Fil d'Ariane
Le 20 novembre à 5 h 25 du matin, le généralissime Francisco Franco y Bahamonde, chef de l’État et Caudillo d’Espagne, rend à l’hôpital de la Paz de Madrid son ultime soupir, au terme de près de quarante ans de règne.
Cela n’a pas été simple : selon le communiqué médical officiel, le vieux général est vaincu par une « maladie de Parkinson, cardiopathie, ulcère digestif aigu et récurrent avec hémorragies abondantes et répétées, péritonite bactérienne, insuffisance rénale aiguë, thrombophlébite, broncho-pneumonie, choc endotoxique et arrêt cardiaque »(1).
Saisi de malaise un mois plus tôt, il était entrée progressivement en agonie, qui s’était transformée en feuilleton maladroitement instrumentalisé par le régime. « Franco a été opéré en soldat ! » claironne un journal madrilène après la première intervention. Deux semaines plus tard pourtant, le soldat pèse une quarantaine de kilos et sa survie dépend d’un rein artificiel.
Né en 1892 à El Ferreol, ville galicienne de garnison, Francisco Franco n’est nullement promis à la carrière de dictateur et sa trajectoire politique même n’est aucunement tracée. Son père est militaire mais plutôt libre-penseur, viveur, joueur et buveur. Il quitte le foyer à l’adolescence de Francisco, qui suivra un tout autre chemin.
Entré à l’académie d’infanterie de Tolède, ce dernier ne boit ni ne fume et on ne lui connaît aucune liaison. Officier, il est affecté au Maroc où ses qualités de commandement lui valent une rapide ascension. En 1926, il devient à 34 ans le plus jeune général d’Espagne. Faute de poste au Maroc, on l’envoie diriger l’académie militaire de Saragosse.
La monarchie espagnole, alors, est en train de s’éteindre dans la dictature prémonitoire de Primo de Riveira qui doit abandonner en 1930 le pouvoir privé du soutien de l’armée, ouvrant la voie à la Seconde république. Si celle-ci n’est pas du goût de Franco, le jeune général évite de se compromettre.
Bien lui en prend : la droite au pouvoir le nomme, en 1932, chef d’État-major. Ses qualités peuvent s’exprimer. Il réprime, avec l’aide de l’armée d’Afrique qu’il connaît bien, une révolte ouvrière dans les Asturies, prélude à la guerre civile avec des méthodes qui feront sa marque : brutalité, insensibilité, représailles, exécutions sommaires.
La victoire du Front populaire de gauche en février 1936 lui vaut une relative disgrâce, et son affectation aux Canaries. Lorsqu’une conjuration prend forme dès le mois de mars, Franco n’en est pas l’initiateur et il tarde même à s’y joindre. Ce n’est que le 19 juillet qu’il franchit son Rubicon, en l’occurrence le détroit de Gibraltar.
Le 19 juillet, il s’empare avec des légionnaires positionnés au Maroc et des supplétifs « maures » le port atlantique de Cadix. D’Andalousie en Aragon, de Galice en Catalogne, la rébellion s’étend en quelques jours. Plus qu’un mouvement, c’est surtout une conspiration militaire à laquelle des groupes politiques d’extrême-droite servent de force d’appoint. Elle n’en deviendra pas moins une des guerres civiles les plus impitoyables du siècle, dans laquelle chaque camp est résolu à l’écrasement de l’autre.
Le fait que Franco y gagne la première place reste pour beaucoup d’historiens une énigme : à l’inverse d’un Hitler ou un Mussolini, « Franco, écrit l’historien Joseph Perez, ne possède aucune des qualités qui prédisposent à devenir un conducteur du peuple. Il ne brille ni par ses capacités militaires, ni par ses dons intellectuels »(2). Fantassin marqué par les théories de 1914-1918, il ne connaît que la guerre de position. « Franco est un soldat courageux mais un stratège médiocre ».
Dépourvu d’idées, il n’est pas même fasciste et se tient à distance du mouvement phalangiste qui s’efforce en vain de récupérer la situation à son profit. Ses convictions tiennent en quelques mots : conformisme, anticommunisme, croyance en un complot judéo-bolcheviko-maçonnique et en son rôle pour le terrasser. Ses collègues de junte s’en méfient : « si on donne le pouvoir à Franco, il ne le lâchera plus », met en garde dès le 30 septembre 1936 le général Cabanellas. Vaine clairvoyance.
Dans son ascension, Franco bénéficie de facteurs décisifs : le contrôle de l’armée d’Afrique, aguerrie ; la disparition accidentelle ou dans les opérations militaires de ses principaux concurrents haut-gradés ; l’appui prompt d’Hitler et Mussolini qui, dès l’été 1936 le fournissent abondamment en armes et munitions ; l’abandon du camp républicain par les démocraties européennes, au premier rang desquelles la France socialiste du Front populaire.
On ne fera pas ici le récit de la guerre civile espagnole, la plus meurtrière qu’ait connu l’Europe contemporaine. Son bilan même demeure 80 ans plus tard d’une imprécision surprenante mais il avoisine le million de victimes.
Estimations moyennes : 500 000 tués durant les combats ou bombardements. 300 000 décès par la famine induite par le conflit ; un demi-million de réfugiés qui prennent, pour la plupart, le chemin de la France ; près de 200 000 exécutés durant la guerre ; des dizaines de milliers d’autres, encore dans les années suivantes, fusillés ou … garrottés selon la méthode affectionnée des franquistes et du général lui-même. Celui-ci assume la terreur sans états d’âmes, y prenants souvent lui-même l’initiative.
Victorieux en 1939, il se fait proclamer « généralissime, caudillo [titre de seigneur de guerre emprunté au XVème siècle] d’Espagne par la grâce de Dieu ». Un dictateur de plus dans une Europe au bord de l’abîme et pas le plus inspiré.
Petit et bedonnant, il est sans éloquence ni enthousiasme, mais pas forcément sans charisme : « Son autorité, écrit Joseph Perez, ne repose ni sur des succès exceptionnels, ni sur la rigueur de l’argumentation, ni sur l’éloquence de ses discours. Et pourtant, Franco fascine son entourage et ses auditoires ; on ne discute pas ses ordres. Le secret de sa réussite est là : il s’est convaincu et il a convaincu les autres que la Providence l’a chargé d’une mission : sauver l’Espagne. A partir de 1946, les monnaies à son effigie porteront la formule : « Caudillo, par la grâce de Dieu ». Il se fait décrire comme un « grand chef de guerre et un génie politique comparable aux gloires passées de l’Espagne : le Cid, les Rois Catholiques, Philippe II »(2). L'Eglise, reconnaissante, ne lui fera pas défaut.
Sympathisant des puissance de l’Axe, il ne fait pas entrer l’Espagne dans la guerre. Non par résistance à Hitler comme ses partisans tenteront de le faire croire ultérieurement mais plus prosaïquement parce que celui-ci n’y tient pas.
L’Espagne, en 1940, n'est pas d’une grande utilité au Führer qui se méfie des appétits coloniaux du généralissime, susceptibles de contrarier l’équilibre voulu avec la France de Vichy. Madrid n’en fournit pas moins à l’Allemagne 20 000 volontaires pour le front russe et 100 000 travailleurs pour ses usines d’armements.
Étrange singularité pour un homme lui-même obsédé par le complot judéo-maçonnique et qui continue, dans ces années, à faire couler bien du sang dans une répression féroce, Franco s’oppose résolument à toute participation aux déportations de juifs, loin du zèle antisémite du régime français de Vichy. Il considère les descendants des juifs expulsés d’Espagne en 1492 comme des ressortissants espagnols et refuse de les livrer au nazis. En plusieurs occasions, ses diplomates protégeront dans des pays occupés des populations juives arguant de leur nationalité espagnole, voire l’inventant pour les sauver.
Plus que ce trait de droiture alors méconnu ou peu remarqué, c’est la solidité de sa position qui vaut à Franco la mansuétude des vainqueurs en 1945. L’ONU naissante tente un moment d’isoler l’Espagne totalitaire mais le réalisme y ramène vite les puissances influentes au pragmatisme. Dans la guerre froide
commençante, Franco apparaît comme une pièce appréciable de la lutte contre le communisme. Exclue du plan Marshall malgré un retour de l’aide américaine dans les années 50 contre l’installation de bases militaires, l’Espagne se trouve un peu isolée sinon pestiférée et le restera pendant des décennies mais sa dictature n’est jamais ébranlée.
Parodie de constitution, une loi organique vient en 1967 donner à la dictature une apparence de légalité et quelques libertés. Soumise à référendum, elle est approuvée par 95 % des votants. La fraude et la peur n’expliquent pas seules le score. Franco, dans ces années, n’est plus guère contesté et ceux qui s’y risquent, pour la plupart, se taisent ou se trouvent … en exil.
Une relative embellie économique nourrie en partie par un tourisme florissant lui assure – malgré l’arriération d’une campagne aux allures de tiers-monde - l’adhésion d’une classe moyenne bien nourrie et dépourvue d’espérances démocratiques, leur souvenir même ayant été extirpé depuis plus d’une génération.
Il faudra, à la fin des années 60 et surtout dans les années 70 l’irruption de nouvelles revendications ouvrières, étudiantes et nationales – basques et catalanes, surtout – pour que resurgisse, le dictateur vieillissant, une opposition clandestine plus vigoureuse. Fondée dès 1959, l’ETA (3) basque est devenue une redoutable organisation qui multiplie les opérations armées. Le 20 décembre 1973, l’un de ses commandos tue à Madrid l’amiral Carrero Blanco, second du régime et successeur potentiel de Franco.
L’attentat à l’explosif, au cours duquel la voiture de l’amiral est propulsée à des dizaines de mètres de haut au dessus des toits d’une maison jésuite ne plonge pas toute l’Espagne dans la désolation, en dépit de son caractère terroriste.
Son récit alimente en humour noir une opposition populaire de plus en plus impatiente et de moins en moins apeurée (« Et hop, Carrero, premier astronaute d’Espagne » etc...). Sa réussite en pleine capitale et son caractère spectaculaire ébranlent le régime qui se trouve en outre privé de l’un de ses hommes-clés. S’il n’en est pas la cause, l’événement marque d’une certaine façon la fin du franquisme.
Ce dernier, pourtant, connaîtra encore en son crépuscule des soubresauts meurtriers. En 1974 et 1975, les conseils de guerre continuent de prononcer des condamnations à mort de « terroristes ». Cinq d’entre eux sont exécutés le 27 septembre 1975 à Burgos, Madrid et Barcelone. Des milliers de manifestants dans le monde et d’innombrables voix parmi lesquelles celles du Pape avaient réclamé en vain leur grâce. Le dernier crime du caudillo, qui connaît quelques semaines plus tard sa première attaque.
Ultime salutation d’un peuple qui ne l’a pas toujours détesté, une foule nombreuse défilera devant sa dépouille exposée au Palais royal de Madrid. Hésitant sur sa succession, le caudillo s’était finalement résolu à une restauration de la monarchie espagnole, choisissant lui-même comme héritier de la couronne le jeune descendant des Bourbon, Juan Carlos, élevé dans son ombre.
Il n’avait pas prévu la suite. Explosant presque sous la pression, une toute autre Espagne naît très vite aux antipodes des valeurs du généralissime, comme si celles-ci n’avaient jamais eu cours, recouvrant dans une movida aux allures de carnaval quatre décennies reléguées dans l'oubli. « Ce n'est pas l'un des moindres paradoxes de l'histoire de Franco, écrit l'historienne Andrée Bachoud. Cet homme qui n'avait rien d'exceptionnel, sinon son obstination à durer, laisse à l'Espagne après quarante ans de pouvoir absolu, un contre-héritage : la démocratie légitimée par le rejet de sa pratique »(4).
Franco et le franquisme sont aujourd’hui peu familiers aux jeunes générations d’Espagnols. Ceux qui les ont connus expriment souvent, à leur évocation, un certain embarras masqué de platitudes. Nulle commission mémorielle ou de réconciliation n’a jamais siégé en Espagne. Une loi d’amnistie votée en 1977 interdit de s’appesantir sur le passé.
Voulant rouvrir le dossier des tués ou disparus de la dictature - pas même dénombrés -, le juge Jose Garzon s’est vu en 2012 éloigner de la magistrature, sans que cela émeuve beaucoup la plus grande partie de l’opinion. Ici et là, dans les régions ou les villages, des associations continuent d’honorer les victimes du franquisme, cherchant des corps pour leur donner une sépulture. Ramenant des ombres devenues encombrantes, ils forment, droits dans leur obstination, de bien maigres cortèges.
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(1) Cité par Wikipedia
(2) L'histoire de l’Espagne, Joseph Perez, éditions Fayard
(3) Euskadi Ta Askatasuna, plus connu sous son acronyme ETA (pour « Pays basque et liberté » en basque)
(4) Franco, Andrée Bachoud, éditions Fayard