Enki Bilal hante le Louvre

Au détour d'un couloir du vénérable musée parisien, visages blafards, aux joues creuses et aux regards angoissés, surgissent en filigrane d'oeuvres et de lieux immémoriaux. Sculpteur de la victoire de Samothrace, jeune assistant de Léonard de Vinci ou officier nazi à l’heure de la défaite, le dessinateur Enki Bilal leur a donné un visage, de son trait puissant et épuré. Puis il a imaginé le destin tragique de ses Fantômes du Louvre.
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Enki Bilal hante le Louvre
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Carte blanche à Enki Bilal

Carte blanche à Enki Bilal
Le plausible destin de Markus Dudke par Enki Bilal : “Un artiste raté, un peu comme son modèle, Hitler, qui devient un officier nazi extrêmement zélé. Il perd toute sa famille et finit par se donner la mort dans la grande galerie du Louvre, où il traînait avec ses parents quand il était petit.“
© Enki Bilal, 2012, Futuropolis / musée du Louvre
Pendant des semaines, tous les mardis, jour de fermeture, Enki Bilal a hanté les salles vides du Louvre, carte blanche en main. L’idée du fantôme s'est vite imposée : "Ici, on respire du fantôme, explique-t-il, dans les moindres parcelles d’œuvre, recoins de mur, fentes du parquet, molécule d’air..." Il prend 400 photos. "Comme un gourmand, il dévorait les œuvres des yeux", se souvient Frabrice Douar, commissaire de l’exposition. Mais son choix, finalement, n’a pas été difficile : "J’ai gardé quelques incontournables, comme la Joconde ou la Victoire de Samothrace, et pour le reste, j’ai laissé libre court à l’instinct. C’est ce qui m’a permis d’avancer…" Et l’imaginaire prend corps. D’un christ mort ou d’une stèle babylonienne, de la chambre de Louis XIV ou de la grande galerie, il a fait surgir 22 visages d’homme, de femme, d’enfants… Personnages évanescents, tous disparus depuis longtemps, souvent de mort violente, après avoir croisé le chemin de l'oeuvre qui les habitent.

Des personnages fictifs, mais crédibles

A la droite de chaque tableau, un texte raconte par le menu qui étaient ces personnages inconnus, ordinaires. A grand renfort de détails, plausibles pour l’époque, mais forgés de toutes pièces, Bilal donne corps a chacun de ses personnages en écrivant leur biographie. Des biographies fictives, imaginées a posteriori sous forme de fiches signalétiques : "A chaque fois, je peignais le fantôme sans savoir encore qui il serait," explique-t-il. Enki Bilal a ainsi forgé à ses fantômes un destin jalonné de détails plausibles d’un point de vue historique, pour un résultat parfois au-delà de ses espérances : "Quand je vois certains croire que je suis allé fouiller dans les archives pour trouver des personnages ayant réellement existé, je me dis que j’ai réussi mon coup !" Ce décalage, cette manière de présenter la vie de ses fantômes façon "fait divers", est aussi une manière de transcender la dimension vertigineuse du musée, avec ses œuvres qui viennent de si loin. Les personnages qui hantent le Louvre meurent d’accidents, de catastrophe naturelle ou de crime passionnel. Ils révèlent une fragilité qui ramène à ce que nous sommes nous, à la vie qui peut disparaître en un clin d’œil à cause d’un événement qui nous échappe.

Un autre regard sur le passé

Enki Bilal n’est pas un historien, au contraire. Il a plutôt l’habitude de se projeter dans le futur : "En créant le réél de mes fantômes, j’ai découvert les vertus profondes du travail d’historien - même si un vrai historien hurlerait en visitant l’exposition. J’ai appris une chose : c’est que l’histoire est un vertige absolu." Un peu comme un film, chaque œuvre, avec sa dimension romanesque, incite à se poser des questions sur son contexte historique. Elle offre aussi un autre regard sur le support qui l'a engendrée, parfois recadré ou photographié sous un angle improbable - salle du musée, tableau de maître ou stèle antique. Pour le Louvre, ce travail s’inscrit bel et bien dans une perspective d’histoire de l’art. "Aujourd’hui, Enki raconte ces vies d’inconnus que l’histoire a jugées sans importance, mais qui ressemblent à des biographies d’artistes, explique Fabrice Douar, commissaire de l’exposition. Sa démarche fait écho à celle de Giorgio Vasari, historien de la Renaissance et premier auteur de biographies d’artistes pour la postérité." Virtuose du voyage dans le temps, le dessinateur réussit à superposer la petite histoire (de l'art) à la grande. Et sur le ton la confidence, Enki Bilal ajoute : "Vous savez, je ne crois pas aux fantômes, mais ceux-là, j’y crois."
Enki Bilal hante le Louvre
Portrait d’El Greco et Analia Avellaneda.
- Analia Avellaneda naît près de Tolède au début d’un coucher de soleil de 1559 (36 °C tout de même, soit 96,8 °F). - Poids et taille dans les normes de l’époque. - À noter : cytostéatonécrose partielle avec disparition spontanée au bout de quatre jours. - Père inconnu, mère aimante et pauvre. - Analia parle peu. Analia regarde beaucoup. - À six ans, au cours de l’été, Analia voit sa mère mourir de déshydratation. Elle-même ne survit à la sécheresse que par la grâce de Dieu. - Recueillie par un oncle, elle mène une vie soumise jusqu’à l’âge de douze ans où elle met au monde un nouveau-né qu’elle emportera dans sa fuite... - À l’âge de dix-neuf ans, elle rencontre un jeune artiste qui prépare des pigments pour un important peintre étranger installé à Tolède : un certain Dhominikos Theotokopoulos, plus simplement appelé El Greco. - Son nouveau jeune ami (amant) l’introduit dans le circuit qui entoure le grand artiste. Elle fait vite preuve d’un sens chromatique aigu, enrichissant considérablement les nuances de vert à partir du résinate de cuivre qu’El Greco aime à utiliser...

Musée en abymes

Informations pratiques

Du 20 décembre 2012 au 18 mars 2013 Salle des Sept-Cheminées, 1er étage, aile Sully. Tous les jours de 9h à 17h45, sauf le mardi. Nocturnes, mercredi et vendredi jusqu’à 21h45. Renseignements : 01 40 20 53 17