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TV5MONDE : À partir de quel moment les relations entre la Chine et la Russie se sont-elles consolidées ?
Marc Julienne : Une date importante à retenir dans la coopération contemporaine entre les deux pays est la prise de la Crimée par la Russie, en 2014. C’est un moment où Vladimir Poutine se trouve isolé sur la scène internationale. Le partenariat avec la Chine va alors être mis en avant, pour briser cet isolement et pour montrer que la Russie n’est pas seule. Cet affichage politique - bien plus qu’un alignement stratégique - passe par des exercices militaires conjoints de grande ampleur et la mise en valeur des sommets bilatéraux, comme ce fut le cas vendredi à Pékin.
Ce partenariat n’a fait que se renforcer, dans la mesure où l’antagonisme entre la Russie et les États-Unis ne s’est pas démenti et, surtout, que la rivalité avec la Chine atteint des sommets. La Chine et la Russie ont des intérêts convergents dans leur opposition à Washington. C’est une composante très importante de leur partenariat.
La Chine et la Russie ont des intérêts convergents dans leur oposition à Washington, c'est une composante très importante de leur partenariat. Marc Julienne, chercheur et responsable des activités Chine à l’Institut français des relations internationales (IFRI)
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Genèse des relations entre la Chine et la Russie depuis les années 50 :
Marc Julienne : "Il y a eu une forte période de coopération entre les deux pays dans les années 50, suivie d’une rupture diplomatique en 1960. Les relations sont restées compliquées pendant le reste de la guerre froide.
À partir des années 1970, les Américains se sont rapprochés des Chinois, pour tenter d’isoler autant que possible l’URSS. À la fin de la guerre froide et dans les années 1990, il y a eu un renouveau de la coopération, bien que l’espionnage industriel chinois dans les technologies militaires russes ait provoqué un nouveau froid dans la relation au début des années 2000."
TV5MONDE : En quoi la Russie et la Chine dépendent-elles l’une de l’autre ?
Marc Julienne : La Chine est dépendante des approvisionnements énergétiques russes en pétrole et en gaz. Pékin a cherché ces 20 dernières années à diversifier ses approvisionnements énergétiques, provenant autrefois essentiellement du golfe Arabo-Persique et acheminés par le détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale.
L’approvisionnement de la Chine en hydrocarbures était ainsi extrêmement vulnérable à ce goulet d’étranglement. La Chine a alors tenté de diversifier ses fournisseurs de pétrole et les voies d’approvisionnements. La Russie et le Turkménistan, notamment, s’inscrivent aujourd’hui parfaitement dans cette stratégie de diversification grâce à de nouveaux pipelines.
Dans le secteur énergétique, cela confère d’ailleurs à la Russie un important levier de pression sur la Chine, puisqu’elle est aujourd’hui l’un de ses principaux fournisseurs.
Les administrations et l’armée russe rechignent à utiliser les technologies numériques chinoisesMarc Julienne, chercheur et responsable des activités Chine à l’Institut français des relations internationales (IFRI)
TV5MONDE : La Russie et la Chine affichent leur « amitié » mutuelle aux yeux du monde. Mais s’agit-il réellement d’une « alliance » ?
Marc Julienne : On entend en effet beaucoup parler d’ "alliance" sino-russe. Je ne pense pas que ce soit le cas. Il y a une grande méfiance de part et d’autre, et surtout du côté russe. Moscou est très prudent à l’égard de son partenaire, notamment en ce qui concerne les technologies numériques chinoises que les administrations et l’armée russe rechignent à utiliser.
Il existe aussi la crainte bien ancrée en Russie, d’une expansion démographique chinoise vers les zones peu peuplées de l’Extrême-Orient russe.
Enfin, l’Asie centrale est une zone de compétition entre les deux puissances dans laquelle la Chine est de plus en plus influente grâce au développement des Nouvelles routes de la soie, ses partenariats de sécurité et ses exportations d’armes.
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TV5MONDE : De quel partenariat s’agit-il donc ?
Marc Julienne : C’est un partenariat à la carte. Les deux parties savent identifier les domaines d’intérêts communs dans lesquels il est utile de coopérer. Dans le domaine spatial par exemple. Se dispute aujourd’hui une course à la Lune entre les États-Unis d’un côté et la Chine et la Russie de l’autre, avec pour objectif une station en orbite lunaire à l’horizon 2030.
La Russie, première puissance spatiale de l’histoire, n’a aujourd’hui plus les moyens de ses ambitions, du moins pas seule. Moscou et Pékin ont ainsi signé un accord de coopération pour l’exploration lunaire et pour construire ensemble cette station (selon des modalités qui restent toutefois très floues). C’est là encore une compétition directe et active avec les États-Unis.
Le partenariat sino-russe est donc un mariage de raison, un partenariat de circonstance. Nous sommes encore loin d’une alliance diplomatique, politique et militaire incluant un traité défense mutuelle. D’ailleurs, si la guerre venait à éclater en Ukraine, on voit mal la Chine venir aider la Russie. Et ce n’est d’ailleurs pas ce que Moscou demande à Pékin.
Par ailleurs, dans certains domaines, leurs intérêts sont en revanche divergents. Il faut rappeler que la Russie vend beaucoup d’armes à l’Inde, qui partage un conflit frontalier avec la Chine.
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TV5MONDE : Le conflit en Ukraine est-il un test de rapport de force pour la Chine et la Russie face à l'Occident ?
Marc Julienne : Le conflit ukrainien est un conflit absolument russe, il n’y a pas d’alignement entre Moscou et Pékin ni de coopération sur ce que doit faire Poutine en Ukraine. La Russie attend seulement le soutien politique de la Chine. En revanche, la Chine et la Russie sont très intéressées d’observer comment les États-Unis et les Européens vont réagir.
Je pense que Vladimir Poutine comme Xi Jinping considèrent que les Occidentaux sont en déclin et qu’ils n’ont plus ni la force ni la volonté de s’engager sur des théâtres de conflit de haute intensité. L’Ukraine est un test grandeur nature pour confirmer cette hypothèse.
La Chine est directement intéressée par la crise ukrainienne car elle nourrit des projets irrédentistes à l’encontre de Taiwan. Elle affirme qu’un jour, elle reprendra l’île, y compris par la force. Si les Américains et les Européens ne montrent aucune réaction par rapport à l’Ukraine, cela renforcera l’assurance de Pékin pour ses projets expansionnistes dans la région est-asiatique.
Si les Américains et les Éuropéens ne montrent aucune réaction par rapport à l'Ukraine, cela renforcera l'assurance de Pékin pour ses projets expansionnistes.Marc Julienne, chercheur et responsable des activités Chine à l’Institut français des relations internationales (IFRI)
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L’opposition à l’OTAN est un autre point de convergence entre la Russie et la Chine. La première est directement confrontée à l’Alliance atlantique sur son flanc occidental et demeure persuadée de sa volonté de s’étendre. La Chine, pour sa part, est un sujet d’intérêt croissant dans les instances otaniennes.
Au mois de juin 2022 aura lieu le prochain sommet de l’OTAN lors duquel sera adopté le nouveau concept stratégique de l’OTAN. Il s’agit de définir les objectifs et les ambitions de l’organisation pour les dix années à venir. Jusqu’à maintenant, la Chine ne figurait pas dans ce type de document. Il y a peu de doute qu’elle tiendra une place non-négligeable dans celui-ci, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour Pékin.
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TV5MONDE : Que s’est-il joué lors de la rencontre des dirigeants russe et chinois aux Jeux olympiques d’hiver ? Ils ont fait une déclaration commune en dénonçant l'influence américaine et le rôle des alliances militaires occidentales.
Marc Julienne : Cette rencontre est importante sur le plan de l’affichage et de la mise en scène de cette « amitié ». Les deux États ont intérêt à montrer aux États-Unis et à l’Occident en général, leur proximité et leur rapprochement, pour justement faire croire à une sorte d’alliance. Xi Jinping n’a pas rencontré de chef d’État en personne depuis deux ans et il n’a pas quitté le pays. La simple photo des deux chefs d’Etat sans masque à 50 cm de distance est tout un symbole, dans un pays où les mesures sanitaires sont extrêmement sévères. Cette proximité physique vise a démontré la confiance entre ces deux « amis ».
Deux jours avant son arrivée à Pékin, Vladimir Poutine a signé un long article publié dans l’agence de presse officielle chinoise, Xinhua. Il y saluait l’intensité du partenariat bilatéral dans tous les domaines, félicitait son homologue pour sa gestion de l’épidémie et pour l’organisation des Jeux. Il y soulignait aussi la grande convergence dans les affaires internationales, notamment l’opposition à l’OTAN et à l’alliance AUKUS entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni. Dans leur déclaration conjointe, les deux présidents ont martelé ces deux éléments.
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