Fil d'Ariane
Des soldats ukrainiens tirent au canon près de Bakhmout, le 12 mai 2023.
Depuis plus de neuf mois, la ville de Bakhmout est le théâtre d'un affrontement acharné entre troupes russes et ukrainiennes. Si l'enjeu purement militaire semble moindre, sa prise offrirait un succès symbolique à Moscou tandis que sa défense sert de point de fixation à Kiev.
« Le siège de Bakhmout », « Bakhmout est sur le point de tomber », « La forteresse de Bakhmout ». Depuis août 2022 et obstinément depuis la fin de l’année dernière, la guerre en Ukraine se raconte à travers le prisme de cette localité du Donbass. Peuplée de 70.000 habitants avant le début de l’invasion, Bakhmout, pour ce qu’il en reste, fait figure de ville martyre.
Torpillée neuf mois durant, l’anciennement dénommée Artemivsk durant l’ère soviétique n’est plus que ruines et désolation. Les derniers habitants, principalement des personnes âgées, vivent terrés dans les caves ou les décombres des habitations, au milieu d’affrontements incessants d’une violence inouïe.
Dans ce « hachoir à viande », selon l’expression utilisée par le patron de la milice Wagner, Evgueni Prigojine, les pertes humaines pour les deux camps sont gigantesques et insensées. Ce sont d’ailleurs ses mercenaires qui ont longtemps alimenté la boucherie.
Bien que difficilement quantifiables, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, John Kirby, a relayé, début mai, le chiffre de "100.000 combattants tués ou blessés, dont 20.000 morts au combat" côté russe depuis décembre. La moitié, a-t-il précisé, issues des troupes de Wagner, pour beaucoup d’anciens prisonniers "jetés dans les combats sans entraînement ni commandement militaire suffisant".
En février, les renseignements britanniques donnaient la fourchette de 175 000 à 200 000 soldats russes morts sur le front depuis le 24 février 2022. La proportion serait deux fois moindre pour les Ukrainiens. Une information invérifiable tant Kiev verrouille sa communication et entretient le "brouillard" de guerre.
D’aucuns, parmi les experts militaires, osent le parallèle avec la bataille de Verdun, en 1916, durant la Première guerre mondiale. Ils pointent les similitudes quant aux manœuvres de l’infanterie envoyée au casse-pipe et amassée dans des tranchées boueuses, parfois arènes de combats au corps à corps.
Abandonner Bakhmout à l’occupant russe lui laisserait "la voie libre" dans l'est, a justifié, début mars, sur la chaîne américaine CNN, Volodymyr Zelensky, moment où les troupes de Kiev apparaissaient en très mauvaise posture. "Ils pourraient aller plus loin. Ils pourraient aller à Kramatorsk, ils pourraient aller à Sloviansk, la voie serait libre" pour eux "vers d'autres villes d'Ukraine", avertissait-il encore.
Reste qu’autrefois réputée pour son vin mousseux comme sa voisine Soledar pour ses mines de sel, Bakhmout constitue le théâtre d’une opposition d’attrition, destinée à user l’adversaire. En l’occurrence, les forces armées ukrainiennes fixent, pour reprendre la terminologie militaire, un maximum de combattants russes dans le secteur. Par conséquent, et malgré l’immense réservoir russe, munitions et effectifs s’étiolent, en même temps que le moral décline.
En opérant ce sacrifice chronophage et lourd en pertes humaines et matérielles, Kiev s’octroie une certaine latitude pour reconstituer ses unités ou les aguerrir, former les nouvelles recrues dans les pays alliés, recevoir les armes promises par les Occidentaux. Et ainsi, préparer une contre-offensive d’envergure annoncée et attendue.
Vu de Moscou, cet acharnement relève davantage du symbole. Depuis la prise de la quasi-totalité de l’oblast de Louhansk à l’été dernier, après les chutes de Severodonestk et Lyssytchansk, l’armée russe n’a plus enregistré de succès probants. Si l’on considère, tout du moins, que dominer des villes rasées représente une victoire. Au contraire, elle a enregistré des revers d’ampleur au cours de la seconde moitié de l’année. Dans le nord-est, la reconquête ukrainienne de territoires dans l’oblast de Kharkiv, en septembre, a précédé le retranchement des Russes sur la rive gauche du Dniepr, au sud, dans l’oblast de Kherson, en novembre.
Le Kremlin, soucieux d’exhiber un trophée pour nourrir sa propagande de "l’opération militaire spéciale", a coûte que coûte besoin d’un succès. Les dirigeants, Vladimir Poutine en tête, espéraient sans doute accrocher Bakhmout à leur tableau de chasse le 24 février, un an jour pour jour après le début de l’invasion. Face à la ténacité ukrainienne, le 9 mai, date de l’annuelle parade militaire commémorant la victoire lors de la Grande Guerre patriotique, leur paraissait une échéance plus envisageable.
Depuis plusieurs mois, les troupes de Moscou n’engrangent que des grignotages de terrain mineurs d’un point de vue stratégique. Sans doute, avancent les experts, qu’elles ont atteint le plafond de leurs capacités offensives, pour l’instant.
A tel point qu’à Bakhmout, les Ukrainiens semblent y avoir repris l’initiative. Samedi 13 mai, le commandant des troupes terrestres ukrainiennes, Oleksandr Syrsky, a fait état d’avancées sur des flancs de la ville. "L'opération défensive en direction de Bakhmout se poursuit. Nos soldats avancent dans certaines zones du front, et l'ennemi perd de l'équipement et des troupes." La veille, l'Ukraine y déclarait une progression de deux kilomètres. Moscou nie et affirme que "des unités d'assaut ont libéré un quartier dans la partie nord-ouest de la ville d'Artiomovsk."
En outre, Bakhmout est devenue le terrain d’une passe d’armes entre les belligérants russes. Depuis des semaines, Evgueni Prigojine, sans que l’on sache s’il s’agit d’une opération de communication, affiche ouvertement et trivialement ses dissensions avec l’état-major russe, et notamment avec le ministre de la Défense, Sergueï Shoïgu. Il se plaint de ne pas réceptionner suffisamment de munitions. Vendredi 12 mai, il a même accusé les troupes régulières russes de "fuir" leurs positions dans la ville.