Des librairies au cinéma en passant par le théâtre ou les musées, tous les secteurs de la culture espagnole subissent violemment les conséquences de la crise économique. En cause : la baisse du pouvoir d'achat d'une population dont un quart est au chômage, les coupes budgétaires, la pression fiscale accrue ... et peut-être aussi un choix politique.
“Le sommeil de la raison engendre des monstres“ (Francisco Goya, fragment de l'eau forte)
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Naufrage
Elle avait survécu à la guerre civile et à un incendie. C'était sur la place centrale de Barcelone une institution vieille de 88 ans, célèbre en Espagne et renommée en Europe. La librairie Catalunya s'est éteinte en janvier dernier, emportée par la crise et remplacée par une enseigne de restauration rapide. « Une grande perte pour la ville », déplore son directeur Miquel Colomé. Au cours des quatre dernières années, ses ventes avaient chuté de 40 %. Selon la Confédération des libraires espagnols, un tiers des emplois du secteur ont été perdus depuis le début de la crise, vers 2008. En cause : la montée du numérique et son corollaire, le piratage mais surtout la perte de pouvoir d'achat des Espagnols aggravée par la pression fiscale et la diminution des aides publiques. Avec des variantes, le mal frappe l'ensemble des secteurs culturels espagnols et parfois les décime.
Scènes en berne
Musée Reine Sofia
« Depuis 2011, on accumule déjà une chute de 35% (du budget) de la culture en général, soit 380 millions d’euros en moins », selon le député socialiste José Andrés Torres Mora. « Le gouvernement n'a aucun intérêt pour la culture », avait résumé avant lui Gérard Mortier, directeur (belge) du Téatro Real (l'opéra de Madrid). Confronté à une coupe de plus de moitié de ses subventions, (de 28 millions d'euros en 2011 à 12 millions en 2013, selon lui) lui-même avait dû revoir à la baisse de 30 % son budget « production ». Au cours des cinq dernières années, le nombre de spectateurs de théâtre, de danse ou d'opéra a plongé d'un tiers et les recettes, logiquement, dans des proportions comparables.
Malgré leur rôle capital pour la très lucrative industrie touristique, les musées ne sont pas épargnés. Le Reina Sofia, à Madrid a vu ses subventions diminuer de près de moitié dans les trois dernières années. « La crise doit aussi être considérée comme un moment utile pour repenser les stratégie », tente de se consoler son directeur Manuel Borja-Villel sur le site JOL. Un peu protégée par une fréquentation internationale soutenue, le Reina Sofia a accru sa fréquentation par des plages d'ouverture gratuites. Cela ne compense pas financièrement le retrait de l'État et le musée travaille à nouer des partenariat avec le secteur privé. Une mutation aux conséquences de fond encore mal mesurées et qui n'est d'ailleurs pas à la portée des petites institutions provinciales moins bien exposées, dont certaines sont acculées à la simple fermeture.
Hécatombe
Cinéma madrilène
Le bilan apparaît plus sombre encore pour le cinéma qui a également subi une diminution de plus de la moitié des aides publiques depuis 2010 (encore aggravée de – 13 % pour 2014) et, depuis un an, du quasi triplement de la TVA passée pour les biens culturels de 8 à 21 %. 114 salles ont fermé leurs portes depuis 2012. Président de l'Académie du cinéma espagnol Enrique Gonzales Macho a annoncé la liquidation de sa société Alta Films, l'une des dernières à acheter et distribuer des œuvres d'auteurs en version originale. Celle-ci avait compté jusqu'à 200 salles ; une vingtaine subsistaient. « Il y a d'autres distributeurs espagnols de cinéma indépendant, mais je pense qu'ils vont connaître le même destin que nous », observe t-il. Dans le même temps, la production audiovisuelle du pays enregistre une baisse de 15 % de son chiffre d'affaire et une perte du même ordre de son nombre de salariés.
Sans doute la crise actuelle de l'Espagne n'est-elle pas la seule cause du désastre de son cinéma. Le nombre total d'entrées y est passé de 145 à 98 millions dans la première décennie du siècle avant même que ses effets soient sensibles. Trop de productions ont été par ailleurs sans doute financées artificiellement à une époque plus faste sans visibilité minimale dans leur propre pays. Mais l'attitude du gouvernement de Mariano Rajoy n'en est que plus étrange, accablant un secteur malade d'une double peine de privations et de nouveaux impôts au lieu de le soigner.
Ange exterminateur
Pedro Almodovar
Dans une tribune publiée sur le site indépendant Infolibre, le réalisateur Pedro Almodovar accuse crûment le gouvernement conservateur de vouloir « exterminer » le cinéma de son pays : « "Toutes les prédictions faites à l'époque de cette hausse [de TVA, ndlr], (que le public arrêterait d'aller au cinéma, que beaucoup de salles fermeraient), se sont vérifiées, sauf celles du gouvernement qui pensait augmenter ainsi ses recettes, écrit-il. Si le résultat est contraire à leurs prévisions : pourquoi les ministres du secteur et le gouvernement en général se montrent-ils aussi euphoriques ? Il ne peut y avoir qu'une seule réponse : parce qu'ils punissent le cinéma espagnol jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. Parce que tout cela suit un rigoureux plan d'extermination.".
Thèse d'Almodovar : la droite ne pardonne pas au cinéma espagnol sa mobilisation contre la guerre d'Irak dans laquelle Aznar avait entraîné son pays. "Depuis notre 'Non à la guerre', le cinéma espagnol est devenu la bête noire des gouvernements du PP (Parti populaire). Les coupes et le mépris actuels résultent de ce 'Non', dont je ne pourrais jamais me repentir même s'il ne devait plus rester un cinéma ouvert", écrit-il.
Si l'auteur de « Femmes au bord de la crise de nerfs » demeure un peu isolé dans son interprétation machiavélique du sort fait au cinéma de son pays, il ne l'est pas dans la dénonciation d'un pouvoir sacrifiant de façon coupable sinon cynique un secteur culturel pourtant … économiquement stratégique. Pesant plus de 2 % du PIB de l'Espagne, la culture y génère - alors que le quart de sa population se trouve au chômage - près d'un demi-million d'emplois. Elle représente, pour une part de ses touristes, le premier argument de visite.
Dans ce domaine où l'image joue un rôle majeur et où prévaut le long terme, « investir aujourd'hui est un moyen d'assurer une richesse future », rappelle Manuel Borja-Villel. Ce n'est, semble t-il, pas le souci des dirigeants espagnols actuels ni des tutelles financières internationales qui, calculette en main, contemplent indifférentes le naufrage culturel du pays de Goya et de Bunuel.