D'où proviennent les objets exposés au Musée du Quai Branly ?
Certains de ces objets sont entrés dans les collections nationales au lendemain de la guerre coloniale. Notamment grâce aux dons de Bernard Maupoil, administrateur colonial, ancien élève de Marcel Mauss en même temps qu'il était lié à Marcel Griaule et Michel Leiris. Au Dahomey, il avait entrepris sa thèse La géomancie à l'ancienne Côte des Esclaves et, un grand devin, Gèdègbé, l'avait initié à ses pratiques. À ce même Gèdègbé, Maupoil doit d'avoir reçu plusieurs œuvres, lesquelles relevaient soit de la divination, soit de l'art de cour. À son retour, il les a léguées au Musée de l'Homme. De fait, la plupart des objets datent de la première moitié du XXe siècle.
Avec cette exposition, ce sont, n'est-ce-pas, les créateurs que vous placez au premier plan ?
Dans les années cinquante, Paul Mercier - il a créé le Centre de Recherche Africaine à l'EHESS - travaillait au Musée d'Abomey où il résidait. En collaboration avec Jacques Lombard, ils ont dressé un inventaire des collections et sont allés d'un atelier à l'autre afin de recenser les noms des artistes. Fruit de ce travail, le Guide du Musée d'Abomey est l'unique guide écrit sur ce Musée depuis la prise des palais par les Français. C'est à partir de cet ouvrage que j'ai orienté mon travail : j'avais des noms de rois, j'avais des noms de devins, des noms de premiers ministres (notamment dans l'ouvrage de Maupoil) et je voyais aussi émerger des noms d'artistes qu'il fallait à présent associer à des objets.
Comment êtes-vous parvenue à attribuer les œuvres à un artiste ou à une famille d'artistes ?
Je suis partie au Bénin avec les photographies des objets que j'envisageais d'exposer et suivant de vagues hypothèses d'attributions qui me venaient, surtout, des travaux de Paul Mercier, Jacques Lombard mais aussi Marlène Biton (dans les années quatre-vingt-dix). À partir de ces documents, j'ai visité une quarantaine d'ateliers.
Comment ont réagi les familles d'artistes face à ces photographies ?
Très intéressées et curieuses. Elles regardaient les documents avec attention en éprouvant une véritable émotion. Celle, aussi, de revoir, découvrir des formes qu'elles ne connaissaient pas forcément. En effet, avec la colonisation, l'art de cour s'était peu à peu éteint. En outre, je leur ai raconté comment ces objets étaient arrivés à Paris et à quelle époque.
Selon quels critères un roi s'adressait-il à tel artiste plutôt qu'à un autre ?
Pour son talent et l' Aziza (génie responsable de la création) qui faisaient sa réputation. Ainsi, pour la statue du Gou, exposée au Louvre et actuellement au Quai Branly, nous savons, grâce aux travaux de Marlène Biton, que le roi connaissait le talent de son créateur. Dès lors, les versions divergent : soit le roi Ghézo aurait fait kidnapper le sculpteur pour le loger et le faire travailler à côté de son palais, soit elle aurait été prise, avec l'artiste, à Doumé, là où il vivait et exerçait ses talents de forgeron.
Devons-nous y voir le signe qu'une valeur esthétique était accordée aux objets ?
Esthétique, je ne sais pas. Ce qui est vrai, toutefois, c'est que la langue fon distingue l'artiste de l'artisan. Ce que souhaitait le commanditaire (roi, ministre…) c'est que l'objet soit le vecteur d'un vocabulaire à l'adresse de l'armée, pour sa propagande, pour impressionner ses visiteurs. Les œuvres devaient donc répondre à certains canons, certaines images. Mais, en même temps, et là résidait la difficulté pour l'artiste, l'œuvre devait susciter la surprise, impressionner le roi qui recherchait toujours de nouvelles formes, des originalités stylistiques - quoique dans un cadre formel défini.
Chacun pouvait-il devenir artiste ou fallait-il appartenir à certaines familles ?
Non. Hormis pour les forgerons qui pratiquaient l'endogamie. C'est-à-dire que le mariage était célébré entre personnes de la même classe sociale et du même métier. Mais il y eut cependant des exceptions. Pour les autres artistes, tu étais par exemple sculpteur sur bois ou tisserand de père en fils. Mais un homme pouvait aussi être touché par l'inspiration, Aziza. Dès lors, il devait faire preuve de son talent. C'est ce que vécut Sossa Dédé sous le roi Agonglo. Enfant de tisserand, il eut la vocation, Aziza lui apparut, aussi se lança-t-il dans le travail du bois et fut-il formé par Houeglo, un des sculpteurs de la cour.
Et si l'on ne descendait pas d'une famille d'artistes, pouvait-on le devenir ?
En effet. C'est ce que démontrent les travaux d'Antogini sur la communauté Hountondji. Initialement, c'était une famille d'agriculteurs vivant sous le règne du roi Houegbadja, au milieu du XVIIe siècle. À l'un de ses membres est apparue la technique de la forge. Aziza lui ayant inspiré son savoir-faire de forgeron il fut reconnu, à la suite de ses premières créations, tel un artiste forgeron par la famille royale. Un agriculteur pouvait donc devenir forgeron ou sculpteur sur bois. Par ailleurs, durant la traite négrière, les prisonniers du roi étaient revendus aux Européens, véritables initiateurs du « commerce triangulaire ». Or, si un prisonnier présentait un talent particulier quant à la divination ou au modelage des formes (sculpture, forge, tissage...), le roi pouvait installer ce prisonnier dans son palais, lui offrant de faire ses preuves. S'il y parvenait, le roi le dotait - comme on dote une épouse - lui octroyant une maison, un atelier, un lopin de terre, des esclaves, une ou plusieurs épouses. En somme, maints privilèges qui situaient le prisonnier-artiste tel un membre de l'élite d'Abomey.
Que sont devenus ces artistes avec la fin du royaume ?
En 1894, le territoire est annexé, sous protectorat français. Jusqu'en 1900, le roi Agoli-Agbo va demander aux artistes de cour de refaire, de copier les objets qui étaient présents dans les palais car en 1892, à la veille de l'arrivée du Général Dodds, le roi Béhanzin avait incendié les palais. La plupart des objets avaient été brûlés et les autres saisis par les Français. Il y eut donc six années d'activité artistique qui entraient encore et toujours dans le cadre du mécénat royal. Puis, en 1900, Agoli-Agbo est exilé, la France assoit son entière autorité et les artistes perdent leur mécène. Ils sont dès lors contraints de changer d'activité pour vivre. Toutefois, d'autres ateliers, durant dix, vingt, voire trente ans ont travaillé pour répondre aux commandes des colons ou des missionnaires.
De nos jours, que font les descendants de ces familles d'artistes ?
Pour certaines, le savoir-faire a été transmis. Pour d'autres, il a disparu, celui du travail sur les calebasses, par exemple. Comme quasiment partout en Afrique Subsaharienne, il existe un vaste marché de la reproduction à l'adresse des touristes. Il n'en existe pas moins une catégorie d'artistes véritablement inspirés car Aziza n'a pas quitté la ville et ce génie de l'inspiration est toujours reconnu à Abomey. Parmi ces artistes dont la renommée est internationale : Cyprien Tokoudagba, Dominique Zinkpè, Yves Kpèdè.
Gaëlle Beaujan-Baltzer, avez-vous d'autres projets d'exposition, de travail sur Abomey ?
En 2011 je soutiendrai ma thèse de doctorat, soit encore deux ans de recherche et d'écriture.
L'intitulé de ce travail ?
« L'art de cour d'Abomey, le sens des objets ». Quant à l'exposition elle-même, j'aimerais que le public béninois puisse la voir. Mais c'est un domaine qui ne m'appartient plus. J'espère, cependant, que nous trouverons, à notre tour, des mécènes pour nous aider à finaliser ce projet qui répondrait aussi aux vœux du ministre de la culture du Bénin ou du Maire d'Abomey.