Fil d'Ariane
[mise à jour : les déclarations de Pedro Sanchez du 23 décembre]
Cela ne s’annonce pas très bien pour Rajoy et compliqué pour tout le monde. Par leur vote de dimanche, les électeurs espagnols ont clairement renversé la table du bipartisme dressée depuis 1977 mais ils n’ont pas laissé de volontés très claires pour la suite.
Aujourd’hui abolie, la domination absolue de deux ou trois forces politiques très dominantes avait masqué les aléas potentiels d’un système parlementaire basé sur une représentation globalement proportionnelle. Un peu étonnée d’elle même (« Désordre général !», titrait lundi le journal El Periodico), l’Espagne découvre aujourd’hui les charmes d’une « ingouvernabilité » bien connue des Italiens ou des Belges.
Le Parti populaire (droite, parti du Premier ministre sortant)
Gagnant officiel du scrutin, le Parti populaire conservateur de Mariano Rajoy n’a rien gagné du tout mais perdu, en quatre ans, plus de quinze points. Si son score, 28,7 % (123 députés sur 350) des voix remplirait encore de bonheur une formation française, ce n’est pas le cas en Espagne où il incarne à lui seul la droite de gouvernement et ne dispose pas d’un réservoir d’alliances.
Ciudadanos (centre-droit)
Son plus proche voisin, le mouvement de centre-droit « citoyen » Ciudadanos se trouve lui-même bien loin de son niveau espéré. Alors qu’il se voyait, soutenu par une machine médiatique gourmande rêvant d’un Podemos de droite, aux portes du pouvoir ou tout au moins seconde formation du pays, il doit se contenter d’un honorable mais modeste 14 % (40 députés), en quatrième place.
Ensemble, les deux formations de droite et centre-droit susceptibles – en dépit de leur opposition culturelle - de s’entendre sont loin de rassembler une majorité en voix comme en députés : elles ne totalisent au parlement que 163 sièges sur 350. Ciudadanos a en outre annoncé sa neutralité.
Le PSOE (socialiste)
Le PSOE n’est pas plus heureux. Avec 22 % des voix (90 sièges), il évite certes la déroute absolue et l’humiliation suprême d’être devancé par Podemos. Il ne s’en retrouve pas moins à son plus bas historique, à près de la moitié de ses scores d’antan, relégué à la troisième place en Catalogne, au Pays Basque, dans nombre de grandes villes dont la communauté de Madrid et menacé jusque dans son fief d’Andalousie.
Podemos
Seul gagnant manifeste du scrutin : Podemos. Il n’a pas vaincu pour autant. Son très beau résultat de 20,7 % (90 sièges) dément la nature éphémère que lui avaient, un moment, prêtée médias et sondages. Elle ne lui donne pas plus qu’aux autres la clé du pouvoir d’autant que la marque qui a fait son succès lui interdit, à ce stade, l’entrée dans un jeu d’alliances trop compromettantes. Sauf à rester témoin, ce qui décevrait autant ses électeurs, il ne peut non plus s’en passer vraiment.
D’autres forces de moindre importance ne sont pas à négliger en ces temps difficiles pour les « grands » .
Tout à gauche
Coalition comparable au Front de gauche français (regroupant des communistes, des mouvement d'extrême-gauche, des dissidents socialistes et des écologistes), l'Unidad Popular (qui englobe Izquierda Unida) rassemble près d’un million d’électeurs. Handicapée par le mode de scrutin régional défavorable aux petits partis nationaux, elle n'emporte pourtant que deux sièges (avec un nombre de voix proche, les partis nationalistes catalans en raflent 17).
Les nationalistes
Un peu en perte de vitesse dans ce scrutin et doublés par Podemos. En Catalogne, les nationalistes de gauche (ERC, 9 députés) et de droite (Démocratie et liberté, d’Artur Mas, 8 députés) s’équilibrent à peu près en théorie. Les uns et les autres ont cependant en commun leur hostilité viscérale à Madrid et … au Parti populaire de Rajoy. On trouve la même problématique du côté basque où deux formations nationalistes adverses détiennent 8 sièges au total.
La Constitution prévoit que le roi désigne, après consultations, un candidat chargé de former un cabinet, qui doit ensuite être investi par la chambre (350 députés).
Pour ce faire, le gouvernement doit obtenir la majorité absolue des sièges, soit 176. En cas d'échec, l'investiture est possible à la majorité simple. Mais, outre qu’un tel gouvernement serait bien vulnérable, Mariano Rajoy ne l’obtiendrait pas avec ses 123 sièges sans le soutien de Ciudadanos, ses adversaires étant plus nombreux.
La première séance parlementaire aura lieu le 13 janvier.
Une fois le président de la chambre élu, il doit présenter au roi Felipe VI les différents candidats possibles à l'investiture. Celui-ci désigne celui qui a le plus de chances de succès.
La première tentative d'investiture ouvre une période de deux mois pour former un gouvernement, faute de quoi de nouvelles élections sont convoquées.
Un gouvernement du PP ?
«Je vais tenter de former un gouvernement" annonçait prudemment Mariano Rajoy au soir de son amère victoire. Faute de majorité, il lui faut au moins pour gouverner la neutralité bienveillante d’une partie de ses adversaire. Ciudadanos y consent mais ne suffit pas.« La balle est dans le camp du PSOE », commentait lundi son dirigeant Albert Rivera.
Celui-ci la renvoie le surlendemain. « Nous allons voter contre la continuité du Parti populaire à la tête du gouvernement, avec Mariano Rajoy en tant que président du gouvernement », a répondu Pedro Sanchez après une rencontre avec le dirigeant conservateur. Et sans Mariano Rajoy ? Le socialiste laisse la porte entrouverte.
Lundi soir, après avoir lui-même dressé la liste des difficultés de son gouvernement, et redit que des « épisodes de corruption » avaient fait «beaucoup de tort", le chef du gouvernement sortant avait explicité une offre de "dialogue" aux autres formations : « L'Espagne ne peut pas se permettre de vivre une période d'incertitude politique qui mette par terre tous ses progrès ». Tout de même restrictive, son ouverture s’adressait aux partis défendant « l'unité de l'Espagne » et le « respect des règles » de l'UE, autrement dit Ciudadanos et le Parti socialiste, mais non Podemos.
Un gouvernement d'union PP – PSOE ?
On ne saurait l’exclure. Sur le fond, une telle alliance est moins contre-nature qu’elle n’y paraît et leurs homologues grecs (Nouvelle démocratie de droite et Pasok socialiste) l'ont pratiqué avant d'être chassés par ... Syriza. En Espagne, c’est le gouvernement de gauche de Jose Luis Zapatero qui a initié une politique d’austérité voulue à Bruxelles et accentuée par son successeur conservateur Rajoy. En alternance aux commandes du Royaume, rien d’irréductible ne les oppose sinon peut-être … de lourdes rancunes. Durant la campagne Mariano Rajoy et son adversaire socialiste Pedro Sanchez se sont copieusement insultés lors d’un débat télévisé mémorable. Surtout, après la gifle du 20 décembre aux grands partis, un pacte du PSOE avec l’ennemi déclaré contient le risque évident de lui faire perde ce qui lui reste de ses électeurs. Il hésitera d’autant plus à le prendre que de nouvelles élections peuvent être proches.
Un gouvernement de gauche ?
À l’exemple tout récent du Portugal où une « victoire » du candidat de droite a débouché sur un gouvernement d’union des gauches, l’hypothèse est loin d’être exclue et, dans un sens, la plus légitime. En voix et sans même compter les nationalistes, la gauche (PSOE, Podemos, Unidad Popular) est majoritaire dans le pays de près d’un million d’électeurs. Elle ne l’est pas en nombre de sièges mais pourrait bénéficier de l’appui ou la compréhension de courants nationalistes basques et catalans (25 sièges au total) , ouvrant la voie à une courte majorité parlementaire. Celle-ci présenterait cependant l’inconvénient d’apparaître d’avantage comme une coalition anti-PP que le fruit d’un rapprochement politique ou d’un projet commun. Et si Podemos, assez neutre sur les questions catalanes et basques, s’est dit favorable à des référendums en la matière, le PSOE y est hostile. « Nous croyons en l'unité de l'Espagne », a déclaré l'un de ses porte-paroles, Antonio Hernando.
Les discussions, pourtant sont bien en cours aussi de ce côté, à l’inquiétude de Bruxelles déjà fort échaudé par ses mésaventures grecques. « Il appartient aux autorités espagnoles de voir comment l'Espagne arrivera à se doter d'un gouvernement stable qui puisse jouer tout son rôle en Europe », a doctement réagi le président de l'exécutif européen, Jean-Claude Juncker. Quel que soit le cas de figure, « stable » n’est pas gagné.