Malgré l'ancienneté de sa dynastie, la monarchie espagnole demeure fragile et assez peu enracinée dans l'histoire récente du pays. Après le règne très singulier de Juan Carlos, sa perpétuation n'est pas une évidence.
Légitimité...
« L'Espagne, demain, sera républicaine ! » : le cri n'est pas celui de quelque nostalgique isolé, survivant de la guerre civile. Ils étaient des milliers, lundi soir, à le scander sur la place Puerta del Sol de Madrid contre la perpétuation de la monarchie espagnole, quelques heures à peine après l'abdication annoncée du roi Juan Carlos. « Plus de rois, un référendum », « transition royale sans roi », lisait-on sur des pancartes arborées avec les drapeaux rouges, or et violet de la Seconde république espagnole proclamée en 1931.
Appelées par plusieurs partis et organisations de gauche ou écologistes, des manifestations similaires se déroulaient dans une quarantaine d'autres villes d'Espagne, drainant des foules inégales, mais significatives. Dès la nouvelle de l'abdication, un flot de messages aux hashtags variés se répandait sur Tweeter :
#felipenoserasrey (Philippe, tu ne seras pas roi)
#Aporlatercera (en avant vers la troisième [république])
#referendumya (référendum maintenant)... L'hyperréactivité des réseaux sociaux à tout et n'importe quoi n'a certes pas valeur de sondage et les défilés ne sont pas une consultation électorale, mais les uns et les autres rappellent une réalité : l'institution monarchique est très loin de faire l'unanimité ou même consensus dans le … royaume.
Royalisme et Juan-Carlisme
Si la couronne d'Espagne est bien l'une des plus anciennes d'Europe (elle remonte au XVème siècle et sa dynastie Bourbon au XVIIIème siècle), elle n'en est pas nécessairement la mieux arrimée. Deux républiques sont venues l'interrompre : la première, proclamée en 1873, dure deux ans. La seconde, instaurée en 1931, provoque l'exil du souverain régnant Alphonse XIII, avant d'être noyée, cinq ans plus tard, dans le sang de la guerre civile.
Vainqueur, Franco se garde de rétablir la monarchie dans sa plénitude. Alphonse XIII meurt en 1941, mais son fils, Don Juan, reste en exil au Portugal. Ce n'est qu'en 1947 que l'Espagne redevient officiellement un royaume … sans roi. Soucieux de maintenir à distance Don Juan - aux idées réputées plus libérales -, le Caudillo fait alors venir en Espagne son jeune fils, le petit Juanito, qui deviendra Juan Carlos. Malgré sa désignation officielle, en 1969, comme successeur du Caudillo, celui-ci ne cessera jamais d'être considéré comme sa chose et lorsque le vieux dictateur meurt en 1976, l'Espagne ne compte pas beaucoup de royalistes. Durant quarante ans, le régime a entretenu un sentiment antimonarchiste implicite tandis que l'opposition clandestine socialiste ou communiste reste imprégnée de son républicanisme historique, souvent encore renforcé dans l'exil. On surnomme alors un peu prématurément le nouveau roi « Juan le Bref ».
La suite est connue, à l'opposé des pronostics. Juan Carlos se révèle plus coriace que prévu, imposant aux caciques franquistes une transition démocratique qu'ils n'avaient aucunement désirée, amenant même les partis républicains – voire les nationalistes catalans ou basques - à un monarchisme constitutionnel explicite ou passif. En février 1981, son rôle majeur dans l’échec de la tentative de putsch du lieutenant-colonel Tejero assoit durablement son prestige. Celui-ci, pourtant, reste d'abord personnel : « Beaucoup d'Espagnols se sont longtemps dit « juan-carlistes, mais pas monarchistes », souligne Bartolome Benassar , écrivain et historien de l'Espagne.
Et ce capital de sympathie, pour considérable qu'il soit, n'est pas invulnérable, ébranlé en fin de règne par une série de scandales financiers, indélicatesses ou impairs impliquant une bonne part de la famille royale ou ses pièces rapportées, voire le souverain lui-même, pris la main dans le sac d'un safari politiquement peu correct ou d'un train de vie jugé inapproprié lorsqu’un quart de l'Espagne pointe au chômage. Si la condamnation populaire vise en premier lieu les fautifs (le gendre indigne, l'infante ou même le roi, dont l'aura décline), elle aboutit aussi logiquement à l'ébranlement de l'institution elle-même, réputée onéreuse, encore peu sacralisée, et d'une utilité politique discutable.
Fissures
Célébrée chaque 14 avril, la commémoration de l'avènement de la seconde République espagnole avait déjà donné lieu l'an dernier à des manifestations inédites, réunissant à Madrid des milliers de personnes. Pourtant peu impliqués dans les scandales royaux et plutôt bien perçus, le prince Felipe et son épouse Laetizia se font à la même époque copieusement siffler à Barcelone lors d'un opéra auquel ils assistent.
Aux deux flancs du royaume, les nationalismes catalans et basques de plus en plus virulents (débridés, dans le premier cas, par la perspective d'une indépendance désormais perçue comme possible) exacerbent depuis plus d'une décennie la contestation d'une couronne symbole, justement, d'un État central honni.
Creusant les inégalités et laissant des millions d'Espagnols sans emploi et souvent sans revenu, poussant de nombreux jeunes dans une émigration qu'on croyait oubliée, la crise économique et sociale, plus encore, souligne l'impuissance de la royauté à protéger son peuple ou même la solidarité nationale. Acceptés durant les trois décennies de « miracle », ses fastes prennent un aspect un peu incongru à l'image des folies immobilières et financières qui ont ravagé le pays.
Les élections européennes du 25 mai marquent, à cet égard, un sérieux affaissement des deux principaux piliers politiques résolus de la monarchie : le Parti Populaire de droite au pouvoir mais aussi le PSOE (socialiste). Républicaine, la gauche radicale y enregistre, de son côté, un progrès notable, pesant désormais (Gauche Unie écolo-communiste et Podemos, nouveau venu issu du mouvement des indignés) près de 20 % de l'électorat. Celui-ci se satisfera difficilement d'un changement de tête sous la couronne. « L'institution tente de se sauver face au mécontentement qui monte contre la monarchie, juge Juanjo Rodriguez Carmona, journaliste espagnol à Paris. Justement après les élections européennes qui ont été un grand échec pour les partis qui la soutiennent ».
Sans doute l'ensemble de ces monarcho–scepticismes ne représentent-ils pas, aujourd'hui, le sentiment dominant en Espagne qui demeure, selon les études d'opinion, majoritairement favorable à la royauté et prête à accorder au futur roi un certain crédit, mais ils forment une forte minorité active et désormais audible. Pour une institution qui puise l'essence de sa légitimité dans l'adhésion générale, ce ne sont pas les conditions rêvées d'un nouveau règne.
Les titres de Juan Carlos...
... qui seront aussi ceux de son successeur
02.06.2014Roi d'Espagne, roi de Castille, de León, d'Aragon, des Deux-Siciles, de Séville, de Jérusalem, de Navarre, de Grenade, de Tolède, de Valence, de Galice, de Sardaigne, de Cordoue, de Corse, de Murcie, de Jaén, de l'Algarve, d'Algésiras, de Gibraltar, des îles Canaries, des Indes orientales, des Indes occidentales, des îles et continent de l'Océan ; archiduc d'Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant, du Milan, d'Athènes et de Néopatras ; comte de Habsbourg, des Flandres, du Tyrol, du Roussillon et de Barcelone ; seigneur de Biscaye et de Molina ; capitaine-général et chef suprême des Forces armées royales ; souverain grand-maître de l'ordre de la Toison d'or et des ordres dépendants de l'État espagnol.