Espagne: le nouveau défi du nationalisme en Catalogne

Les Catalans votent ce dimanche 27 septembre pour renouveler leur Parlement régional. Si le camp indépendantiste l’emporte, comme le prévoient les sondages, la plus riche partie de l’Espagne pourrait s’en séparer avant 18 mois. Causes et enjeux.
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Diada
"Diada" du 11 septembre 2015 à Barcelone
(AP Photo/Manu Fernandez, File)
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Pour quoi votent les Catalans ce 27 septembre ?

Formellement, ces élections sont seulement destinées à renouveler le Parlement régional de Catalogne, qui dispose déjà d’une grande autonomie. Elles sont cependant présentées par le gouvernement régional sortant comme un plébiscite pour ou contre la sécession. Porté par des sondages favorables, le président sortant de la région, Artur Mas et ses alliés indépendantistes - de droite comme de gauche – prévoient, s'ils obtiennent la majorité absolue, de lancer un processus pour la création d'un État catalan d'ici un an et demi. Cela passera au besoin par l’organisation d’un référendum mais, selon Mas, il est « évident que si nous avons la majorité des députés et des voix le 27 septembre, le référendum sera déjà fait ».

Le gouvernement de Madrid, lui, refuse catégoriquement l’une et l’autre voie en invoquant la Constitution qui prévoit que l'ensemble de l'Espagne devrait se prononcer sur la question.

Par ailleurs, ce scrutin sera suivi à l’échelon de l’Espagne d’élections législatives nationales, en décembre, qui s’annoncent difficiles pour le parti conservateur de Mariano Rajoy au pouvoir depuis 2011.

D’où vient cette montée de l’indépendantisme ?

De loin, mais elle se durcit à partir de 2010.

Catalogne
Avec 7,5 millions d'habitants, la Catalogne pèse 19 % du PIB espagnol et représente 25 % de ses exportations.

A l’inverse d’autres entités espagnoles telles l’Aragon ou la Castille, la Catalogne n’a guère formé dans son histoire de véritable et durable Etat souverain (voir encadré). Elle n’en est pas moins pourvue d’une forte identité – la langue catalane est très parlée - , renforcée par sa supériorité économique sur d’autres régions. Elle en tire une position particulière.

Le statut d’autonomie de la Catalogne (1) régit l'organisation institutionnelle de la Catalogne. Adopté pour la première fois en 1932, il est abrogé durant la dictature de Franco. Un nouveau statut est mis en place en 1979 lors de la transition démocratique. Modifié en 2006, il reconnaît la « nation » catalane, accorde une large autonomie à la Catalogne et fixe les compétences du gouvernement régional, la Generalitat.

Longue marche

Province romaine conquise par les Wisigoths (Vème siècle) puis par les Arabes (732), la Catalogne est reprise par Charlemagne qui en fait une marche de son empire. A la désagrégation de celui-ci, le « Comté de Barcelone » bénéficie, jusqu'au XIIème siècle d’une relative liberté. Il est rattaché par mariage à la Provence (1113) puis à la couronne d'Aragon (1137), sous laquelle la Catalogne jouit d'une réelle autonomie, œuvrant à la conquête des Baléares, de Valence, de la Sicile et de la Sardaigne. Les XIIIème et XIVème siècles sont pour elle une période de prospérité et d'épanouissement.

Après l'union au XVème siècle des couronnes d'Aragon et Castille, l'Espagne qui en naît s’intéresse d’avantage aux Amériques. C'est pour la Catalogne le début d'un repli, qui n'empêche pas la France et l'Espagne de se la disputer. En conflit avec Madrid, les révoltés catalans forment au XVIIème siècle une éphémère « république catalane » avant de faire appel au roi de France Louis XIII qui prend le titre de Comte de Barcelone. Par le Traité des Pyrénées son fils Louis XIV conclut avec le roi d'Espagne une partition de la Catalogne. Dans la longue guerre de succession d'Espagne (début du XVIIème siècle), les Catalans choisissent les Habsbourg contre les Bourbon. Ce sont les seconds qui l'emportent et Barcelone est prise le 11 septembre 1714 (défaite à l'origine de la "Diada", fête nationale catalane revisitée ces dernières années. Un nouveau déclin s'ensuit.

Précocement industrialisée la région connaît un réveil au XIXème siècle qui se manifeste par le "catalanisme". Après une victoire de partis indépendantistes, une brève république est proclamée qui débouche en 1932 sur un statut d'autonomie, ressuscitant le terme médiéval de "generalitat". La guerre civile et la défaite républicaine y met un terme en 1939, jusqu'à la mort de Franco en 1976.

En 2010, ce statut est remis en cause par le Tribunal constitutionnel, saisi par le Parti Populaire (PP, conservateur). La décision provoque un vif émoi de l'opinion catalane et une radicalisation nationaliste. Le 10 juillet 2010, plus d’un million de personnes manifestent à Barcelone au cri de « nous sommes une nation, nous décidons ». Le retour au pouvoir du Parti populaire de Mariano Rajoy en 2011 avive les tensions, aggravées par des propos de son ministre de l'éducation appelant à « espagnoliser » les jeunes Catalans.

Plus encore qu'une subite poussée identitaire, une question triviale pousse au divorce l'entité traditionnellement turbulente : la répartition de la manne fiscale. Les Catalans s'estiment en effet, non sans raisons, lésés par le système espagnol en tant que contributeurs nets.

Comme dans nombre d’États-nations (dont la France) les régions riches donnent d'avantage au budget central que ce qu'elles reçoivent. Locomotive industrielle et touristique de l'Espagne (21 % du PIB) la Catalogne, « perd » ainsi chaque année, selon ses autorités, 16 milliards d'euros (8% de son PIB), différentiel non rétrocédé par Madrid en raison des règles de répartition. Comme en Lombardie italienne ou dans les Flandres belges cette redistribution, présentée comme une spoliation, alimente un ressentiment croissant, aiguisé par la crise économique.

Il est logiquement exploité par les nationalistes, en tête desquels navigue Artur Mas, président de droite de la Generalitat. Initialement prudent sur la sécession, il s’en fait progressivement le champion, et ce d’autant plus qu’il a besoin pour gouverner de l’appoint d’alliés indépendantistes.

Diada carte d'identité
A la dernière Diada, le 11 septembre 2015.
(AP Photo/Francisco Seco)

Désormais, chaque « Diada » (commémoration d’une défaite catalane de 1714  devenue « fête nationale », le 11 septembre) se transforme en manifestation géante pour l’indépendance, dont l’idée se précise. Un scrutin est organisé en novembre 2014. La fermeté menaçante de Madrid renforcée par des décisions du Tribunal constitutionnel contraignent Mas à lui retirer le nom de « référendum » pour celui de « consultation ». 80 % des votants s’y prononcent pour l’indépendance (2). Ce triomphe apparent ne convainc pourtant pas les observateurs qui notent qu’à peine plus de 2 millions de Catalans (sur près de six millions d’électeurs potentiels) se sont déplacés pour un scrutin sans effet décisif. Il incite cependant Mas à avancer les élections régionales susceptibles de le renforcer à ce 27 septembre.

Un clivage gauche-droite ?

Ada Colau
La victoire d'Ada Colau, soutenue par Podemos et non-indépendantiste à Barcelone, le 24 mai 2015.
(AP Photo/Manu Fernandez)

Non, en dépit des idées reçues, notamment en France. L’indépendantisme catalan est bien d’abord un nationalisme, nullement gauchisant dans son essence. En mai dernier, les élections municipales ont donné à Barcelone la victoire d’une coalition de la gauche radicale soutenue par Podemos mais pas précisément favorable à l’indépendance, ce qui a d’ailleurs pu pousser Mas à précipiter les régionales. Issue des luttes sociales en particulier contre les expulsions immobilières, Ada Colau, la nouvelle maire, a refusé de participer à la dernière Diada.

La principale formation nationaliste catalane, Convergence démocratique de Catalogne (CDC)  à laquelle appartient Artur Mas, se classe à droite, dans une sensibilité économique libérale mais il est allié à la gauche indépendantiste. Opposés entre eux, le PSOE (socialiste) et le Parti Populaire (conservateur) sont hostiles à l’indépendance, tout comme le parti de centre droit en plein ascension, Ciudadanos. Issu du mouvement des Indignés et également en percée au plan national, Podemos, allié à deux autres formations de gauche radicale et écologiste, refuse l’alternative, renvoyant dos à dos la droite catalane et Madrid.

Que prédisent les sondages ?

Un succès en terme de sièges du camp favorable à l’indépendance. Pour atteindre la majorité absolue au Parlement régional, 68 sièges sont requis.

Mas
Artur Mas en janvier 2015.
(AP Photo/Manu Fernandez)

La coalition « Ensemble pour le Oui » -- formée par le parti d’Artur Mas, ERC (gauche républicaine) et des associations indépendantistes -- et la CUP (Candidature d'unité populaire, extrême gauche indépendantiste), pourraient obtenir ensemble 74 à 75 sièges et 47,8% des suffrages, selon un sondage publié par le quotidien El Mundo.  Un autre sondage commandé par la radio privée Cadena Ser donne les séparatistes gagnants avec 70 à 77 sièges, toujours sans la majorité de voix (48,2%). La formation de centre-droit Ciudadanos, militant pour le maintien en Espagne, arriverait en deuxième position avec 14 à 15 % des voix. La liste de gauche radicale intégrant Podemos serait troisième avec 11 à 12 % des voix, devant le Parti socialiste et le parti conservateur de Mariano Rajoy.

Ce ne sont que des sondages, mais ils pointent un risque : celui d’une assemblée bien plus radicale qu’une opinion … nuancée. Selon l'enquête d'El Mundo, seuls 16,8% des sondés estiment qu'Artur Mas est « légitime pour déclarer l'indépendance » en cas de victoire sans majorité des votes. Selon celle de Cadena Ser, 41% penchent pour l'indépendance mais 49% préfèrent des solutions moins radicales.

L’Espagne actuelle peut donc disparaître après ce scrutin ?

En théorie, oui, même si bien des choses peuvent se produire avant la réalisation d’une promesse qui est aussi politicienne. Le processus indépendantiste n'aurait « aucune valeur juridique, nous irions évidemment devant le Tribunal constitutionnel (pour le contester) et point final », a répété Rajoy cette semaine. Argument juridique constant de Madrid : la Catalogne ne peut être séparée de l’Espagne sans un vote de toute la population espagnole. On a pourtant vu l'inverse avec la Crimée ou le Kosovo, même si ces "pays" peinent à se faire reconnaître au plan international.

Drapeau catalan brulé
Drapeau catalan brûlé lors d'une manifestation contre l'indépendance à Barcelon, le 9 novembre 2014
(AP Photo/Emilio Morenatti)

Or, dans l’hypothèse de l’indépendance, la perte de la Catalogne priverait le royaume d’une de ses composantes essentielles : plus importante, par comparaison, que pour la France la région Provence-Alpes-Côte d’Azur française et Rhône-Alpes réunies. Ainsi que l’a dit un adversaire de Rajoy, le dirigeant socialiste Pedro Sanchez : « La rupture, une supposée rupture de la Catalogne signifierait la ruine, non seulement en Catalogne, non seulement de la Catalogne mais aussi du reste de l'Espagne (...) Si la Catalogne sort de l'Espagne, l'Espagne n'est plus l'Espagne ». On n’en est pas encore là mais l’enjeu est sérieux et la surenchère conduit logiquement à une dramatisation, tant pour le sort de l’Espagne que pour celui de la Catalogne.

Bruxelles a dores et déjà fait savoir que celle-ci se trouverait de facto exclue de l’Union européenne. L’OTAN a adressé le même type d’avertissement. La Banque d’Espagne brandit une sortie de l’euro, Madrid un non paiement des retraites. Bien pire : « Si la Catalogne est indépendante, le Barça ne pourra plus jouer dans la Liga espagnole », a averti son président. Objections techniques, non dépourvues de parades à moyen terme. La Catalogne aurait un PIB par habitant supérieur à la moyenne européenne, affirment les indépendantistes.

Riche, peut-être, mais un peu seule : elle serait un pays grand comme le tiers du Portugal, enclavé dans l’Espagne rejetée. À ceux qui s’inquiètent de cette perspective, Mas promet une séparation douce, « un peu comme les enfants qui lorsqu’ils grandissent peuvent vivre ailleurs mais ne coupent pas les liens d’affection et d’amour avec les parents ». Il suggère même que les Catalans conservent … la nationalité espagnole. Réponse sèche de Madrid par la voix du ministre des Affaires étrangères José Manuel García-Margallo les appelant à « ne pas se jeter du pont » : « quand on sort d'un pays, il est évident que l'on abandonne tous les attributs qui font que l'on appartient à ce pays ». Certains n’y avaient pas pensé.
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  1. En catalan Estatut d'Autonomia de Catalunya, en castillan Estatuto de autonomía de Cataluña

  2. Question posée : « Souhaitez-vous que la Catalogne devienne un État ? Et dans l'affirmative, souhaitez-vous que cet État soit indépendant ? »