le pouvoir en janvier 2014. Un technocrate, Mehdi Jomaa est nommé premier ministre. La loi constitutionnelle est votée. Les élections législatives du 26 octobre 2014 portent au pouvoir Nida Tounes. « Cette médiation a fonctionné parce que l’opinion publique tunisienne faisait confiance à la Ligue des droits de l’homme, l’UGTT et l’Ordre national des avocats. Ces institutions civiles, sous le régime de Ben Ali constituaient les seuls groupes organisés capables de faire face au pouvoir en place. Ces institutions possédaient une forme d’autorité morale », estime Hazem Ksouri, jeune membre du barreau de Tunis. « L’Utica, représentant le patronat, est rentré plus tardivement dans le jeu, lassé par le flottement politique et par la corruption du pouvoir en place, néfastes pour les affaires», ajoute le jeune avocat
Messaoud Romdhani, militant de la Ligue des droits de l'Homme, salue le choix historique des dirigeants d'Ennahda. " Ils ont compris que la survie même de leur mouvement passait par un compromis. Ce jour là l’islam politique tunisien a fait preuve de maturité démocratique », estime-t-il. Près de deux ans après le succès du Dialogue national tunisien, l’inquiétude transparait dans les propos de ses militants de la société civile tunisienne. « Le quartette a sans doute sauvé la jeune démocratie tunisienne d’une grave crise politique. Nous avons préservé le seul acquis de la révolution, la liberté d’expression. Au sein, de l’UGTT, nous espérions que la classe politique concentre enfin ses efforts sur les questions sociales et économiques. Rien n’a été fait. La jeunesse, pourtant à l’origine de la chute de Ben Ali, reste exclue du monde du travail », regrette Sami Aouadi, conseil économique du secrétaire général de l’UGTT. Messaoud Romdhani abonde dans le même sens. L’homme dirige désormais le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. Ce cercle de réflexion a rendu publiques plusieurs propositions pour réduire les inégalités régionales dans le pays. Aucun écho du gouvernement. « La classe politique tunisienne a repris ses bonnes habitudes, celles de ne pas écouter les corps intermédiaires, les syndicats, les organisations de la société civile. Ce prix Nobel, qui est un encouragement pour la jeune démocratie tunisienne, pourrait peut être changer la donne», espère le militant des droits de l’Homme.
Le prix Nobel de la Paix est également le fruit d'un lobbying discret mené par la Tunisie et plus particulièrement par la présidence de la République. Dans une lettre adressée le 20 janvier 2015, soit à peine 20 jours après s'être installé au palais de Carthage, Beiji Caid Essebsi, plaide en faveur du Quartet pour l'obtention du prix Nobel. La Tunisie, selon le président, est un petit pays qui a donné au monde une leçon de courage et de persévérance. Le parti au pouvoir Nida Tounes compte dans ses rangs d'ancien cadres de l'UGTT, dont Taieb Baccouche , ministre des affaires étrangères et ancien secrétaire général de l'UGTT entre 1981 et 1984.