Fil d'Ariane
Séisme ou péripétie ? Alliance politique conséquente ou association de circonstance ? Le fondateur et dirigeant emblématique du mouvement de gauche « radicale » Podemos, Pablo Iglesias, est devenu cette semaine vice-président du gouvernement du royaume d’Espagne conduit par le socialiste Pedro Sanchez.
Rompant avec le bipartisme qui prévaut depuis la fin de la dictature en 1975, c’est le premier gouvernement d’« union de la gauche » depuis la Seconde République écrasée par Franco. « Gouvernement Frankenstein », s’indignent ses adversaires de droite. Allusion déjà employée à l’assemblage improbable de sa majorité, mais aussi, un peu surjoué, cri d’épouvante. Sanchez lui-même ne déclarait-il pas en novembre dernier qu’il ne « dormirait pas la nuit » avec des ministres de Podemos ?
Rappel des épisodes précédents : il y a près d’un an, faute d’une majorité parlementaire suffisante pour l’adoption de son budget, le Premier ministre socialiste Pedro Sanchez convoque des élections législatives anticipées pour le mois d’avril 2019. Elles se traduisent par une progression sensible de son parti, le PSOE, mais ne permettent de dégager aucune majorité de gouvernement.
Les négociations entre socialistes et Podemos n’aboutissent pas. Pedro Sanchez échoue en juillet à obtenir son investiture. L’Espagne retourne aux urnes le 10 novembre.
Avance confirmée du PSOE. Recul de Podemos qui perd sa troisième place au profit de la formation d’extrême droite Vox. Marginale un an plus tôt, celle-ci s’installe sur la scène politique.
Décidés, cette fois à sortir de l’impasse - quatre élections en quatre ans -, PSOE et Podemos annoncent dès le surlendemain un accord de principe pour former une coalition. Les termes en sont fixés dans les semaines suivantes, durant lesquelles est également obtenu l’appoint indispensable – ou au moins l’abstention - de formations régionales : nationalistes basques (EH Bildu) mais surtout, plus sulfureuse, la gauche catalane de l’ERC acquise à l’indépendance.
S’il n’obtient pas la majorité absolue qu’il espérait, Pedro Sanchez recueille, le 10 janvier 2020, la majorité parlementaire relative courte mais suffisante (167 oui, 165 non, 18 abstentions). Émotion sur les bancs de Podemos. Pablo Iglesias laisse couler ses larmes. Embrassades avec Sanchez, il y a peu son ennemi. « Je suis très sentimental », commentera le dirigeant radical. Le gouvernement entre en fonction trois jours plus tard.
L’une de ses vice-présidences est attribuée à Pablo Iglesias, chargé des « Droits sociaux » et de « l’ Agenda 2030 », référence à un horizon fixé par l’ONU pour une éradication de la pauvreté.
Des représentants ou proches d’Unidas Podemos (Podemos et ses alliés) y détiennent quatre « cartables » (portefeuilles) : le ministère des Universités ; celui – nouveau – de la Consommation ; celui, plus important, du Travail et de l’Économie sociale, confié à une personnalité du parti communiste galicien (associé à Unidad Podemos), Yolanda Diaz.
Le ministère de l’Égalité des sexes, enfin, sera dirigé par Irene Montero, porte-parole de Podemos et compagne de Pablo Iglesias.
Six ans après sa création, la formation issue du mouvement de rue des « indignés » de 2011 accède donc, formellement, au pouvoir. Sa place y reste cependant savamment limitée et diluée. Le nombre de ministères augmente de 17 à 23.
Trois vice-présidences sont créées en plus de celle détenue par Pablo Iglesias, l’essentielle étant confiée à la libérale ministre de l’économie Nadia Calvino, ancienne directrice générale du Budget de l’Union européenne. Les compétences du ministère du Travail sont réduites. Le respect des équilibres budgétaires définis avec Bruxelles – et contestés par Podemos - reste garanti. L’IBEX (équivalent du CAC 40) s’en trouve soulagé.
Le programme du nouveau gouvernement n’est pas, pour autant, dépourvu d’ambitions : « élargir les droits, restaurer la coexistence et défendre la justice sociale », selon la formule de Pedro Sanchez.
Traduction pratique : hausse du salaire minimum de 30 % en quatre ans, déjà engagée ; rétablissement des droits sociaux abolis dans les années d’austérité ; renforcement des services publics ; encadrement des loyers dans certaines villes ; protection du niveau des retraites ; hausse de la fiscalité pour les plus riches et mesures contre la fraude, abrogation de la loi sécuritaire dite « loi bâillon » réprimant diverses formes de revendications…
Si un tel programme irrite sans surprise les milieux d’affaires et l’opposition de droite, c’est plus encore la question Catalane qui déchaîne les oppositions les plus vives au gouvernement PSOE-Podemos. Bien que n’y participant pas, l’ERC a rendu possible l’investiture de Pedro Sanchez par deux voix d’avance.
Cette formation de gauche indépendantiste, considérée comme plus modérée en la matière que celle de Carles Puigdemont, est devenue en 2019 la première force politique de Catalogne.
L’accord avec Podemos prévoit la mise en place rapide d’une commission destinée à trouver un accord politique en Catalogne. Ses conclusions doivent être validées lors d’une consultation. Même si un référendum d’auto-détermination demeure exclu à ce stade, un tabou est renversé.
Chef d’un parti jusqu’alors intraitable sur le sujet, Pedro Sanchez devient pour ses adversaires traître et complice des indépendantistes. Pablo Casado, président du Parti Populaire (droite conservatrice) dénonce le « le cheval de Troie » des forces qui veulent détruire l’Espagne. Des militants socialistes sont troublés.
S’il n’a pas changé d’opinion sur le fond, Sanchez reconduit semble s’être rangé à un certain réalisme qui n’est pas seulement dicté par le besoin immédiat d’une majorité parlementaire précaire. « Ce que je propose, c’est reprendre le dialogue politique (...) en abandonnant la judiciarisation du conflit », s’est-il justifié.
« La question catalane a été le principal problème depuis cinq ou six ans en Espagne et c’est la première fois que quelqu’un décide de l’aborder par la négociation », souligne pour l’AFP le politologue Ernesto Pascual de l’Université ouverte de Catalogne. Indépendantistes et anti-indépendantistes restent face à face en deux blocs équivalents et intraitables.
La force n’a pas changé l’équation et l’emprisonnement prolongé des responsables indépendantistes place l’Espagne dans un embarras international croissant (voir ci-contre).
L’extrême-droite désormais menaçante est la seule à tirer parti du pourrissement. Négocier avec un camp nationaliste ébranlé et divisé peut être considéré par le PSOE comme un moindre mal.
La faible majorité parlementaire de Pedro Sanchez y survivra-t-elle ? La question divise les politologues espagnol. L’exemple portugais voisin (ou une gauche initialement sans majorité s’est installée durablement) a montré – dans un climat, cependant, moins tendu - que des assemblages politiques incertains (« geringonça », en portugais : « le machin ») pouvaient durer et réussir contre toute attente.
En Espagne, Pedro Sanchez devra négocier chaque réforme mais ses adversaires de droite n’ont pas davantage de majorité pour le renverser. L’instabilité politique de ces dernières années a lassé une partie de la population espagnole.
Ni Podemos, affaibli, ni le PSOE, arrivé difficilement au pouvoir, n’ont intérêt dans l’immédiat à une rupture qui impliquerait pour eux un retour aux urnes plein de risques. L’avenir de Frankenstein n'est pas écrit.