Fil d'Ariane
Manifestation à Rio de Janeiro de militants brésiliens portant des croix symboles des vies noires perdues, à l'occasion des commémorations de l'abolition de l'esclavage au Brésil.
Au Brésil, Banco do Brasil, établissement financier clé dans l'organisation de l'esclavage aux XVIème et XVIIème siècle demande pardon pour la traite des esclaves. Avant lui, l'assureur maritime Lloyd's of London au Royaume Uni et le gouvernement néerlandais avaient affiché, eux aussi, une volonté de regarder en face cette part d'ombre de leur histoire. Ces derniers mois, la question du commerce triangulaire fait de plus en plus l'objet de reconnaissance de responsabilités.
Pour bien comprendre les enjeux il faut saisir clairement ce qu'est le commerce triangulaire.
C'est la traite négrière qui a concerné, du XVème au XIXème siècle, les trois continents qui entourent l'océan atlantique. Le continent du donneur d'ordre, l'Europe. Les colons européens allaient se servir en main d'œuvre gratuite en Afrique. Cette main d'œuvre africaine déracinée était ensuite expédiée de force aux Amériques et dans la Caraïbe. Là, elle était mise en esclavage pour produire des ressources (épices, sucre, café, coton notamment) qui étaient ensuite réexpédiées en Europe pour être commercialisées.
Banco do Brasil reconnaît son rôle actif dans ce processus. La première banque publique du Brésil demande "pardon au peuple noir pour son comportement passé et travaille désormais activement pour combattre le racisme structurel dans le pays," nous dit Tarciana Medeiros, la présidente de l'établissement dans un communiqué publié samedi 18 novembre 2023.
Une déclaration faite précisément deux jours avant les célébrations au Brésil du "jour de la conscience noire".
"La banque ne peut pas se voiler la face mais c’est toute la société qui doit demander pardon au peuple noir en raison de cette période de l’histoire", rappelle en substance la patronne de Banco do Brasil, nommée officiellement, il y a moins d'un an (NDLR : le 16 janvier 2023) par le président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva.
Néanmoins, la démarche relève davantage de la réaction que de l'initiative spontanée. Il y a deux mois, au Brésil, un collectif de 14 historiens avait porté plainte, contre l'institution financière. La banque a donc anticipé le risque judiciaire qui pesait sur elle. Dominique Taffin, la directrice de la fondation pour la Mémoire de l'Esclavage basée à Paris ajoute qu"Il y a eu aussi un mouvement venu du politique pour obliger des entités privées comme Banco do Brasil, à se positionner sur cette question."
Et ces dernières années, dans la dynamique de la période "Black Lives Matter" et du fort impact qu'a eu la mort aux États-Unis de George Floyd, le 25 mai 2020, de nombreuses institutions se sont positionnées. C'est notamment, le cas aux Pays-Bas, l'un des derniers pays d'Europe à abolir l'esclavage avec les excuses officielles présentées en décembre 2022 par le Premier ministre d'alors, Mark Rutte. Des excuses pour le rôle joué par l'État dans l'esclavage, "un crime contre l'Humanité", selon lui.
Quelques mois plus tôt, en juillet 2021, la ville d’Amsterdam, dirigée par l’écologiste Femke Halsema, et en avril 2022, la Banque ABN Amro avaient, elles aussi, présenté des excuses au titre de leur participation dans l’esclavage.
Le monument national de l'esclavage de Oosterpark à Amsterdam
Un peu plus tôt encore, en 2020, au Royaume Uni, l'assureur Lloyd's of London, avait demandé pardon pour une "période épouvantable et honteuse". Des recherches menées par Black Beyond Data, une émanation du département histoire de l'Université états-unienne Johns Hopkins, avait clairement montré l'implication de l'assureur dans "la mise en place de la traite et de l'économie transatlantiques des esclaves", selon un communiqué. Lloyd's était à l'époque, un assureur maritime qui couvrait les risques des expéditions des bateaux négriers.
Lloyd's a publié le 8 novembre 2023, "Inclusive Futures", un programme décennal qui valorise une politique volontariste de réduction des inégalités raciales. Une réponse sous forme de dédommagement du groupe qui compte investir 52 millions de livres (60 millions d'euros) dans ce projet. Car le mouvement de reconnaissance qui grandit est la porte ouverte vers la problématique de la réparation.
Une question portée notamment par le président du Ghana, Nana Akufo-Addo. Le 14 novembre 2023, il disait encore à Accra : "Le continent africain tout entier mérite des excuses officielles de la part des nations européennes impliquées dans la traite des esclaves". Le président ghanéen appelait ainsi ses homologues africains à faire front commun dans ce dossier.
Sur ce point, le Centre international de recherche sur les esclavages et les post-esclavages (CIRESC) a dressé, dès 2021, dans une cartographie, un état des lieux des pays les plus actifs dans les demandes de réparations.
Des pays plutôt pauvres comme la Jamaïque dans les Caraïbes et l'Île Maurice dans l'océan Indien sont des nations très sensibilisées à la question. La France, elle aussi partie prenante du commerce triangulaire, notamment aux Antilles (Guadeloupe, Martinique, Guyane) s'interroge sur cette thématique de la réparation, pour l'inscrire en quelque sorte dans cette dynamique mondiale qui se fait jour.
Certes, le cadre juridique français, la loi Taubira de 2001, de reconnaissance de l'esclavage et de la traite négrière comme des crimes contre l'Humanité n’a pas prévu de volet réparation/indemnisation. C'est pour cela que les demandes en justice de réparation financière venant de militants antillais descendants d’esclaves ont été déboutées en France, devant la cour de Cassation, le 5 juillet 2023. La loi Taubira ne permet que des initiatives liées aux programmes éducatifs, ou à l'érection de monuments, dans des anciens ports négriers à Nantes, à Bordeaux ou plus récemment encore, au Havre.
Aller sur le terrain d'une indemnisation reviendrait-il à reconnaître un préjudice lié à une faute ?
"Il y a un peu dans l’idée de certains, le fait que de reconnaître une responsabilité historique, c’est en quelque sorte descendre de son piédestal" souligne Dominique Taffin, la directrice de la fondation pour la Mémoire de l'Esclavage. Elle ajoute que la France vit "cette contradiction, ce paradoxe entre l’affirmation de la valeur universelle des droits humains, de Liberté-Égalité-Fraternité qui se confronte à l’entreprise coloniale. Une mise en avant de ses idéaux pour en réalité créer, un statut de l’indigénat, dans les colonies d’Afrique et d’Asie." C'est ce qui fait que la France est une société qui, ajoute-t-elle, a encore du mal à "reconnaître qu’il y a des inégalités, des handicaps pour certains, des privilèges pour d’autres qui sont hérités de ce passé".
Pour autant, la Fondation pour la Mémoire de l'Esclavage veut apporter des éléments objectifs de compréhension des enjeux des réparations.
Elle a, en ligne de mire, 2025, année du bicentenaire de l'ordonnance du 17 avril 1825, produite par le dernier roi de France, Charles X. Cet ordre royal a imposé, des indemnités colossales à Haïti (appelée à l'époque Saint-Domingue) dans les Caraïbes. 150 millions de francs. Le prix à payer de la reconnaissance d'une indépendance pourtant gagnée par les armes lors de la Révolution haïtienne (1791-1802) menée notamment par le général Toussaint Louverture contre les troupes de Napoléon Bonaparte.
Avec Haïti, on est dans le premier modèle d'un système de dépendance par la dette.
Dominique Taffin, la directrice de la fondation pour la Mémoire de l'Esclavage
Grâce au programme de recherche, REPAIRS, du CIRSEC, on connaît mieux la mécanique des indemnisations allouées. "Pour que Haïti paye ses dettes, elle a été obligée de s'endetter auprès de financiers de la place de Paris. On est vraiment dans un système de contraintes à long terme puisque la dette va être remboursée finalement à la fin des années 50", résume Dominique Taffin, la directrice de la fondation, en décrivant ce cercle vicieux.
Outre ces indemnisations payées en 1825 par Haïti aux colons français de Saint-Domingue il y a eu, un peu plus tard en 1849, celles de la France aux propriétaires d’esclaves après l’abolition définitive de l’esclavage de 1848.
Preuve que des réparations ont bien existé quand il était question d'indemniser ceux qui étaient lésés par la perte de la main d'œuvre esclave ou par la perte de terres colonisées.
Mais rien n'empêche non plus, aux descendants de colons de faire un examen de conscience pour casser le cercle vicieux qui leur a permis de s'enrichir au fil des siècles. L'initiative de Laura Trevelyan est un exemple pertinent. Cette ex-journaliste anglo-étatsunienne de la BBC a découvert que ses arrière-arrière-arrière grands-parents étaient propriétaires d’une importante plantation sur l’île de la Grenade dans les Caraïbes. "Ils avaient été confortablement indemnisés pour la perte de leur main d’œuvre en esclavage en 1833," nous dit Dominique Taffin, la directrice de la fondation pour la Mémoire de l'Esclavage. Et d'ajouter que Laura Trevelyan a "investigué, en a parlé avec d’autres personnes de sa famille. Et ils ont pris la décision d’aller à la Grenade, pour faire un don pour les familles de la communauté des endroits où se trouvait cette plantation." Une démarche adoubée par le gouvernement de la Grenade.
Et pour ne pas en rester là, Laura Trevelyyan a cofondé Heirs of Slavery. Une association d'investigation qui permet à des familles comme la sienne de retrouver la trace de cet enrichissement fait sur le dos des esclaves.
L'initiative de Laura Trevelyan est donc clairement un geste de réparation. Elle a d'ailleurs été encadrée par la CARICOM, la Communauté des États de la Caraïbe, une organisation internationale régionale qui a érigé un plan d’action de réparations en 10 points considéré comme un modèle, notamment aux États-Unis. Il a, par exemple, inspiré une expérience pilote à Evanston dans l'Illinois. Cette ville démocrate située au nord de Chicago est la première à dédommager les Afro-Américains pour la ségrégation qu'ils ont subie pendant plusieurs décennies. Un programme, centré sur le logement qui ne fait, cependant, pas l'unanimité aux États-Unis.