Fil d'Ariane
Le prix du brut américain est pour la première fois de son histoire passé en "prix négatif" quelques heures, le 20 avril 2020, à -37,63 dollars. Une sorte d'économie à l'envers dans laquelle les acheteurs de pétrole étaient potentiellement… payés par les fournisseurs pour s'emparer de leur précieuse marchandise. Les raisons de cette dégringolade sont simples à expliquer puisqu'ils s'échangeaient 100 millions de barils chaque jour dans le monde avant la pandémie et seulement entre 70 et 80 millions après le confinement mondial, en avril 2020. Les infrastructures de stockage de pétrole ont donc été très vite saturées, leurs tarifs ont explosé, tandis que les producteurs tentaient d'écouler ce qui sortait de leurs puits pour ne pas avoir à les fermer, une opération très onéreuse.
Il y a eu une chute brutale de la consommation pétrolière mondiale, d'au moins 15%, ce que l'on n'avait pas connu depuis la seconde guerre mondiale.Francis Perrin, directeur de recherche à l'IRIS et spécialiste des problématiques énergétiques
Ce "moment économique" très étrange n'a heureusement pas duré : le prix du baril de brut est repassé en positif, même s'il est encore bas aujourd'hui, autour de 45 dollars, comparé à février 2020 où il était à 68 dollars. Mais cette crise de la demande a laissé des traces très importantes dans le secteur et pourrait menacer les approvisionnements de certaines régions. Une crise d'approvisionnement en pétrole en Europe à l'horizon 2025 est envisagée.
La perte de rentabilité est au cœur du problème financier des industriels du pétrole. Plus la demande en pétrole faiblit, plus la valeur des entreprises du secteur diminue, on parle alors de dépréciation des actifs. Les plus grandes entreprises pétrolières, comme BP ou Shell ont été dépréciées de plus de 12 milliards de dollars — pour la première — et de près de 23 milliards de dollars, pour la seconde, en juin dernier. Francis Perrin, directeur de recherche à l'IRIS (Institut de relations internationales stratégiques) et spécialiste des problématiques énergétiques, explique que cette crise de la demande, sans précédent, a logiquement forcé les grands groupes pétroliers à effectuer ces dépréciations : "Pour le premier semestre 2020, il y a eu quasiment partout des pertes enregistrées par les compagnies pétrolières internationales, ce qui est logique dans le contexte actuel, puisqu'il y a eu une chute brutale de la consommation pétrolière mondiale, d'au moins 15%, ce que l'on n'avait pas connu depuis la seconde guerre mondiale. Cette chute de consommation a évidemment entraîné une chute brutale des prix. Les entreprises ne peuvent pas se permettre de conserver la même valeur pour leurs clients dans ce cas-là, puisqu'ils perdent de l'argent, d'où la nécessité de déprécier."
L'obsolescence des valeurs d'actifs, causée par une réglementation ou un changement radical dans l'efficacité d'une production, inquiète ausi une partie des analystes financiers du secteur pétrolier, qui parlent alors "d'actif échoués" (Stranded asset).
Qu'est-ce que le "Stranded asset" ?
Il s'agit d'une expression employée dans le domaine de la finance pour parler des investissements ou actifs qui perdent de leur valeur à cause de l'évolution du marché. Cette dévaluation des actifs est principalement liée à des changements importants et soudains en matière de législation, de contraintes environnementales ou d'innovations technologiques, ce qui rend alors les actifs obsolètes avant leur amortissement complet.Tous les marchés peuvent être concernés par cette perte rapide de valeur de leurs actifs : technologies, énergies, automobiles...
Cette notion de "stranded asset" a pris de l'importance à cause des préoccupations environnementales et climatiques qui ont pris de l'ampleur depuis les années 1990. Le secteur des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) commence à être touché par ce type de dévaluation. Les sociétés qui ont les énergies fossiles comme richesses risquent de perdre de la valeur aux yeux des investisseurs car elles ne peuvent pas exploiter leur richesse en raison des réglementations en matière de protection de l'environnement et de lutte contre le réchauffement climatique comme : le marché carbone, la taxation du carbone, la limitation des émissions de CO2, les obligations vertes...
Extrait de l'article du site Novethic.fr : https://www.novethic.fr/lexique/detail/stranded-asset.html
Cette dévalorisation du secteur, liée aux régulations sur les émissions carbone n'inquiète pas en tant que tel le chercheur Francis Perrin, qui ne pense pas qu'une crise financière pourrait se déclencher, malgré la baisse de la demande subie au premier semestre. "Le troisième trimestre 2020 sera moins mauvais, puisque la consommation pétrolière mondiale est repartie à la hausse avec la levée des mesures de confinement. Les prix du pétrole sont donc repartis à la hausse : aujourd'hui nous sommes à 45 dollars par baril alors qu'il était à 18 dollars en avril", précise le spécialiste.
Un monde "sans pétrole" n'est pourtant pas encore franchement envisageable, tant cette énergie est au centre du fonctionnement des sociétés industrielles développées, comme le souligne l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) dans ses prévisions pour 2040. Les énergies renouvelables, censées être une partie de la solution pour la transition énergétique dans le cadre des accords sur le climat, ne parviennent pas à prendre le relais des énergies fossiles.
• A lire sur notre site : Transition énergétique : le mirage de la croissance verte
Un effondrement financier du secteur, causé par l'éclatement de la "bulle des fossiles" serait une catastrophe économique mondiale, comme le cabinet d'analyse financière Moody's le soulignait en 2018 : "Si les 300 plus grandes compagnies du secteur des énergies fossiles ne représentent qu’un peu moins de 7 % de la capitalisation mondiale, leur brutale dévalorisation aurait, par effet domino, un potentiel dévastateur sur le reste de l’économie." Mais cette possibilité ne semble pas non plus réaliste pour le spécialiste des énergies, qui ne voit dans les dépréciations actuelles d'actifs "qu'une mesure logique causée par la chute des prix, mais qui n'est pas du tout équivalente à un échouage d'actifs qui est un concept à long terme. Il faudrait, dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, moins consommer de fossiles, donc d'hydrocarbures dans le cas des compagnies pétrolières. Si c'était le cas, sur le long terme, la consommation mondiale pétrolière devrait diminuer. Dans ce scénario, des stocks pétroliers seraient abandonnés, faute d'acheteurs. Mais ce n'est pas ce qu'il se passe, donc les actifs échoués ne sont pas à notre porte du tout."
L'étude du laboratoire privé de réflexion "The Shift Project" sur la crise d'approvisionnement de l'Europe en pétrole vient souligner le paradoxe en cours. Celui-ci est profond et de plus en plus difficile à gérer : l'Europe voudrait diminuer l'utilisation des énergies fossiles, voire parvenir à s'en passer, pour réduire ses émission de CO2, tout en continuant à rester l'une des régions du monde les plus industrialisées. Malgré ces intentions, le pétrole représente 33% dans l'énergie primaire, 39 % dans l’énergie finale et 94% dans le transport en Europe.
L’énergie primaire est la première forme d’énergie directement disponible dans la nature avant toute transformation : bois, charbon, gaz naturel, pétrole, vent, rayonnement solaire, énergie hydraulique, géothermique, etc. Parler en kWh d’énergie primaire permet de mettre les différentes sources d’énergie sur le même pied d’égalité, en prenant en compte toutes les transformations nécessaires avant livraison au consommateur final.
L’énergie finale est l’énergie consommée et facturée à chaque bâtiment, en tenant compte des pertes lors de la production, du transport et de la transformation du combustible.
À l’horizon 2040, les scénarios de l’AIE les plus ambitieux en matière de lutte contre le changement climatique indiquent que le pétrole comptera encore pour 22% de l’énergie primaire en Europe et plus de 75 % de l’énergie nécessaire au transport. Ce qui fait dire à Francis Perrin qu'"un monde sans pétrole n'est donc pas pour demain, ni après-demain."
Il y a un risque important de resserrement de l’offre mondiale dès 2025 aggravé par la crise du Covid-19.Extrait du rapport de The Shift Project sur les risques d'approvisionnement pétrolier en Europe
L'étude du Shift Project souligne dans ce contexte que l'Europe est le premier importateur de pétrole au monde, devant la Chine et les Etats-Unis, avec un problème majeur en train de survenir : les fournisseurs en pétrole conventionnel de l'Europe sont peu nombreux et leur production est en baisse constante depuis plus de dix ans : "Les nouveaux projets de pétrole conventionnel qui sont nécessaires, selon l’AIE, afin de parer le risque d’un « resserrement de l’offre » mondiale de pétrole à l’horizon 2025, ne semblent pas être en passe de se matérialiser, pas plus que la production mondiale de tight oil (pétrole non conventionnel, souvent par fracturation hydraulique comme pour le pétrole de schiste, ndlr) ne semble être dans une bonne passe pour doubler par rapport à son niveau de 2017, ni a fortiori de tripler", explique le rapport.
Approvisionnement de l'Europe
Plus des deux tiers de l’approvisionnement pétrolier de l’Union européenne en 2018 provenaient de seulement 6 pays : la Russie (qui compte à elle seule pour 30% des approvisionnements européens), l’Irak, le Kazakhstan, le Nigeria, l’Arabie saoudite et la Norvège. Parmi ces pays, la Russie, le Kazakhstan et le Nigeria devraient voir leurs productions fortement décliner d’ici à 2030, selon les estimations de l’agence norvégienne Rystad Energy.
Les sources actuelles d’approvisionnement de l’UE pourraient globalement se contracter, « jusqu’à 8% entre 2019 et 2030 », souligne The Shift Project. La consommation pétrolière de l’UE a certes diminué de 5% depuis 2010 mais le think tank estime que ce « rythme de décrue sera difficile à maintenir au cours de la prochaine décennie » (les réductions de consommation les plus « aisées » ayant déjà été réalisées grâce à des gains d’efficacité énergétique notamment.
Selon The Shift Project, le pic de production pétrolière (pic oil) a eu lieu en 2008 et "jamais la production ne devrait repasser au-dessus du maximum atteint en 2008, y compris au-delà de 2030." Il y a ainsi un risque important de "resserrement de l’offre mondiale" dès 2025. Ce risque serait aggravé par la crise du Covid-19 qui a entraîné un "gel sans précédent de nombreux projets d’investissements entraîné par l’effondrement des cours du baril", toujours selon The Shift Project.
Pour sa part, le spécialiste des énergies, Francis Perrin, ne pense pas qu'un pic pétrolier est survenu en 2008 : "Le pic oil est avancé par certains depuis très longtemps et ils ont toujours été démentis par les faits. Aujourd'hui nous ne sommes pas dans un pic oil, mais par contre ce qui est une certitude, c'est que la production pétrolière mondiale va baisser, parce que la consommation baisse. Pour éviter de faire baisser les prix, voire les faire remonter, les pays de l'OPEP+, les 13 pays producteurs de pétrole plus dix autres, ont décidé de baisser massivement leur production en mai 2020."
La France comptait 604 véhicules automobiles pour 1 000 habitants en 2012, quand la Chine en comptait 69 et l'Inde seulement 22. Selon l’AIE, la demande énergétique mondiale devrait augmenter de 35% entre 2011 et 2035, principalement du fait des pays émergents. L'accès à l'énergie est central pour ces pays et il passe majoritairement par l'utilisation des énergies fossiles, pétrole en tête. Les émissions de CO2 ont été réduites de plus de 20% en Europe depuis 1990, elles se sont stabilisées sur la même période aux Etats-Unis, quand elles n'ont cessé d'augmenter en Chine et en Inde depuis 20 ans. II semble donc que la réduction des émissions de CO2 dans les pays développés — à la démographie déclinante, en capacité d'améliorer l'efficacité énergétique et en désindustrialisation progressive — soit possible. Alors qu'elle se révèle incompatible — jusqu'alors — avec la modernisation des grands pays émergents.
Les pétroliers n'ont pas d'autre choix que de baisser leur production pour retrouver un équilibre entre l'offre et la demande. Mais dans le même temps les pays émergents, Inde et Chine en tête, vont continuer de consommer de plus en plus de pétrole.Francis Perrin, directeur de recherche à l'IRIS et spécialiste des problématiques énergétiques
La demande chinoise pourrait dans ce contexte augmenter de 3,1 millions de barils par jour entre 2018 et 2030, selon l’AIE. Les raisons évoquées par l'AIE pour expliquer cette augmentation de la demande seraient les réserves de change de la Chine très importantes et "la qualité actuelle de ses relais auprès de nombreux producteurs majeurs", notamment en Irak. L'Irak est effectivement considéré comme ayant une "croissance solide de la production" dans les scénarios évoqués par l'étude de The Shift Project.
La brutale chute de la demande de pétrole causée par les mesures de confinement sur une grande partie de la planète a créé une véritable onde de choc dans le secteur pétrolier. "Les producteurs n'ont pas d'autre choix que de baisser leur production pour retrouver un équilibre entre l'offre et la demande. Mais dans le même temps les pays émergents, Inde et Chine en tête, vont continuer de consommer de plus en plus de pétrole, avec des taux de croissance très forts, des développements industriels très importants. Ce sont ces pays qui tirent à la hausse depuis des années la consommation pétrolière et énergétique mondiale. Sans compter l'aspect démographique avec 2 milliards d'êtres humains en plus d'ici la moitié du siècle", souligne Francis Perrin.
De façon paradoxale, ce sont les pays d'Europe, les plus engagés dans une baisse de leur consommation de pétrole qui seraient les plus affectés dans leur approvisionnement futur. Tout risque donc de se jouer sur "la capacité du secteur pétrolier à investir suffisamment, puisque si vous baissez fortement les investissements pétroliers dans une année "T", quelques années après, vous risquez d'avoir une offre pétrolière mondiale qui sera insuffisante par rapport à la demande", explique le directeur de recherche de l'IRIS.
La civilisation industrielle pourrait-elle s'effondrer, non pas par une hausse des températures trop importante à la fin du siècle, mais par une crise du pétrole devenu trop rare ou trop difficile à obtenir ? Ce scénario n'est pas impossible et il confirmerait les conclusions de l'étude de 1972 de Dennis Meadows, commandée par le Club de Rome, "La fin de la croissance". Cette étude prédisait un écroulement industriel et démographique pour… 2030. Francis Perrin n'est pour sa part pas un adepte du catastrophisme, mais il reste inquiet pour la décennie à venir, en termes de pénurie mondiale de pétrole : "Nous sommes dans un monde qui ne peut pas se passer massivement aujourd'hui de pétrole. Je ne dis pas que ce ne sera pas le cas un jour, mais ce n'est ni pour demain ni même après-demain. Il y a quatre raisons clés à cela : les transports routiers, aériens, maritimes, et la pétrochimie sont les bastions du pétrole. Il ne faudrait alors pas que le pétrole vienne à manquer dans les 10 ans qui viennent."