Fil d'Ariane
Racisé, privilège blanc, intersectionnalité… Impossible de passer à côté de ces termes qui enflamment le débat public français. Mais que recouvre ces mots pensés pour panser les maux du racisme ? Mise au point avec le sociologue Eric Fassin, co-auteur de De la question sociale à la question raciale ? (éd. La Découverte).
TV5MONDE : Comment définissez-vous le racisme ?
Eric Fassin : Historiquement, il s’agit du racisme scientifique du XIXe siècle fondé sur la hiérarchisation des races biologiques. Toutefois, depuis la deuxième guerre mondiale, on a vu que le fait d’avoir disqualifié cette théorie n’a pas empêché le racisme.
Il a donc fallu penser un racisme culturel. Quand l’antiracisme actuel évoque la race, il ne s’agit pas de groupes humains différents mais d’un mécanisme social qui produit des inégalités.
Dans les années 80, face à la montée de l’extrême droite, l’association SOS Racisme a mis l'accent sur l'idéologie uniquement, l'hostilité envers les noirs et les arabes.
Or, au-delà de l’idéologie et de l’intention, il existe un racisme systémique dont découle des discriminations concrètes. Les controverses actuelles tiennent précisément à cette redéfinition du racisme dont l’enjeu est éminemment politique.
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TV5MONDE : Quelles sont les manifestations du racisme systémique ?
Eric Fassin : Prenez par exemple le monde des médias. Officiellement, tout le monde ou presque est anti-raciste, mais en pratique tout le monde ou presque est blanc. Cela montre que l’idéologie ne suffit pas pour arriver à une société égalitaire. En France, les paroles ou les actes racistes peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires, mais que se passe-t-il quand le racisme est produit par les institutions ?
L’exemple le plus remarquable est celui de la police. Une enquête du Défenseur des droits a montré que les jeunes hommes perçus comme arabes et noirs sont 20 fois plus contrôlés au faciès que le reste de la population. En 2016, la Cour de cassation a d’ailleurs définitivement condamné l’État pour faute lourde.
Le site d’information Mediapart avait révélé que le représentant de l’Etat avait justifié ces contrôle au faciès par la lutte contre la présence d’étrangers en situation irrégulière. En clair, il y aurait des Français avec des têtes de Français et d’autres non.
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TV5MONDE : Certains dénoncent un “privilège blanc” et une “charge raciale” des personnes victimes de racisme, semblable à la “charge mentale” des femmes face au sexisme...
Eric Fassin : À mesure que l’on évoque la question du racisme en France, on voit se développer un vocabulaire (des outils militants plus que scientifiques) pour décrire l’expérience des personnes racisées. Il est important de rappeler que les racisés ne sont pas définis par leur couleur de peau, mais par leur expérience similaire du racisme.
Quand on est un parent racisé, on ne s’inquiète pas de la même manière quand ses enfants rentrent un peu tard le soir. Ça ne veut pas toujours dire qu’on a raison de craindre le racisme, mais la charge réside dans le fait d’avoir à se poser la question. En tant que blanc, si on me refuse un appartement, je ne me dirais pas que c’est pour cette raison. C’est un privilège.
TV5MONDE : La notion de “racisme anti-blanc” fait polémique. Ses détracteurs affirment que cela n’existe pas. Qu’en est-il ?
Eric Fassin : Cela existe en droit, mais pas pour les sciences sociales. Le droit peut considérer qu’il n’y a que des individus : quand un individu en traîte un autre de “sale blanc", il est possible de faire abstraction des conditions sociales.
Or, en science sociale, il faut prendre en compte les contextes. Quand en 2013, Christiane Taubira, à l’époque Garde des sceaux, est insultée pendant la Manif pour tous et qu’une fillette brandit une banane, on sait tous ce que cela veut dire. Pareil pour les actes antisémites.
Quand vous traitez quelqu’un de sale blanc, avec quoi cela résonne-t-il ? Pas grand chose. Cela ne renvoie pas à une histoire raciste. Il n’y a pas de racisme sans domination, et les blancs en tant que groupe n’ont jamais été dominés en France.
TV5MONDE : Que répondez-vous aux blancs issus des classes populaires ?
Eric Fassin : Il y a plusieurs logiques de domination. Évidemment qu’il vaut mieux être riche plutôt que pauvre, mais si l’on est pauvre, vaut-il mieux être blanc, noir ou arabe ? Et si l’on est riche ? Là encore, la réponse me semble claire.
C’est ce que raconte le philosophe afro-américain Cornel West : il a beau être en costume trois pièces, quand il hèle un taxi à Manhattan, aucun ne s’arrête, même si le chauffeur est noir. La classe n’efface jamais totalement la race.
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Eric Fassin : Ceux qui nous reprochent de ne parler que de la race, sont en général des nostalgiques d’un temps où l’on ne parlait que de la classe. C’est quelque chose que les féministes connaissent bien, puisqu’elles ont été confrontées à la même chose, avec l’idée qu’une fois le grand capital neutralisé, on s’occuperait de leurs revendications.
On ne remplace pas la classe, on n’y ajoute simplement la race, le genre ou la sexualité. D’ailleurs, la conclusion du livre De la question sociale à la question raciale ? s’intitule Eloge de la complexité. Il ne s’agit pas de remplacer une logique unique par une autre logique unique, mais de prendre en compte une pluralité de logique de domination, c’est ce que l’on appelle l’intersectionnalité.
TV5MONDE : Vos détracteurs vous accusent d’importer des concepts américains en France au mépris de l’universalisme républicain*...
Eric Fassin : Quand on fait face à des impensés dans notre espace, il est normal de chercher des points d’appui et des représentations ailleurs. Ce n’est pas une importation mais plutôt une traduction. Quand on importe, l’objet reste inchangé. La traduction impose de comprendre le contexte d’origine et celui d’arrivée de l’objet.
Parler de race en France ce n’est pas du tout la même chose qu’aux États-Unis. Là-bas c’est une évidence, (les races sont recensées, il y a des statistiques ethniques…). En France tout le monde est mal à l’aise dès qu’il est question de race. Donc, on ne peut pas en parler à la légère.
Il ne faut pas oublier non plus que les intellectuels Américains se nourrissent aussi des penseurs Français. Dans les années 1990, en plein débat sur le “politically correct” (politiquement correct, en français Ndlr) dans les universités américaines, le psychiatre et écrivain Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs, 1952, Ndlr) était très étudié. À cette époque, peu de monde en parlait en France.
L’anthropologue et historienne américaine Ann Laura Stoler, dont j’ai préfacé l’ouvrage La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, cite le philosophe français Michel Foucault comme grande référence ! Le savoir circule dans tous les sens.
*Philosophie politique octroyant à tous les citoyens d’une même nation des règles, des valeurs et des principes communs, sans distinctions relatives à des particularités culturelles ou religieuses.