Esclavage domestique : "Il existe en France au coin de la rue"

Méthode Sindayigaya a vécu l’enfer pendant dix ans, séquestré et réduit à la condition d’esclave dans un pavillon près de Paris. Il est arrivé en France au service du fils de hauts dignitaires de Bujumbura. Aujourd'hui, ses exploiteurs se retrouvent devant la cour de justice de Nanterre. Ce cas d’esclavage moderne dans la patrie des Droits de l’Homme est-il isolé ? Entretien avec Sophie O’Dy, présidente du Comité contre l’esclavage moderne (CCEM).
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Les exploiteurs d'un Burundais, devenu esclave en France, comparaissent ce lundi 9 septembre 2019 devant la cour de justive de Nanterre. 
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Ce qui devait être un emploi s'est vite transformé en exploitation inhumaine dans un pavillon de Ville d’Avray, banlieue chic des Hauts-de-Seine, près de Paris. Burundais, Méthode Sindayigaya est arrivé en France pour s’occuper du fils de hauts dignitaires de Bujumbura. Lui, est un ancien ministre burundais et diplomate à l'UNESCO. ​Son épouse est l'une des petites filles du dernier roi du Burundi. Ces exploiteurs déjà poursuivis par la justice pour des faits similaires, répondent de leurs actes, ce lundi 9 septembre, devant la cour de Nanterre. Sophie O’Dy, présidente du Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) nous explique qui sont les victimes, comment sont-elles recrutées... 

Comment définir l’esclavage contemporain ?

Sophie O’Dy : Un(e) esclave moderne, c’est une personne mise en situation de vulnérabilité extrême. Elle est soumise à une exploitation domestique : une grande charge de travail, sans repos ni congés, et peu ou pas payée. Elle est enfermée, coupée de sa communauté, venue contre une fausse promesse de travail. Elle est victime de violences morales et parfois mêmes physiques : menaces, brimades, coups, voire viols. Elle est bridée dans sa liberté de déplacements et vit dans des conditions discriminatoires. Elle finit par se retrouver dans un isolement culturel et social quasi-total. Selon les chiffres de l'organisation internationale du travail (OIT), 70% des victimes sont des femmes.

L’esclavage moderne existe-t-il en France ?

L’esclavage domestique existe en France. Il est à portée de métros, au coin de la rue. C’est quelque chose que les gens ont du mal à imaginer. Entre 1996 et 2018, nous avons identifié et accompagné 822 victimes. Mais c’est un circuit souterrain et nous ne voyons que la partie émergée de l’iceberg. Car pour arriver jusqu’à nous, il faut que la personne soit réellement accompagnée par un tiers, encore faut-il que quelqu’un ait saisi sa détresse.

Qui sont les victimes ?

Le spectre est large. Elles arrivent d’Afrique de l’Ouest, du Magreb, d’Asie du Sud-Est ou même d’Amérique latine. On promet à tout le monde monts et merveilles. On promet aux jeunes filles, parfois mineures, une scolarisation en France contre un peu d’aide à la maison, et quand elles arrivent évidemment cela ne se passe pas du tout comme prévu. On a vu beaucoup de victimes arriver sur le sol français avec un visa touriste, donc en situation régulière. Très souvent, leurs papiers d’identité sont confisqués par leur exploiteur. Les victimes sont prises au piège. Mais il y a aussi des victimes françaises, bien souvent avec des difficultés intellectuelles ou des handicaps mentaux.

Les victimes sont sous une emprise psychologique très forte.Sophie O’Dy, présidente du Comité contre l’esclavage moderne (CCEM).


Comment ces personnes deviennent-elles esclaves ?

Elles sont sous une emprise psychologique très forte. Imaginez-vous une personne qui ne mange pas à sa faim, qui dort peu et travaille plus que de raison. C’est une personne qui n’est plus capable de se défendre. Ajouter à cela, la saisie des papiers d’identité et une langue qui vous est étrangère. Très souvent, ces personnes pensent qu’elles n’ont aucun droit et leurs exploitants les convainquent de leur toute puissance, par la peur, la menace voire les coups. Si elles se plaignent, leurs exploiteurs les menacent de les envoyer en prison. Les victimes présentent des traumatismes extrêmes.

Qui sont les exploiteurs ?

Nous avons été surpris car il n’existe pas de profil type de ces exploiteurs. Ils viennent de tous les milieux sociaux. On les retrouve dans des hôtels particuliers ou au fond d’une cité HLM. Ils ont un rapport à l’être humain différent et le considèrent comme corvéable à souhait.

Quelle est la politique des pouvoirs publics en la matière ?

En 2013, une loi redéfinit la traite des êtres humains, la réduction en esclavage, le travail forcé et la servitude. C’est une loi importante car jusque-là, nous n’avions pas d’article inscrit dans le code civil sur lequel nous appuyer. En 20 ans, le Comité contre l’esclavage moderne a accompagné plus de 300 procès, dont deux devant la Cour européenne des droits de l’homme.
La France a été condamnée par deux fois pour ne pas avoir permis à des victimes d’esclavage domestique de recouvrer leurs droits. Il y a un manque d’intérêt et  d’investissement des pouvoirs publics sur la question. Le terrain juridique est là, mais l’application pêche.
Nous souhaiterions que cette lutte soit rattachée aux services du Premier ministre et non au Secrétariat d'Etat chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes, comme c’est le cas actuellement. Cela permettrait de donner toute sa dimension à ce fléau et que ce soit une cause nationale.

Comment venir en aide aux victimes ?

Les victimes sont vraiment dépendantes d’un citoyen attentif à leur condition. Il y a toujours un tiers qui donne l’alerte. Il faut nous appeler dans ces cas-là. On a toute une procédure pour amener à une prise en charge globale : on fournit un accompagnement juridique, administratif, socio-éducatif et psychologique. Nous conseillons aux victimes de déposer une plainte. Par peur de représailles pour leurs proches dans leur pays d’origine, elles ne sont pas toutes dans la possibilité de le faire. Nous recevons en moyenne près de 300 signalements par an.