Entretien avec Pierre Jolicoeur

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Suite de l'entretien avec Pierre Jolicoeur, professeur de science politique au Collège militaire royal du Canada, spécialiste des questions de sécurité dans l’ancien espace soviétique

Entretien avec Pierre Jolicoeur
Faut-il y voir la main de Moscou, comme certains le pensent, ou bien la situation en Tchétchénie est-elle devenue trop lointaine du Kremlin, avec Ramzan Kadyrov désormais président largement autonome ? Même si on peut aisément voir des analogies dans la mort de ces militants, il serait surprenant que ces différentes victimes soient le fait d’un commanditaire unique. Si l’on se fie aux méthodes utilisées pour l’assassinat de Markelov et de Babourova – en plein jour à Moscou, ce qui suppose une surveillance professionnelle des lieux, voire une connivence avec les services de sécurité qui contrôlent ce quartier de la capitale – on peut supposer que les autorités russes protègent les auteurs de ces crimes, si elles n’en sont pas les responsables elles-mêmes. La main de Moscou ne semble en effet pas très loin. Par contre, cette main ne contrôle pas nécessairement les faits et gestes de Ramzan Kadyrov, le jeune président tchétchène, connu pour son caractère violent, intransigeant et imprévisible. Même s’il reste l’homme de Moscou, ayant obtenu son poste grâce aux stratégies du Kremlin – lorsque Akhmad Kadyrov, son père, fut assassiné en 2004 dans un attentat à la bombe, le Kremlin a manoeuvré afin de lui permettre un accès au pouvoir – ce protégé de Poutine est aujourd’hui le véritable maître de la Tchétchénie, contrôlant une armée de 12 000 à 34 000 hommes. Il n’est pas exclu que certaines disparitions de journalistes soient le fait de cet homme. Une rumeur persistante veut d’ailleurs que l’assassinat d’Anna Politkovskaïa le jour du 55e anniversaire de Vladimir Poutine soit un cadeau offert par Kadyrov. Par contre, même si Kadyrov s’est définitivement mis au service de la Fédération de Russie en imposant un régime de terreur en Tchétchénie, il est peu probable qu’il agisse très loin de sa base caucasienne.

Un conflit qui se délite dans l'indifférence

Entretien avec Pierre Jolicoeur
Le Palais du gouvernement à Grozny - 1996 - Mikhaïl Efstaviev
Les Russes aujourd'hui se sentent-ils impliqués dans ce conflit du Caucase comme pouvaient l'être les Français durant la guerre d'Algérie ? Étant donné la sévérité du conflit en Tchétchénie et les importantes ressources humaines et matérielles qui y sont consacrées, il est étonnant que les Russes ne soient pas plus interpellés par ce qui s’y passe. Ceci s’explique par l’annonce répétée de la fin de la guerre par les autorités russes – annonce de la fin de la guerre en 2002; annonce de la normalisation du processus politique et adoption à grande majorité et au scrutin universel d’une nouvelle constitution tchétchène en 2003. La dernière annonce du genre fut faite en avril dernier, alors que le Kremlin a déclaré avoir mis fin à ses opérations antiterroristes dans sa république rebelle. Comment la population russe peut-elle s’opposer à une guerre qui n’existe plus? Cette apathie russe est également rendue possible par un contrôle serré des médias par les autorités russes. L’absence d’observateurs internationaux, le peu de couverture journalistique nationale, de même que l’intimidation qui est exercée à l’endroit des journalistes et des militants des droits de l’homme qui risquent littéralement leur peau en couvrant les événements liés à la Tchétchénie incitent à observer un certain silence. Ceci contraste avec le premier conflit tchétchène, qui se déroulait à l’époque de Boris Eltsine, où la presse travaillait avec une plus grande liberté. La présence d’une presse étrangère, les reportages relatant les exactions perpétrées par les troupes russes ou les restitutions devant les caméras de jeunes soldats russes capturés par les forces tchétchènes à leurs mères venues les récupérer avaient contribué à relater le point de vue des indépendantistes et à former un certain mouvement de sympathie à l’endroit du romantisme tchétchène dans la population russe. Autre raison, l’essentiel des combats est terminé et les principaux chefs de guerres tchétchènes ont été tués. Le conflit n’est plus aussi sévère qu’il le fut et la Russie, par le biais de son régime fantoche, contrôle l’essentiel du territoire tchétchène. C’est tout l’opposé de la situation d’Algérie où la France perdait progressivement le contrôle de la situation et dont les troupes subissaient un nombre croissant d’attaques à mesure que la guerre progressait dans le temps. L’importance numérique relative des parties conflictuelles joue également dans l’importance de la couverture des événements. Il n’y avait que 200 000 Russes en Tchétchénie (près d’un million d’habitants) avant le déclenchement du conflit, pour une population totale de 140 millions d’habitants en Russie. Du côté français, c’est environ un million de Pieds-Noirs qui ont quitté l’Algérie (10 millions) pour s’établir dans une France qui comptait alors 46 millions d’habitants. Strictement en termes démographiques, l’impact relatif des guerres fut de 15 à 20 fois plus grand en France qu’en Russie. En outre, la Guerre d’Algérie a créé d’importantes polémiques en France, mobilisant intellectuels et artistes, et où des positions contrastées pro et anti indépendance avaient vu le jour. Rien de tel en Russie, où la popularité de Vladimir Poutine, même s’il n’est plus que le Premier ministre, atteint des niveaux quasi-soviétiques de 70%, en partie dus à la façon dont il a géré le conflit tchétchène.

Un sentiment anti-caucasien répandu en Russie

Entretien avec Pierre Jolicoeur
Destructions à Grozny
Pourquoi le mouvement d'opposition à la politique du Kremlin au Caucase n'est-il pas plus important ? D’une part, ceux qui pourraient avoir une certaine sympathie à l’endroit des militants tchétchènes n’ont pas réellement la capacité de s’opposer à ce conflit, tant le Kremlin exerce des pressions sur eux, intimide les opposants et contrôle les médias. Plusieurs autres facteurs expliquent d’autre part le peu de sympathie que les Tchétchènes rencontrent au sein de la population russe. Tant le racisme, que des motifs sécuritaires ou des raisons d’orgueil national russe expliquent la faiblesse du mouvement d’opposition russe à cette guerre. De façon générale, il existe un sentiment anti-caucasien assez largement répandu en Russie. Cette aversion, qui s’explique en partie par la présence de nombreuses mafias d’origine caucasienne à Moscou et ailleurs en Russie, a pour effet de convaincre assez facilement la population russe d’adopter la ligne dure contre les peuples vivant sur le flan sud de la Russie, ce qui se vérifie non seulement lors des guerres en Tchétchénie, mais également lors de périodes de tensions entre la Russie et la Géorgie. De plus, les trois années de quasi indépendance tchétchène qui ont suivie le premier conflit de 1994-1996 avaient semé une vive inquiétude en Russie. Les trafics en tout genre et les enlèvements constituaient la principale entrée de devises de la micro république, qui sombrait progressivement dans l’anarchie. Les exécutions sommaires d’otages par décapitation et la volonté des autorités tchétchènes d’instaurer un Caucase islamique destiné à regrouper toutes les républiques voisines ont contribué à donner une image peu reluisante de la société tchétchène. Le second conflit tchétchène a débuté à l’automne 1999, dans un contexte d’instabilité grandissante suite à une série d’attentats à la bombe à Moscou et ailleurs en Russie ayant causé la mort de près de 300 personnes. Bien qu’on n’ait jamais retrouvé les auteurs de ces attentats, qui avaient causé un grand émoi en Russie, les autorités russes avaient alors désigné comme responsables les séparatistes tchétchènes. Suite à ces attentats, le seigneur de guerre tchétchène Chamil Bassaïev avait dirigé un commando hors du territoire tchétchène dans la république voisine au Daghestan pour provoquer un coup d’État et fonder le noyau de ce qui serait appelé à devenir une république islamique. Comme on peut voir, la Tchétchénie posait alors de graves problèmes de sécurité à la Russie. C’est d’ailleurs au nom de la guerre au terrorisme que Vladimir Poutine avait lancé l’assaut contre la république tchétchène. Enfin, ce conflit ne défraie guère plus la manchette en Russie que lorsque les insurgés font des coups d’éclat, comme lors de la prise d’otages dans un théâtre à Moscou en 2002 ou lors de la prise d’otage dans une école à Beslan en 2004. Ces actes terroristes sont largement condamnés et contribuent à colporter une image négative à propos des rebelles, même si les forces russes ont également leur part de responsabilité dans les nombreuses victimes de ces deux événements. Ces coups d’éclat n’ont eut pour effet que de radicaliser davantage le sentiment anti-tchétchène. Enfin aussi, une victoire en Tchétchénie symbolise en quelque sorte la fin du déclin de la Russie et le retour à la stabilité, après des années de perdition. Hormis le bref épisode de la guerre de Géorgie en août 2008, les Russes étaient plutôt habitués aux mauvaises nouvelles concernant leur armée, une institution vénérée à l’époque soviétique. Après le retrait catastrophique d’Afghanistan, la perte du Bloc de l’Est, l’éclatement de l’Union soviétique et une série de rebuffades sur la scène internationale – élargissement de l’OTAN, guerre du Kosovo, guerre d’Irak – les Russes percevaient encore le goût amer de la défaite dans le premier conflit tchétchène au milieu des années 1990. Même inavoués, le désir d’une victoire et le sentiment de vengeance comptent parmi les motivations russes dans ce conflit.

Un islamisme radical en perte d'influence

Entretien avec Pierre Jolicoeur
Piotr Nicolaievitch Grouzinsky - Les montagnards descendent
Les indépendantistes sont-ils vraiment influents dans la population tchétchène aujourd'hui ? L’option indépendantiste n’a plus le soutien de la majorité de la population aujourd’hui. Après quinze années de guerre et la perte de plusieurs dizaines de milliers des leurs, peut-être jusqu’à un cinquième de la population, les Tchétchènes tendent à délaisser ceux qui leur ont apporté destruction et désolation. Ils sont fatigués de se battre. De plus, la courte période de quasi-indépendance entre 1996 et 1999, marqués par de graves problèmes de sécurité a laissé un goût amer auprès de la population tchétchène. On estime désormais que les derniers combattants se limitent à quelques centaines, un millier tout au plus. Ceci ne signifie pas pour autant qu’un mouvement indépendantiste de plus grande ampleur ne pourrait pas émerger à plus long terme. L’histoire de la république est ponctuée de périodes d’opposition à la gouverne de Moscou. On peut toutefois dire qu’il a en grande partie été éliminé pour l’instant. L'islam est-elle vraiment une composante essentielle de cet antagonisme ? Il est indéniable que l’Islam joue un rôle, mais peut-être pas aussi important qu’on le laisse souvent entendre. Le conflit tchétchène est à la base un conflit nationaliste où un mouvement radical milite pour l’indépendance d’un territoire et d’une population. Lors du premier conflit, la question de l’Islam n’a tout au plus été qu’un facteur de mobilisation supplémentaire pour une portion des combattants. Il est vrai que la donne change toutefois au cours du second conflit, où la question de l’Islam occupe une place beaucoup plus importante. Plusieurs seigneurs de guerre prenaient part à la lutte tchétchène dans le but de combattre les Infidèles russes. Les Tchétchènes ont pu obtenir du financement et des combattants en provenance de pays arabo-musulmans, essentiellement de Jordanie et d’Arabie saoudite. De même, le régime taliban en Afghanistan, le seul État d’ailleurs, avait reconnu l’indépendance de la Tchétchénie avant 1999. Ceci dit, les militants tchétchènes n’ont pas réussi à s’attirer les sympathies du Djihad international. Si la Tchétchénie n’est pas devenu un important théâtre de la guerre au terrorisme international, c’est en partie en raison de la forme d’Islam, le soufisme, pratiquée localement. Le fondamentalisme islamique de la mouvance wahhabiste n’a pas de prise dans un pays de tradition essentiellement soufie.

Une partie inaliénable du territoire russe

Entretien avec Pierre Jolicoeur
Gorges dans le Caucase, photo de Serguei Prokoudine Gorski, 1904 - Library of Congress
Pourquoi la Russie ne laisserait-elle pas partir cette République comme elle a laissé s'en aller les autres, sans trop de casse, comme vous le montriez dans votre livre La Russie et son ex empire ? La principale raison relève du statut juridique de la Tchétchénie. Inversement à la Géorgie, à l’Ukraine ou à la Lettonie, qui étaient tout comme la Russie des Républiques socialistes soviétiques (RSS), la Tchétchénie fait partie du territoire national de la Russie. Lorsque l’Union soviétique fut déclarée moribonde en 1991, seules les quinze RSS ont obtenu leur indépendance, pas les territoires autonomes détenant un statut politique inférieur. En souhaitant le démembrement de l’URSS, la Russie plaidait en fait pour sa propre indépendance. Par contre, elle voulait que cette indépendance inclue l’ensemble de son territoire. Il faut considérer qu’en adoptant sa constitution en 1993 la Russie constituait une fédération complexe de 89 unités, dont une vingtaine de républiques autonomes ayant une composante ethnique comme la Tchétchénie, traversée par de nombreux mouvements indépendantistes, le mouvement tchétchène étant le plus radical. En plus de préserver son intégrité territoriale, le traitement exemplaire réservé à la révolte tchétchène envoie un message aux autres groupes qui pouvaient être tentés par la voie indépendantiste. Propos recueillis par Sylvie Braibant, août 2009
Entretien avec Pierre Jolicoeur
La Russie et son ex-empire – Yann Breault, Pierre Jolicœur, Jacques Lévesque Presses de sciences po, Paris, 2003, 347 pages Pour comprendre l’histoire récente de la Russie et de ses voisins, cet ouvrage de trois universitaires québécois est indispensable. Loin des idées reçues, les auteurs s’attachent à montrer comment l’ex empire soviétique a finalement réussi son démantèlement (à l’exception notable et violente de la Tchétchénie), sans trop de casse et sans réflexes nationalistes exagérés. La thèse développée, c’est que le Kremlin a fait preuve d’une habileté assez redoutable pour réinstaller sa suprématie de grande puissance influente dans la région. Dans un premier temps, la Russie a laissé, avec pragmatisme, s’éloigner les grandes républiques (occidentales, transcaucasiennes ou d’Asie centrale). Celles-ci furent à leur tour confrontées à des mouvements ethniques et séparatistes. La Russie, loin d’attiser ces conflits, allait alors s’imposer comme force incontournable, seule capable de ramener la paix dans ces régions périphériques. Le livre offre une présentation très claire, opérée selon un découpage géographique (des cartes et des statistiques sont également proposées en annexe). Et pour mieux nous aider à comprendre la recomposition de ce continent, les auteurs, éminents spécialistes de la région, ont croisé des approches historiques, politiques et sociologiques. Sylvie Braibant