Fil d'Ariane
Une femme assise sur une chaise en attendant que ses biens soient sortis des décombres d'un immeuble à Pazarcik, en Turquie, le 13 février 2023. Le séisme a fait des millions de déplacés, ce qui pourrait avoir des conséquences lors des élections du 14 mai.
Le 14 mai, la Turquie élira son président pour les cinq prochaines années. Cette élection est la plus incertaine pour le président Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 20 ans. Quels éléments du corps électoral pourraient l’éjecter du pouvoir ? Décryptage.
Erdogan pourrait-il ne pas être réélu à la tête de la Turquie ce 14 mai ? Pour la première fois en vingt ans, le président turc est confronté à une opposition unie dans un pays en crise. À 69 ans, Recep Tayyip Erdogan est déterminé à se maintenir cinq ans de plus à la tête de son pays de 85 millions d'habitants.
Face à lui, deux prétendants mais un seul véritable adversaire. Kemal Kiliçdaroglu, 74 ans, est le candidat d'une alliance de six partis d'opposition qui va de la droite nationaliste à la gauche démocrate, et qui est dominée par le CHP (social-démocrate) fondé par le père de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk.
La victoire à ces élections est une fonction à plusieurs inconnues.
Bayram Balci, chercheur au CERI
Les 64 millions d’électeurs renouvelleront simultanément leur Parlement. Les sondages, désormais interdits jusqu’au scrutin, prédisent une présidentielle serrée. Les deux camps affirment pouvoir l’emporter au premier tour, faute de quoi un second tour sera organisé le 28 mai. “La victoire à ces élections est une fonction à plusieurs inconnues”, analyse Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches (CERI) de Sciences Po.
Selon Bayram Balci, le niveau économique du pays jouera un rôle déterminant dans ces élections. “L’inflation est galopante, le niveau de vie des Turcs a baissé, tout comme le pouvoir d’achat, la livre turque a beaucoup perdu de sa valeur”, énumère-t-il. Jean Marcou, enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble précise qu' "il ne faut pas oublier que ce qui avait fait la force d’Erdogan, c’est sa force économique.”
Toutes les enquêtes de sortie d’urne à l’issue des élections, réélections de l’AKP d’Erdogan montraient que la motivation principale du vote était une motivation économique.
Jean Marcou, enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble
En effet, au cours de ses vingt années au pouvoir, Erdogan a boosté la force économique de son pays, jusqu’à se heurter à la crise. “Toutes les enquêtes de sortie d’urne à l’issue des élections, réélections de l’AKP d’Erdogan montraient que la motivation principale du vote était une motivation économique”, poursuit Jean Marcou. “Aujourd’hui, ses résultats économiques ne sont pas là, il y a même une situation qui est difficile.”
La situation du pays est devenue encore plus difficile après le séisme du 6 février, qui a dévasté des villes entières et fait plus de 50 000 morts dans le sud-est du pays. Des millions de personnes ont également dû être déplacées. “En Turquie, on est inscrit d’office sur les listes électorales”, détaille Jean Marcou. Cependant, “il n’y a pas de vote par correspondance, donc il est nécessaire de voter là où on réside”, poursuit l’enseignant-chercheur.
Les déplacés, dont beaucoup se sont réinstallés dans la capitale Ankara, Istanbul ou Mersin sur la côte sud, avaient jusqu’au 2 avril pour modifier leur adresse sur les listes électorales. “Pour ces populations, des procédures spéciales ont été mises en place, continue Jean Marcou. Ils pourront voter là où ils votent habituellement, ou ailleurs s'ils ont été déplacés.”
“Beaucoup de gens n'ont pas pu s'inscrire ailleurs sur les listes électorales", indique le député allemand (SPD) et observateur du Conseil de l’Europe Frank Schwabe, lors d’un entretien à l’AFP. "Le jour du scrutin, on s'attend à ce qu'il y ait un très grand mouvement en direction des régions d'où ils viennent".
Un autre souci concerne l'identification des électeurs. "Beaucoup de gens sont morts. Nous ne savons pas vraiment ce qu'il est advenu en fin de compte de leurs cartes d'identité. Beaucoup de personnes sont portées disparues. On entend dire qu'on ne sait pas vraiment combien de gens ont péri. C'est certainement un sujet de préoccupation", avertit le député allemand.
Même si le nombre de morts est horriblement élevé, leur part dans le poids électoral n’est pas non plus considérable.
Bayram Balci, chercheur au CERI
“Effectivement, c’est une question qui se pose”, reconnaît Bayram Balci. Cependant, le chercheur estime qu’il “ne faut pas non plus exagérer le phénomène, mais c’est quand même un pays de 85 millions d’habitants. Même si le nombre de morts est horriblement élevé, leur part dans le poids électoral n’est pas non plus considérable.”
“Un autre paramètre, c’est celui du vote des jeunes”, poursuit Bayram Balci. Environ 5,2 millions de jeunes se rendent aux urnes pour la première fois pour cette élection. Ils n’ont connu que la politique d’Erdogan et sa dérive autocratique depuis les grandes manifestations de 2013 et le coup d’État raté de 2016, qui a déclenché des dizaines de milliers d’arrestations. “À priori, on peut s’attendre à ce que les jeunes qui arrivent sur le marché électoral aspirent à un certain changement”, estime le chercheur.
Beaucoup de thèmes qui avaient permis à Erdogan de conquérir le pouvoir et aussi de se faire réélire sont aujourd’hui un peu dépassés.
Jean Marcou, enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble
“On sait qu’ils sont moins sensibles aux thèmes qui ont mobilisé leurs aînés, qui avaient voté pour Erdogan”, analyse de son côté Jean Marcou. “Beaucoup de thèmes qui avaient permis à Erdogan de conquérir le pouvoir et aussi de se faire réélire sont aujourd’hui un peu dépassés, comme l’accès des étudiantes voilées à l’université”, poursuit l’enseignant-chercheur.
Par ailleurs, “la plupart de ces primo-votants se situent à l’est du pays, dans des villes kurdes”, détaille Bayram Balci. Il précise que le parti pro-kurde a décidé de voter pour l’opposition. Les Kurdes représentent un cinquième de la population du pays. “La question est de savoir s’ils vont être suivis”, poursuit-il.
“Comme on est en zone kurde, il y a de fortes chances que, du fait de l’appartenance à l’opposition et que la mouvance pro-kurde a décidé de faire campagne pour l’opposition et que la partie kurde soit plus élevée chez les primo-votants, on pourrait s’attendre à un comportement électoral des jeunes plutôt favorable à l’opposition”, analyse le chercheur.
Selon un sondage de l’institut Metropoll, les 18-24 ans soutiennent majoritairement Kemal Kiliçdaroglu, mais 30% choisiront Erdogan. En cas de victoire, Kiliçdaroglu deviendrait le treizième président de la république turque- qui fête ses 100 ans cette année- succédant au long règne d'Erdogan, recordman de longévité au pouvoir depuis la fin de l'Empire ottoman.