Fil d'Ariane
En passant au peigne fin des milliers de registres de drainage et de changement d’affectation des terres, des chercheurs ont établi qu’au moins 3,4 millions de kilomètres carrés de milieux humides avaient été perdus de 1700 à 2020, soit l’équivalent de la superficie de l’Inde. L’activité humaine aurait ainsi provoqué la disparition de 21 % à 35 % de ces milieux à l’échelle de la planète.
Ce portrait vient contredire les estimations faites auparavant par d'autres études, qui évaluaient la perte de ces milieux de 50 % à 87 %. Faute de données suffisantes, ces études ont eu tendance à extrapoler en se basant sur les cas des régions qui ont connu des pertes plus importantes.
Une équipe d'une vingtaine de chercheurs des universités Stanford, Cornell et McGill a cette fois-ci fouillé près de 3220 banques de données nationales et régionales issues de 154 pays afin d'arriver à cette reconstitution qui s'échelonne sur plus de 300 ans.
"Ce qui diffère des précédentes études, c'est qu'on a voulu représenter les disparités géographiques, en incluant et en quantifiant les milieux humides qui n'ont pas encore été touchés sur le globe", explique Etienne Fluet-Chouinard, chercheur postdoctoral à ETH Zurich et spécialiste des données environnementales.
À l'aide de modèles mathématiques, les chercheurs ont pu évaluer cette perte depuis 1700 pour tenir compte des bouleversements entraînés par l'ère préindustrielle. Cette trajectoire continue de la destruction des milieux humides permet d'établir des liens avec les émissions de carbone engendrées par l'activité humaine et la perte de biodiversité au fil du temps, selon Etienne Fluet-Chouinard.
Bien que la destruction de ces milieux s'avère moins lourde que ce qu'on pensait, les chercheurs mettent en garde quiconque serait tenté de voir dans ces résultats le signe qu'il n'y a pas péril en la demeure.
On pourrait mal interpréter [ces données] et croire qu'on se faisait des peurs pour rien. Mais notre message est plutôt qu'il est encore temps de protéger les milieux humides dans les endroits où il nous en reste, comme au Canada.
Etienne Fluet-Chouinard, chercheur postdoctoral à ETH Zurich.
Avec les États-Unis, la Chine, l'Inde, la Russie et l'Indonésie se partagent à elles seules plus de 40 % de toutes les pertes de milieux humides dans le monde de 1700 à 2020.
Ceux-ci notent que les milieux humides intouchés au Canada sont majoritairement des tourbières qu'on retrouve dans les régions arctiques et boréales. Dans leur cas, la principale menace ne serait pas directement liée aux activités humaines, mais plutôt aux effets des changements climatiques, comme la fonte du pergélisol, les sécheresses et les incendies.
Trop longtemps vues comme des milieux sans réelle valeur, les zones humides ont été particulièrement malmenées au cours des années 1950. À l'époque, des programmes gouvernementaux en Amérique du Nord, en Europe et en Chine subventionnaient leur drainage à des fins d'agriculture et de sylviculture.
L'extraction de tourbe pour en faire du combustible ou du fertilisant, l'aménagement de zones urbaines et le pâturage extensif sont au nombre des activités qui ont mis à mal ces milieux au fil des ans. Ils font partie des écosystèmes les plus menacés du monde.
Aujourd'hui, pourtant, les services écosystémiques rendus par ces zones humides ne sont plus à prouver. Des études ont permis de comprendre leur rôle essentiel, notamment pour la séquestration du carbone, la régulation des inondations, la recharge des nappes phréatiques et la purification de l'eau.
Bien que la conversion des milieux humides ait ralenti dans la plupart des pays, les chercheurs notent que la destruction se poursuit dans certaines régions. En Indonésie, où la perte des milieux humides compte pour 4,3 % du bilan mondial, les marécages tourbeux tropicaux sont détruits au profit de plantations industrielles et de l'agriculture à petite échelle.
"Il faut freiner la transformation et la dégradation de ces milieux, et restaurer, reconstruire dans les régions qui ont connu de grosses pertes", insiste Etienne Fluet-Chouinard.
"Nous présentons aujourd'hui un portrait global, mais l'enjeu demeure local", ajoute-t-il.
Autrement dit, protéger les vastes pans de milieux humides encore intacts dans le nord du Canada ou en Sibérie comporte ses bienfaits, mais ne permettra pas de compenser la destruction de zones qui se trouvent à des milliers de kilomètres. D'où l'importance, selon le chercheur, de mieux comprendre où se trouvent les milieux les plus sensibles, qui demandent une action immédiate.
Les chercheurs estiment qu'une meilleure compréhension de ces milieux permettra en outre d'agir de façon plus ciblée et de suivre les progrès réalisés en vertu des objectifs de protection fixés par la communauté internationale.