Espagne : une loi pour museler la population ?

Votée en décembre par le parlement espagnol, tenu par le conservateur PP, une loi polémique entre en vigueur ce 1er juillet. Selon le gouvernement, la « loi organique de sécurité citoyenne » a pour but de garantir l’ordre. Celle-ci vise notamment les manifestations et les réunions publiques. Mais l’opposition, des associations, et même l’ONU dénoncent une atteinte aux libertés les plus fondamentales.
 
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Green peace déploi un drapeau contre la "ley mordaza"
"Manifester est un droit." Des militants de Greenpeace déploient une banderole à Madrid ce 30 juin 2015 à quelques heures de l'entrée en vigueur de la polémique loi de sécurité citoyenne, appelée "ley mordaza" (loi bâillon).
AP Photo/Andres Kudacki.
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11 avril 2015, 21h30, Madrid. Au cri de « nous ne sommes pas un délit », des centaines d’hologrammes envahissent la place de las Cortes, où se trouve  l’Assemblée nationale espagnole. Des images en 3D qui représentent des manifestants. Ce n’est pas un coup de pub mais un message militant adressé aux autorités espagnoles. Selon le collectif « Hologramas por la libertad »  (hologrammes pour la liberté)  à l’origine du happening, ce sera désormais la seule façon de manifester sans être inquiété par la police. Et ce dans un avenir très proche.

La première manifestation d'hologrammes a eu lieu à Madrid au mois d'avril.


«Avec #HologramasLibres nous racontons un avenir surréaliste dans lequel il sera  indispensable de nous dépouiller de notre chair et dans lequel nous devrons devenir une société fictive », expliquent les organisateurs de la manifestation virtuelle.

« Avec cette distopie ou anti-utopie nous voulons dénoncer la situation réelle, cette fois-ci, à la quelle nous sommes confrontés. La manifestation d’hologrammes montre que les citoyens ne pourront plus exprimer dans la rue des idées allant à l’encontre de celles de la classe politique dominante, nous ne pourrons plus penser librement. Car la pensée libre est liée à la possibilité de se réunir pour parler librement, s’exprimer dans les places, dans les marchés, dans les rues. Nous ne pourrons plus être nous-mêmes », ajoute le collectif.

Campagne de "Hologrammes pour la liberté" contra la "loi mordaza".
Ce collectif s’insurge contre la très décriée « loi de sécurité citoyenne », baptisée « ley mordaza » loi bâillon par ses détracteurs. Approuvée en décembre par les députés conservateurs de droite du Parti populaire, majoritaires à l’Assemblée, celle-ci entre en vigueur ce 1er juillet. Le but : renforcer la sécurité sur tout le territoire et garantir l’ordre social, selon le gouvernement qui la défend contre vent et marée.  
 
Le texte comprend 45 infractions allant des moins graves aux plus graves selon le législateur. Ainsi, les manifestations devant le parlement et autres bâtiments officiels, comme las Cortes, sont classées parmi les infractions les plus graves et peuvent écoper d’une amende de 30 000 euros. Même si l’immeuble est vide pendant le rassemblement. Les manifestations spontanées sur les réseaux de transport ou dans des sites nucléaires pourront être punis avec une amende de 600 000 euros.
 
Pour l’opposition, mais aussi pour de nombreuses associations et même pour l’ONU, qui a fermement condamné cette loi, ce n’est qu’un moyen à peine déguisé de juguler toutes les tentatives de protester contre la politique de rigueur mise en place par le parti au pouvoir.  Se réappropriant l’espace public, les manifestants mettent à rude épreuve le pouvoir. De ces mouvements contestataires sont nées des formations politiques comme Podemos, qui forment désormais partie de l'échiquier politique espagnol.
 
« Avec la crise économique, des mouvements sociaux ont commencé à se consolider, la protestation sociale s’est généralisée. Tout cela a donné naissance au mouvement du 15M. Le mouvement des indignés qui a pris son envol en 2011. Lors des élections municipales du mois de mai nous avons vu les résultats de cette mobilisation. [La droite a perdu plusieurs bastions y compris Madrid NDLR]. Le paysage politique est en train de changer », ajoute Virginia Pérez Alonso,  directrice adjointe du quotidien El  Mundo et présidente de la Plateforme de Défense de la liberté d’informer.


Le mouvement des Indignés a fait des émules dans le monde entier.
Elle estime que le gouvernement de Rajoy veut taire la contestation et empêcher que d’autres forces politiques émergent. Pour ce faire, il est indispensable de limiter le droit de manifester. Mais aussi le droit de relayer les informations concernant l'action citoyenne.
 
«Cette loi porte atteinte aux libertés les plus fondamentales et porte surtout atteinte au droit d’informer et d’être informé car les témoins de brutalité policière ne pourront plus en rendre compte », explique Virginia Alvarez responsable des enquêtes et de la politique espagnole chez Amnesty international, Espagne. L’experte explique que journalistes ou citoyens qui prendront des photos des représentants des forces de l’ordre pendant une manifestation pourront payer une amende de jusqu’à 30 000 euros.
 
« Nous avons tous en tête les images enregistrées par des journalistes ou par des citoyens pendant des rassemblements qui mettaient en lumière les agissements de la police. Avec cette nouvelle loi ce ne sera plus possible. C’est le pouvoir de la police qui en ressort renforcé », ajoute Virginia Alvarez qui signale que c’est une sanction applicable seulement si le travail de la police se trouve perturbé à cause de la photo. Ce qui semble difficile à prouver. 

 
Le journalisme d’investigation menacé

 
L’entrée en vigueur de cette loi va de pair avec une double modification du code pénal qui entre également en vigueur le 1er juillet. Et c’est ce qui inquiète Virginia Pérez Alonso au plus haut point car c’est toute la pratique journaliste et la diffusion d’informations qui sont menacées : « Cette modification ne peut être comprise qu’au regard du ‘pacte anti-terroriste’ qui a été adopté juste après les attaques contre Charlie hebdo à Paris. En clair, ‘la loi de sécurité citoyenne’, la modification du code pénal ainsi que ce pacte visent à punir toute action ‘qui menacerait la stabilité de l’Etat’. Mais c’est tellement flou ! »


"Demain nous allons faire un bond en arrière"
 
Et de poursuivre : « Le texte est tellement ambiguë que tout et n’importe quoi peut tomber sur le coup de cette loi. A titre d’exemple, si on relaye l’information sur une manifestation ou si je retweete une information, je peut être considérée comme l’organisatrice de ce rassemblement et donc être fautive. Cette loi vise les nouvelles formes de contestations qui se jouent sur les réseaux sociaux. Pis, le journalisme d’investigation est particulièrement concerné. Les révélations de Swissleaks par exemple ne pourront plus être possibles car il s’agit de dévoiler des documents secrets. Ce qui est répréhensible avec cette nouvelle donne anti-terroristes. Le journalisme d’infiltration est aussi sur la sellette car il est interdit de consulter des sites djihadistes alors que c’est indispensable quand on enquête sur les mouvements extrémistes. La sécurité ne peut jamais prendre le pas sur les libertés les plus fondamentales. »


"Attention avec ce que vous tweetez. Big Brother voit tout #1984"
 

Eloigner le citoyen du juge

 
La double modification du code pénal entraîne également un glissement de la sphère judiciaire à la sphère administrative. En clair de nombreux aspects qui sont désormais compris dans cette « loi de sécurité citoyenne » étaient déjà pris en compte par le code pénal. Le plus parlant est celui sur la désobéissance citoyenne. Si lors d’un rassemblement un manifestant était interpellé et mis en garde à vue, il était ensuite présenté à un juge. Dans la plupart des cas, ce dernier considérait que l’action du citoyen relevait de la liberté d’expression si celle-ci se déroulait de façon pacifique.
 
« C’est ce qui gêne le gouvernement. Quand il s’agit du droit pénal, le citoyen peut se défendre et dans la majorité des cas, le juge est garant des libertés du citoyen. Avec ce nouveau dispositif le citoyen est éloigné du pouvoir judiciaire. Et c’est l’administratif qui prend le relais. Une fois que le citoyen a reçu sa contravention, il est plus difficile de contester. C’est la police qui a le dernier mot », confirme Virginia Alvarez d’Amnesty international.
 
Interrogé par Público, le juge Joaquim Bosch fait la même analyse que Virginia Alvarez. Porte-parole de l’organisation Juges pour la démocratie, il estime que cette loi n’a rien à voir avec la sécurité des citoyens. « C’est une loi sécuritaire du gouvernement qui fait face à la contestation citoyenne, affirme-t-il. Le citoyen devient l’ennemi. » 
 
« Un ennemi » dangereux ? Pas sûr, de l’aveu même des autorités, les cas de violence pendant les manifestations se comptent presque sur les doigts d’une main et les manifestants sont déjà sanctionnés. Selon des chiffres fournis par le gouvernement, le nombre de manifestations a doublé entre 2011 et 2014. Les sanctions, elles, ont été multipliées par trois, reporte El País.  Une loi qui ne ferait donc qu’encadrer une tendance qui existe déjà.

"L'ONU appelle le gouvernement à abroger cette loi  car elle menace les droits et les libertés fondamentales des individus"

Les épines du pied du gouvernement Rajoy

 
Si le but principal est celui d’éloigner les Espagnols des rues et les journalistes de leurs ordinateurs, cette loi semble aussi vouloir se débarrasser de toutes les épines du pied du gouvernement. Car même l’occupation illégale des logements y passe. Avec la crise et les expulsions en masse des locataires qui ne peuvent plus payer leur loyer, des milliers de personnes se sont installées dans des appartements vides. « Occuper n’importe quel immeuble, logement et y rester contre la volonté du propriétaire », écopera aussi d’une lourde amende.  Et comme rien n’est laissé au hasard, des mouvements comme « Occupy »  sont dans le collimateur de la police  car s’installer sur la voie publique tombe sur le coup de cette loi.

"-J'aimerais dire quelque chose. -Contravention"
 
Les immigrés clandestins n’échappent pas à cette loi. La loi concernant l’accueil des étrangers est modifiée par le biais de la « ley mordaza ». De fait, elle légitime une pratique courante et très décriée : le renvoi automatique (« renvois à chaud ») des migrants clandestins qui entrent dans l’enclave de Ceuta et Melilla. Alors que normalement, le raccompagnement à la frontière doit faire objet d’une procédure qui est souvent bafouée.
 

Une loi anticonstitutionnelle ?

 
Pour empêcher cette loi de faire des ravages, l’opposition a saisi le Tribunal constitutionnel car au moins 12 articles de la Constitution espagnole y compris ceux qui sont relatifs au droit de la presse et au droit à manifester passent à la trappe. Virginia Alvarez compte aussi sur le Conseil constitutionnel, même si la loi entre en vigueur le 1er juillet : « Toute la loi ne sera pas annulée. Mais peut-être les articles les plus compliqués seront modifiés voire supprimés. Ce sera certainement une procédure qui pourrait durer des années. C’est paradoxal, mais on peut tout de même se réjouir du pouvoir du peuple. S’il ne représentait pas une menace, le gouvernement de Rajoy ne ferait pas tous ces efforts pour le décourager et le censurer ».
 
Virginia Alvarez de Amnesty international, Virginia Pérez de la Plateforme de Défense de la liberté d’informer et toutes les associations qui combattent cette loi ont avant tout les yeux rivés sur les élections générales du 20 décembre 2015. C’est alors que la configuration du Congrès pourrait changer ainsi que le destin de la loi « bâillon », dénoncée par certains comme une loi digne de la dictature de Franco.

"Demain entrera en vigueur la loi en hommage à Franco. Il n'y a que lui qui serait d'accord avec une telle loi."