En Turquie, le projet "néo-ottoman" du président Erdoğan veut-il effacer l'héritage d'Atatürk ?

Projet de transformation de Sainte-Sophie en mosquée, interventions militaires en Syrie, en Libye et en Irak, bras de fer juridique sur des explorations gazières contestées en Méditerranée orientale, stratégies d'influence en Afrique du nord... la Turquie du président Recep Tayyip Erdoğan entend réaffirmer sa puissance dans ce qui fut l'ancien espace de l'empire ottoman. Jean Marcou, spécialiste de la Turquie contemporaine revient sur cette politique qualifiée de "néo ottomane".
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sainte sophie
Le plus haut tribunal de Turquie doit se  prononcer sur le statut de l'ex-basilique Sainte-Sophie, l'un des symboles d'Istanbul qui fut convertie en mosquée au XVe siècle, puis en musée dans les années 1930. Recep Tayyip Erdogan désire transformer le site en mosquée.
AP/Emrah Gurel
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Jean Marcou est spécialiste de la Turquie contemporaine. Il est titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble.

TV5MONDE : Recep Tayyip Erdoğan souhaite modifier le statut de Sainte-Sophie à Istanbul. Le musée, qu'elle est depuis 1934, redeviendrait ainsi une mosquée. Comment percevez-vous cette volonté ? Y-a-t-il derrière ce projet une forme de nostalgie ottomane ou un agenda religieux ?

Jean Marcou : Le problème en réalité n'est pas vraiment nouveau. Sainte-Sophie, devenue mosquée au moment de la conquête ottomane, en 1453, a été transformée en musée par une décision de Mustafa Kemal en 1934. Le conseil d’État turc pourrait annuler cette décision prochainement. Depuis quelques années, on observe une pression religieuse et politique sur le symbole qu'est Sainte-Sophie. Les minarets adjoints à la basilique (après sa transformation en mosquée) sont à nouveaux en fonction pour l’appel à la prière. Des prières y ont été dites, notamment pendant le dernier mois de Ramadan. Mais, autant que des préoccupations religieuses à proprement parler, cette volonté de changer le statut de Sainte-Sophie découle, à mon sens, du contexte politique actuel de restauration symbolique de la puissance turque.

Le nationalisme turc sous Mustafa Kemal avait une vision négative de l'héritage ottoman et la jeune République de Turquie estimait que Sainte-Sophie n’était plus le symbole impérial et religieux qu'elle avait pu être. Sa transformation en musée permettait alors de rompre avec ce passé ottoman, tout en pacifiant les relations avec les voisins de la nouvelle Turquie, en particulier la Grèce. Or, dans une démarche, à bien des égards, autant nationaliste que religieuse, Recep Tayyip Erdoğan entend réaffirmer la puissance et l'identité musulmane de la Turquie. La transformation de Sainte-Sophie en musée est ressentie par beaucoup de ceux qui soutiennent aujourd'hui son régime comme une dépossession. Ce monument est, en effet, étroitement associé à la prise de Constantinople, devenue Istanbul, et à l’arrivée du sultan victorieux, Mehmet II Fatih dans la ville, en 1453. Rétablir la prière à Sainte Sophie, c’est ainsi rappeler aux voisins de la Turquie (Grecs, Russes en particulier), mais aussi aux Occidentaux, que l'ancienne basilique byzantine appartient bien aux Turcs.

Mustafa Kemal Pacha (1881-1938) ou Kemal Atatürk (à partir de 1934)

Il est le fondateur de la République de Turquie. Né en 1881 à Salonique dans l'actuelle Grèce, ce militaire refuse la défaite de l'empire ottoman lors de la première guerre mondiale. Il refuse de voir la nation être démembrée par le traité de Sèvres. Accompagné de partisans, il se révolte contre le gouvernement impérial et crée un deuxième pouvoir politique à Ankara. Il  met un terme au règne du dernier sultan le 1er novembre 1922 et proclame la République.

Il  déplace la capitale d’Istanbul à Ankara et mène une politique d’occidentalisation du pays. Il inscrit la laïcité dans la constitution, supprime l'islam en tant que religion officielle. Il donne le droit de vote aux femmes et remplace l’alphabet arabe par l’alphabet latin. Sous sa présidence autoritaire, dotée d'un parti unique, la Turquie a mené une révolution sociale et culturelle sans précédent, qu’on appelle généralement "Révolution kémaliste". Le 24 novembre 1934, l'Assemblée lui donne le nom d’"Atatürk", littéralement le "Turc-Père".

Cette nostalgie impériale se retrouve-t-elle aussi dans la transformation qu'a vécue Istanbul au cours des deux dernières décennies ?

Istanbul avait été délaissée par le régime de Mustafa Kemal, qui a fait d'Ankara sa capitale. L'envol de la carrière de Recep Tayyip Erdoğan s'est fait à Istanbul dont il est devenu maire en 1994, et dont il a fait la vitrine de son régime. Cela s'est traduit par des réalisations de prestige : développement du métro, troisième pont ou tunnels sur/sous le Bosphore, nouvel aéroport immense, projet de canal pour doubler le Bosphore ou grande mosquée construite au sommet de la colline de Camlica, sur le modèle de la mosquée bleue (aussi à Istanbul)...

Il y a là autant de symboles de la puissance turque retrouvée, même si les Stambouliotes, ne sont désormais pas toujours d'accord. En 2013, la destruction de la promenade Gezi pour construire un centre commercial, reprenant les plans d'une ancienne caserne ottomane, a été l'élément déclencheur d'un mouvement de protestation qui a ébranlé la Turquie, pendant plus d'un mois. En 2019, Istanbul a élu un maire d'opposition, Ekrem Imamoğlu, qui critique justement cette tendance au gigantisme.

Transformation de Sainte-Sophie en mosquée : opposition de Moscou et Washington

Le patriarche russe de Moscou Kirill s'est dit dans un communiqué "profondément préoccupé" par un éventuel changement de statut de "l'un des plus grands monuments de la culture chrétienne" et "particulièrement cher à l'Eglise russe", héritière des traditions byzantines. Pour le patriarche, "une menace envers Sainte-Sophie est une menace pour l'ensemble de la civilisation chrétienne, et donc envers notre spiritualité et notre histoire."

Le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, avait exhorté Ankara à ne pas toucher au statut de musée de Sainte-Sophie. Quant à la France, elle a affirmé qu'elle serait attentive "à la préservation de l'intégrité de ce joyau du patrimoine universel" qui doit selon elle "rester ouvert à tous".

Le plus haut tribunal administratif de Turquie a étudié, début juillet, une demande de reconversion en mosquée de l'ex-basilique Sainte-Sophie. Le tribunal doit désormais annoncer sa décision sous une dizaine de jours.

Retrouve-t-on une nostalgie impériale dans la politique étrangère du pays ? On a parlé de néo-ottomanisme ?

Au cours des deux dernières décennies, la Turquie s'est posée de plus en plus comme une puissance régionale qui compte, en tout cas comme un pays incontournable au Proche-Orient et en Méditerranée orientale. Mustafa Kemal avait fondé un État-nation turc, très sourcilleux quant à son indépendance, mais dont la politique étrangère était isolationniste et méfiante à l'égard de son voisinage. Par la suite, pendant la guerre froide, la Turquie est entrée dans l'OTAN, mais elle évitait de s'impliquer dans les affaires régionales et entretenait une relation privilégiée avec les Occidentaux. Depuis la fondation de la République en 1923 et jusqu'à la première intervention de l'armée turque en Syrie, la Turquie, qui n'avait pas participé militairement à la Deuxième Guerre mondiale, n'avait guère été engagée que deux fois dans des conflits armés : en Corée, en 1952, et à Chypre, en 1974. Au cours des deux dernières décennies, Recep Tayyip Erdoğan a progressivement remis en cause cette politique, et ce mouvement s'accélère, depuis le coup d'État manqué de 2016.
 

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La Turquie de Recep Tayyip Erdogan projette sa puissance au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale.
 
© TV5MONDE


La grande nouveauté est que la Turquie est récemment intervenue à répétition militairement dans son voisinage : en Syrie (2016, 2018, 2019, 2020), en Irak (actuellement) ou en Libye (depuis janvier 2020). Elle mène aussi une sorte de politique de la canonnière en Méditerranée orientale (depuis 2018) en dépêchant des navires de prospection gazière, au large de Chypre. Elle entend bien devenir une puissance influente dans cette aire, en tout cas un acteur qu'on ne peut pas tenir à l'écart, que ce soit dans le règlement des conflits en cours (Syrie, Irak, Libye) ou que ce soit dans le partage des richesses (ressources gazières de la Méditerranée orientale, passage d'oléoducs et de gazoducs).

Les références à l’Empire ottoman et à une forme de nostalgie impériale nourrissent sans doute l’imaginaire de cette ambition, qu'il faut néanmoins la relier à des préoccupations stratégiques et économiques très concrètes et très contemporaines. À bien des égards, cette posture s'est exprimée récemment dans la référence à une notion, créée en 2006 dans la marine turque, celle de Mavi Vata (patrie bleue), qui signifie que la Turquie a non seulement un droit d'accès mais une vocation à influencer les espaces maritimes (mer Noire, mer Égée, mer Noire) qui l'entourent.

GNA TURQUIE
Recep Tayyip Erdogan reçoit ce 4 juin dans son palais présidentiel Fayez al-Sarraj, chef du Gouvernement d'union nationale (GNA) libye. Ankara soutien le gouvernement de Tripoli contre les forces du maréchal Haftar.


Comment peut-on alors définir le néo-ottomanisme ? 

Il faut faire attention à une notion qui peut induire des contresens. La Turquie actuelle ne cherche pas à refonder l'ancien Empire ottoman. Ce terme d'ailleurs n'a jamais été explicitement invoqué et utilisé par les dirigeants turcs. La politique étrangère d'Ahmet Davutoğlu, ancien chef de la diplomatie turque, puis premier ministre de Recep Tayyip Erdoğan, a été qualifiée de néo-ottomane parce qu'elle sortait de l'isolationnisme traditionnel, qui était celui de l'establishment kémaliste, et qu'elle renouait avec une présence turque dans des espaces qui avaient été ottomans. Mais, la politique étrangère d'Ankara a changé depuis, et elle est toujours souvent qualifiée de néo-ottomane. Je pense que le fil directeur de cette tendance et cette allusion à un néo-ottomanisme, bien que cela s'applique à des orientations qui évoluent, c'est l'affirmation décomplexée par la Turquie d'une certaine puissance dans son étranger proche, voire sur d'autres continents et plus généralement au niveau international.


Cette offensive turque dans l’espace anciennement ottoman n’est pas uniquement militaire...

Cette aspiration à la puissance se traduit aussi par l'expression corrélative d'une forme de soft power turc. La Turquie est devenue l'un des premiers pays exportateurs au monde de séries télévisées. Ces dernières ont une forte audience, non seulement au Moyen-Orient et en Afrique du nord, mais aussi en Amérique latine. L'une des dernières en vogue (Diriliş Ertuğrul), qui se veut une sorte Game of Thrones, raconte les débuts de l'Empire ottoman. Les Turcs ont également beaucoup investi dans la réhabilitation du patrimoine ottoman (ponts, mosquées, vieilles villes...) dans les Balkans (Albanie, Bosnie, Bulgarie, Macédoine du nord...). La Turquie (et notamment son agence de développement, le TIKA) est devenue un acteur important de l'aide au développement, en particulier en Afrique, où Recep Tayyip Erdoğan se rend régulièrement pour des tournées officielles. L'épidémie de Covid-19 a vu Ankara se lancer significativement dans une sorte de diplomatie sanitaire tout azimut, en faisant parvenir du matériel médical (masques, tenues hospitalières, respirateurs artificiels...), non seulement à des pays en développement, mais aussi à des pays européens (Espagne, Italie ou Royaume-Uni...)


La Turquie a essayé de peser et essaie encore de peser dans la vie politique des pays issus du printemps arabe. Qu'en est-il exactement aujourd'hui ?

Le prestige de la Turquie dans le monde arabe a culminé au début de ce qu'on a appelé les printemps arabes. On a parlé alors d'un "modèle turc". Pays musulman qui réussissait économiquement et qui possédait un régime politique pluraliste, elle apparaissait comme l'exemple à suivre par excellence. C'est pour cela que l'influence turque a été forte à cette époque-là dans le monde arabe, et en particulier dans les pays qui s'étaient soulevés. Mais cette image favorable s'est vite dégradée. Tant chez les libéraux ex-révolutionnaires que chez les dirigeants des régimes autoritaires arabes restaurées. La Turquie suscite la méfiance, parce que son régime s'est rigidifié et n'a pas hésité à réprimer les événements de Gezi, mais aussi parce qu'elle a soutenu des mouvements proches des Frères musulmans.

Le résultat est que les relations turco-arabes qui connaissaient une idylle, il y a une dizaine d'années, sont devenues aujourd'hui à nouveau très difficiles. Il est vrai que le Qatar s'est révélé un allié fidèle et qu'Ankara entretient actuellement de bonnes relations avec Alger, mais partout ailleurs la situation est au mieux une circonspection polie (Tunisie), au pire une franche hostilité (Égypte, Émirats). À cet égard, l'Afrique orientale (Somalie, Soudan et bien sûr Libye) est désormais un espace où s'exprime une rivalité entre la Turquie (soutenue souvent par le Qatar) et les régimes conservateurs arabes (Égypte, Arabie saoudite, Émirats, en particulier).