Un impôt sur la fortune aux Etats-Unis ? Le débat est aujourd’hui d'actualité dans le camp de la gauche américaine. Elizabeth Warren et Bernie Sanders, candidats à la primaire démocrate, en vue de l’élection présidentielle veulent imposer une taxe sur les plus grandes fortunes américaines.
Et cette proposition fiscale vient de deux économistes français, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, installés aux États-Unis. L’équipe de campagne de la sénatrice Warren échange régulièrement avec les deux chercheurs sur le programme fiscal de la candidate. Leur dernier ouvrage commun,
« Comment les riches esquivent les impôts et comment faire pour qu’ils les payent »,
fait la Une des pages débats du
New York Times.
Les deux économistes plaident pour une plus grande taxation des plus riches dans les universités, les librairies et aux pupitres des think-tank et les salles sont remplies d’universitaires, de journalistes, de curieux, de citoyens.
Les deux "Frenchies" possèdent une influence intellectuelle, politique et médiatique et ils ne sont pas les seuls. L’économiste française Ether Duflo, prix Nobel d’économie 2019, récompensée pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté est devenue en 2012, conseillère du président Obama.
L’ouvrage de Thomas Piketty, « Le Capital » s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires outre-Atlantique. Invité sur les plateaux de télévision, l’économiste français a relancé le débat sur la question du creusement des inégalités sociales aux Etats-Unis.
« Nous sommes dans « un moment français ». Leurs idées, leurs thèmes ont un succès scientifique mais trouvent un écho aussi au sein d’une partie de la classe politique américaine et du grand public.», souligne Corentin Sellin, professeur d‘histoire contemporaine, spécialiste des Etats-Unis.
Nous sommes dans un "moment français". Les idées des économistes français trouvent un écho.
Corentin Sellin, historien
Comment expliquer cette intrusion dans le débat public américain ?
« Ces économistes ont su s’emparer de thèmes et d’enjeux qui traversent la société américaine. Le creusement des inégalités sociales, la montée de la pauvreté, l’incohérence et le caractère inégalitaire du système fiscal outre-Atlantique inquiètent beaucoup d’Américains. Et ces questions sont nourries par la crise de 2008 et ses conséquences », ajoute l’historien.
Une influence intellectuelle et politique
Les succès d’édition de Thomas Piketty, l’influence de personnalités comme Emmanuel Saez, Gabriel Zucman ou Esther Duflo sont portés par la réalité sociale de la société américaine.
Aux États-Unis, les 10% les plus riches possèdent plus de 60% de la richesse totale du pays selon l’agence Bloomberg. Plus de 41 millions d'Américains vivent sous le seuil de pauvreté.
« Ils ont su produire des travaux de recherche sur des thèmes que le public américain portait à cœur et l’ont fait de manière intelligente. C’est très compliqué d’intéresser le grand public à la science économique et c’est d‘ailleurs en touchant les citoyens qu’ils ont réussi à influencer une partie de la classe politique américaine », affirme de son côté Philippe Askenazy, économiste.
La formation de ces économistes joue également un rôle dans ce succès populaire. Emmanuel Saez, Gabriel Zucman,
Esther Duflo, Thomas Piketty ou Thomas Philippon ont un point commun. Ils viennent tous de l’Ecole Normale Supérieure.
"Ils y ont reçu une formation pluridisciplinaire", observe Corentin Sellin. Cette formation leur permet de
"raconter des histoires" et leur confère
"un grand savoir-faire, celui de rendre intelligibles et accessibles, des processus économiques assez complexes", analyse Corentin Sellin.
"Le livre de Piketty est un ouvrage d’économie mais aussi d’histoire, de sociologie et d'anthropologie. C'est un portrait de l'Amérique. C’est assez inédit aux Etats-Unis où les économistes américains sont surtout obnubilés par des modèles mathématiques assez complexes. Le souci du grand public est moins présent», ajoute l'historien.
Un succès populaire
On trouve ainsi une "patte" française dans la manière de parler d’économie. Et les plus grandes universités américaines s’arrachent ces jeunes normaliens.
«On entend de plus en plus parler français dans les départements d’économie de ces universités », confirme Philippe Askenazy
.
Cette appétence pour les chercheurs français n’est pas nouvelle.
« Le cas le plus connu est celui de Jean Tirol, prix Nobel d’économie en 2014, qui a fait une grand partie de sa carrière outre-Atlantique, vingt ans aupravant. Mais c’est vrai les chercheurs français installés dans les campus américains sont de plus en plus nombreux », remarque Philippe Askenazy.
Cette forte présence traduit surtout selon Philippe Askenazy les difficultés matérielles et financières de l’enseignement supérieur en France.
"Cette année le CNRS ne propose que deux postes d’économistes par concours. A mon époque, trois fois plus de postes étaient proposés et les étudiants étaient moins nombreux", indique Philippe Askenazy, également enseignant à l'École d'Économie de Paris.
"Aux États-Unis ils ont des dizaines d’opportunités d’emploi qui s’offrent à eux. Pourquoi rester dans la précarité en France ? Je m’occupe de 20 étudiants qui partent tous dans les prochains jours aux États-Unis pour un séjour académique de plusieurs mois. Combien rentreront ? », s’interroge-t-il.
Une fuite des cerveaux ? Chaque année, le Cercle des économistes, décerne le prix du meilleur jeune économiste de France. Sur les cinq derniers lauréats, trois sont partis aux Etats-Unis, un autre au Royaume-Uni. Stefanie Stantcheva, 33 ans, lauréate 2019, vient d’obtenir un poste à Harvard.
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