Fil d'Ariane
Une force inexistante aux dernières élections nationales, issue de mouvements de rue et réputée gauchiste devenue en quelques mois la troisième force du pays : à défaut de révolution, c’est tout de même une secousse, qui modifie la physionomie politique espagnole. Au delà des formules médiatiques de circonstance (« victoire », « séisme »...), son ampleur et ses conséquences restent cependant à évaluer.
Peut-on parler de grand succès électoral de Podemos ce 24 mai ? Oui et non. Certains sondages avaient vu, il y a quelques mois, la jeune formation en première force du pays. On en est loin. Il est cependant difficile de mesurer son score et le chiffre de « 15 % » parfois avancé n’est qu’une extrapolation. Podemos n’était présent en tant que tel que dans une partie de la compétition, qui est une somme d’élections locales, régionales et municipales. Si elle affrontait les premières sous ses couleurs, elle avait choisi, pour les secondes et faute de moyens propres suffisants, de soutenir des candidatures tierces. C’est une coalition « citoyenne » dans laquelle Podemos n’est qu’une composante, tirée par une forte personnalité engagée contre les expulsions générées par la crise immobilière, Ada Colau, qui emporte la mairie de Barcelone. Dans la capitale, de même, l'alliance de gauche "Ahora Madrid" (Maintenant Madrid), est soutenue par Podemos mais menée par l'ex-juge venue du Parti communiste Manuela Carmena, qui n’en fait pas partie.
Affrontant en tant que tel les scrutins régionaux, en revanche, Podemos y reste dans la plupart des cas en dessous des 20 %, obtenant ses meilleurs scores en Aragon (20,5 %) à Madrid et dans les Asturies (près de 19 %). Ailleurs, de 8 à 15 %, bien loin du PSOE (socialiste) et du PP (conservateur, au pouvoir).
Les deux grands partis traditionnels (PSOE socialiste et PP conservateur) sont-ils défaits ? Non, mais ils sont ébranlés. Au terme des alliances post-électorales qui sont en train de se nouer, le PP risque de perdre 6 des 13 régions qu’il dirige (sur 17, mais 13 seulement étaient soumises à renouvellement) : Estramadure (ouest), Castilla la Mancha (centre), Aragon et Cantabrie (Nord), Baléares (Est) et même son bastion de Valence (Est), miné par la corruption. 2,5 millions d’électeurs l’ont quitté – et avec eux, souvent, sa majorité absolue - mais il reste, à 27 %, le premier parti du pays.
Avec près de 25 % des voix, son rival socialiste le talonne mais n’a tiré que partiellement profit de sa place d’opposant. Il gagne dans l’Estramadure et conserve les Asturies, obtient de bons résultats au Pays basque et en Andalousie … mais perd plus de 600 000 voix par rapport aux élections de 2011. Il recule à Madrid, en Catalogne et dans la région de Valence, au profit manifeste de la concurrence « radicale ».
A eux deux, PSOE et PP conservent 52 % des voix, contre 65 % en 2011. Le recul est manifeste mais il est un peu tôt pour annoncer la fin du bipartisme. Tout dépendra de la capacité des nouveaux venus à s’installer dans le paysage politique espagnol et y conforter ses positions.
Qu’en est-il des autres forces politiques ? Local, le scrutin de dimanche se caractérisait par un grand émiettement des candidatures : une cinquantaine de listes, par exemple, à Valence ou Alicante. Pourtant, ses résultats font apparaître la prédominance de la préoccupation sociale au détriment, notamment, de la revendication autonomiste. En Catalogne, les promesses d’indépendance portées par Artur Mas, dont la formation nationaliste de droite CiU perd Barcelone, sont reléguées au second plan. Par ailleurs, la gauche radicale « traditionnelle » représentée par Izquierda Unida (Parti communiste et écologistes, comparable au Front de Gauche français) sort affaiblie du scrutin dans lequel elle résiste mal à la concurrence montante, sauf lorsqu’elle s’y est alliée comme à Barcelone. Quant à la formation de droite « citoyenne » Ciudadanos, souvent présentée comme le pendant de Podemos, sa percée se confirme mais a peu de conséquences. Généralement en dessous de 10 %, elle devra se contenter de servir de force d’appoint à son camp.
Que gagnent concrètement Podemos et ses alliés ? Tout dépend des pourparlers qui ont lieu actuellement dans le « second tour » : la désignation des maires et têtes de régions, qui doit se conclure avant le 15 juin. En terme de grandes villes, leur seule conquête claire est pour l’instant Barcelone, où la coalition menée par Ada Colau est légèrement en tête, ce qui suffit, sauf alliance adverse improbable, à lui promettre la mairie. A Madrid, Manuela Carmena se trouve, malgré ses 31 % des voix, en seconde position derrière sa rivale du PP Esperanza Aguirre, ancienne présidente du Sénat. Cette dernière propose aux socialistes une union sacrée pour faire barrage à ceux qui « veulent briser le système démocratique occidental », mais, malgré les affinités objectives réelles des deux partis de gouvernements habituels, elle n’a pas été entendue. Outre qu’une telle alliance leur serait difficile à assumer, les socialistes ont besoin, pour conserver certaines villes ou régions, des voix de … Podemos. Saragosse, Seville, La Corogne, Cadix sont également en balance dans des termes comparables à Madrid.
Ces grands marchandages ne sont pas sans risque politique pour Podemos qui, souvent choisi par les électeurs pour son rejet supposé des combinaisons politiciennes se trouve, dès son entrée sur la scène du pouvoir, entraîné à des compromis embarrassants. Nulle part, en outre, il ne disposera d’une majorité assurée. A quelques mois d’élections législatives qui constituent son véritable objectif, l’exercice est d’autant plus délicat pour l’héritier des « indignés » qu’il n’en est pas familier.
Quelle résonance internationale pour ce scrutin ? Malgré une cure d’austérité destructrice et impopulaire, l’Espagne n’est pas dans la situation de la Grèce et Podemos, fraîchement né, n’est pas Syriza dont il ne partage (voir encadré supra) ni les références marxistes ni la radicalité. Il est aussi loin de ses performances (35 % aux élections nationales pour la formation d’Alexis Tsipras) et son succès du 24 mai n’est qu’une percée. Il n’en est pas moins vrai que Syriza était lui-même bien en dessous il y a encore un an et que Podemos n’est vieux que … de seize mois.
Défaits en Grèce en janvier dernier (mois de 5 % pour le PASOK après des décennies de domination), balayés en Écosse au mois de mai et sérieusement bousculés un peu partout en Europe, les partis socialistes européens peuvent voir dans le scrutin espagnol quelque raisons de s’inquiéter, à commencer par le PS français qui peine à vendre à son électorat son « outing » libéral et accumule les revers. Bruxelles, en tout cas, prend la menace de la gauche radicale au sérieux, ce qui n’est sans doute pas étranger à certaines concessions financières accordées à la Grèce … au lendemain des élections espagnoles.