Le Parti socialiste du chef du gouvernement espagnol sortant Pedro Sanchez et la formation de gauche radicale Podemos ont scellé ce mardi un accord de principe pour former un gouvernement de coalition. Il leur reste à trouver d'autres alliés. Convoquées après l’échec du Premier ministre socialiste à trouver une majorité parlementaire, les quatrièmes élections générales espagnoles laissent le royaume difficilement gouvernable. Elles consacrent pourtant des mutations de fond.
On tourne encore en rond mais l’orchestre n’est plus le même. Signe d’une certaine fatigue de l’électeur espagnol, la participation au scrutin du 10 novembre est en baisse. A son issue, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) reste la première force politique en Espagne, malgré une légère perte. Le Parti populaire (PP, droite) remonte sans grand éclat. Podemos s’effrite encore un peu après sa scission mais la gauche radicale reste stable et difficilement contournable. Les indépendantistes se renforcent légèrement. Le nouveau parti d’ultra-droite Vox, surtout, s’installe tandis que les libéraux de Ciudadanos s’effondrent.
Ces deux derniers événements, manifestement liés, ne modifient pas beaucoup la laborieuse équation que doit résoudre Pedro Sanchez pour former un nouveau gouvernement. Ils n’en représentent pas moins un bouleversement considérable du paysage politique espagnol.
Les larmes de Ciudadanos
L’espoir européen d’un centre-droit « moderne » au pouvoir en Espagne semble pour aujourd’hui mal en point. Né en 2006 dans des milieux intellectuels catalans opposés au nationalisme, Ciudadanos (« citoyens ») s’était progressivement imposé sur une scène espagnole dominée jusqu’alors par le bipartisme. Farouchement anti-régionaliste et économiquement libéral, la montée de l’indépendantisme et son coup de force manqué de l’automne 2017 lui donnent des ailes.
Porté par les tensions, Ciudadanos obtient 25 % des voix en Catalogne fin 2017. Les grands médias émerveillés voient en lui la force d’avenir de l’Espagne, à l’image de La République en Marche qui s’est imposée de l’autre côté des Pyrénées.
On compare son fondateur-président Albert Rivera (40 ans) aux deux étoiles politiques du moment : Justin Trudeau et Emmanuel Macron. Manuels Valls s’appuie sur lui pour la conquête
de Barcelone.
Les
législatives du mois d’avril 2019 donnent à Ciudadanos un résultat en dessous de ses espérances, 16 %, mais confirment sa progression et font de lui la troisième force du pays, talonnant un Parti Populaire malade.
Quelques mois plus tôt a surgi Vox, trouble-fête positionné très à droite sur une ligne "anti-indépendantismes" plus radicale encore, mais qui s’attaque finalement aux mêmes électeurs que Ciudadanos, ulcérés par le durcissement de la crise catalane et les compromis supposés de Sanchez.
Refusant la pratique française du « cordon sanitaire » contre un parti aux relents d’extrême-droite, le mouvement « citoyen » choisit de nouer avec lui des alliances locales et régionales (Andalousie, Madrid ...) pour conserver ses positions ou en acquérir.
Morale ou non, l’option s’avère politiquement désastreuse. Vox siphone la majeure partie de l’électorat de Ciudadanos, tandis qu’une autre retourne vers le PP. Le mouvement qui devait « régénérer » l’Espagne perd plus de la moitié de ses électeurs. Il s’effondre vers les 6 %, obtenant dix sièges au parlement qui n’en font pas même un allié de grande valeur. Rivera défait démissionne ce lundi 11 novembre. Sa chute et celle de son parti constituent l’un des deux principaux événements du scrutin, l'autre étant bien sûr l’ascension – concomitante - de Vox.
La fête de Vox
En termes de chiffres et de courbes, l’envolée de celui-ci est spectaculaire. Fort de 58 000 voix aux législatives de 2015, il en rafle aujourd’hui 3,6 millions, 15 % de l’électorat et 52 sièges. Faut-il pour autant parler d’inexorable montée de l’extrême-droite et voir l’Espagne suivre en la matière la France, l’Italie et bien d’autres pays d’Europe ? Il est trop tôt pour le dire mais plusieurs éléments invitent à la nuance.
Vox n’est ni le Rassemblement National français – même si Marine le Pen l’apprécie - ni la Ligue du Nord italienne. Lui-même ne se considère pas comme d’extrême-droite et ses alliés du PP et de Ciudadanos ne l’estiment pas comme tel. Légalistes, ses fondateurs - dont son président, Santiago Abascal – sont d’abord des déçus de ce Parti Populaire de Mariano Rajoy et Jose Maria Aznar, dont ils sont issus.
Économiquement libéral et pas particulièrement anti-européen, plus réactionnaire qu’anti-système ou même « populiste », Vox se distingue surtout par un ultra-conservatisme aux relents franquistes.
Il propose d’ailleurs l’abrogation de la loi de mémoire historique reconnaissant les victimes de la guerre civile et de
la dictature.
La mise en scène très médiatisée du
déménagement des restes de Franco ont pu lui apporter à cet égard des voix de nostalgiques outrés.
Contre les autonomies et les forces indépendantistes qui, selon eux, déchirent le pays et doivent être mises hors la loi, ses principaux dirigeants – souvent originaires du Pays Basque ou de Catalogne - célèbrent la grandeur à reconquérir de l’Espagne éternelle, le culte de son drapeau, de son unité, de sa langue, de ses traditions.
Principal point commun avec les extrêmes-droites européennes : sa xénophobie, sur un modèle au demeurant plus « trumpiste » qu’ouvertement raciste.
Contre l’immigration légale ou illégale, un « mur infranchissable » doit, selon Vox, être érigé à Ceuta et Mellila (villes espagnoles enclavées sur la côte marocaine déjà gardées par un dispositif digne du Rideau de fer). Outre l’expulsion des clandestins, la formation réclame l’interdiction à vie de leur régularisation.
C’est sur le plan "sociétal", pourtant, que les prétentions de Vox détonnent le plus à droite. Parmi ses projets : l’abrogation du mariage homosexuel, du droit à l’avortement et
des principales lois spécifiquement favorables aux femmes. Là encore, Vox a pu profiter d’une réaction contre «
me too » et un féminisme espagnol très en pointe. Mais ses deux moteurs demeurent avant tout l’anti-indépendantismes et la xénophobie.
Dans un paysage politique mouvant il reste à la jeune formation à s’inscrire dans la durée, alors même qu’elle reste encore loin du pouvoir. «
La gouvernance n’est pas la responsabilité de Vox, a déclaré ce 11 novembre Santiago Abascal.
Nous voterons contre tout gouvernement dirigé par le Parti Socialiste »
Le purgatoire du Parti Populaire
Après la
chute spectaculaire de son Premier ministre emblématique Mariano Rajoy en juin 2018 dans une atmosphère de scandales généralisés, le vieux Parti Populaire paraît enfin stopper sa descente aux enfers. Il gagne 600 000 voix et 22 sièges sur le dernier scrutin. C’est encore loin d’être une victoire : «
Ce dimanche a constitué son second pire résultat des trente dernières années, pour autant qu’il ait envie de le fêter », ironise Ignacio Escolar, directeur du site eldiario.es.
Doté d’un président sans grand charisme, Pablo Casado, sa situation n’est pas meilleure qu’en avril dernier : il devait faire face à la montée concurrente de Ciudadanos, le voici désormais confronté à celle de Vox. A noter que la droite, considérée dans son ensemble ne se redresse aucunement.
La migraine du Parti Socialiste
Le PSOE au pouvoir
depuis juin 2018 perd 800 000 voix et trois sièges. Son Secrétaire général Pedro Sanchez, président du gouvernement espagnol depuis dix-huit mois et aujourd’hui candidat à sa succession échoue en n’améliorant pas sa position.
Le retour aux urnes avait été décidé après l’échec des tractations avec Podemos, qui exigeait son entrée au gouvernement contre son soutien. On n’est pas beaucoup plus avancé : à gauche, il n'y a pas de majorité absolue sans le soutien de Podemos et l'ERC et à droite, il faudrait au moins l'abstention du PP.
Podemos et ses proches, aux portes du pouvoir
20,5 % des voix en 2015, 14,3 % en avril 2019, 12,8 % en novembre (35 sièges) avec ses alliés d’Izquierda Unida, Podemos, incarnée par l’un de ses fondateurs Pablo Iglesias, poursuit son effritement sans cependant s’effondrer comme Ciudadanos. La gauche « radicale » augmente même très légèrement la totalité de ses voix, la branche ayant scissionné de Podemos cette année sous le nom de Mas Pais (dirigée, par Íñigo Errejón, co-fondateur de Podemos) obtenant 2,3 % (3 sièges).
En réalité, Podemos, qui a perdu
d’importantes positions lors des élections régionales et municipales de mai dernier, peine à s’imposer face à un Parti Socialiste qui a repris des couleurs et dans le contexte de la crise catalane, où il est à la fois pour un referendum et contre l’indépendance. L’appui de ses 35 députés reste cependant, pour Sanchez, aussi nécessaire qu’avant pour pouvoir gouverner.
Avec plus de célérité que dans le passé, PSOE et Podemos ont scellé ce mardi 12 novembre un accord de principe pour former un gouvernement de coalition. Embrassades. Il leur reste un détail à règler : trouver des alliés.
Catalogne, Pays basque et divers
Globalement, le bloc indépendantiste en
Catalogne progresse légèrement de 39 % (avril) à 42 % des voix. Ensemble pour la Catalogne, formation de Carles Puigdemont et de Quim Torra passe de 7 à 8 sièges. L’ERC (gauche indépendantiste) reste en tête avec 22,6 % des voix (13 députés) mais perd deux sièges au profit d’un nouveau venu d’extrême-gauche au parlement de Madrid, la CUP (Candidature d’unité catalane).
Un autre nouvel arrivant vient de
Galicie (région au nord de l’Espagne) : le Bloc national galicien (BNG), parti indépendantiste de Galice , y remporte un siège.
A
Teruel (sud de l’Aragon), une liste contre le dépeuplement, Teruel existe, emporte un siège
Au
Pays Basque, le PNV (parti nationaliste basque, de droite) conserve ses 7 sièges. Son adversaire de gauche, EH Bildu, gagne un siège de plus (de 4 à 5).
Scenarii et impasses
«
Nous allons former un gouvernement progressiste et en finir avec le blocage politique dans ce pays », lançait Pedro Sanchez au soir du scrutin. Comme précédemment, celui-ci est condamné à rechercher une majorité à géométrie variable. Sans Vox, ce qui va de soi mais aussi, autant que possible, sans indépendantistes catalans, ce qui est plus difficile.
Le tassement parallèle de Podemos et du PSOE doit logiquement les amener à moins de rigidité qu’il n’en ont montré depuis avril, conduisant à ce nouveau scrutin destructeur. Mais l’addition de leurs sièges ne suffit pas.
L’abstention du PP (comme y avait finalement consenti en 2016 le PSOE dans la situation inverse, laissant gouverner Rajoy) est une hypothèse mais elle aboutirait à un gouvernement socialiste quasi prisonnier. Et l’on voit mal la droite accepter un gouvernement où figurerait Podemos.
Souhaitée par des milieux d’affaires et suggérée avec insistance par des médias, une véritable alliance gouvernementale PP-PSOE serait plus solide mais politiquement hautement risquée et pourrait aboutir à ruiner un Parti socialiste à peine convalescent, au profit d’une gauche radicale toujours forte.
Quant aux indépendantistes, ils n’ont pas beaucoup de raisons de se livrer à des démonstrations de bonne volonté envers Pedro Sanchez alors que leurs dirigeants viennent de se voir condamner à un emprisonnement à peu près éternel et qu’aucun signe d’amnistie n’est en vue.
Depuis lundi 11 novembre, à l’appel de la « mystérieuse » organisation Tsunami démocratique (indépendantistes clandestins), des manifestants bloquent la frontière de la Jonquera entre la France et l’Espagne. La police les a dispersés mardi. Pendant les travaux, la ronde continue.