Etats-Unis : les écrivains pas tous Charlie

Mardi 5 mai 2015, le PEN, une association mondiale d'écrivains basée aux Etats-Unis, remettra le "Prix Courage et liberté d'expression" à l'hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo, cible d'un attentat le 7 janvier dernier. Un choix boycotté par six membres du club littéraire et, désormais, par plus de 200 auteurs.
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Charlie
Le dessinateur Stéphane Charbonnier, connu sous le nom de Charb, en 2012. Il fait parti des 12 personnes tuées au cours des attentats du 7 Janvier 2015, au siège de l'hebdomadaire Charlie Hebdo à Paris © AP Photo/Michel Euler, File
 
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"To be Charlie or not to be", telle est la question qui anime ces derniers jours le milieu littéraire anglo-saxon. Près de trois mois après les attentats de Paris, qui ont causé la mort de douze personnes dans les locaux de Charlie Hebdo, le débat sur les limites de la liberté d'expression et de la ligne éditoriale du journal bat son plein outre-Atlantique. 

Mardi 5 mai, le centre américain du Pen, une célèbre organisation d'écrivains internationale basée à New York, remettra, à l'occasion de son gala annuel, le "Prix Courage et liberté d'expression" à l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Une décision contestée par six auteurs de renom qui ont décidé de boycotter l'événement. Désormais, ils sont plus de 200 à avoir signé collectivement une lettre ouverte expliquant leur position sur le site The Intercept. Alors que la liste des signataires s'allonge, la polémique enfle.
 

“Arrogance culturelle de la France“

A l’origine du premier acte : les Américains Francine Prose, Rachel Kushner et Teju Cole, l’Australien Peter Carey, le Canadien d'origine srilankaise Michael Ondaatje et la Britannique Taiye Selasi. Tous membres du Pen, ces six auteurs prennent, fin avril, la décision de ne pas assister à la remise du prix.
 
Si comme l’a déclaré à l’AFP, Francine Prose, elle même ex-présidente du Pen, tous défendent une liberté d’expression "sans limitation" et déplorent les tueries survenues le 7 janvier à la rédaction du journal... ils refusent , en revanche, d’accorder à la ligne éditoriale du journal "admiration et respect".
 
Dans un courriel envoyé aux représentants du Pen club, et rapporté par le New-York Times, l’auteure Rachel Kushner, décrit sa gêne visa à vis de ce qu’elle qualifie "d’intolérance culturelle" de Charlie Hebdo et sa défense "d’une sorte de vision laïque forcée".

Peter Carey, deux fois récompensé par le prestigieux Booker Prize, est, lui, plus cinglant. Dans un entretien au même New York Times, il explique qu’en attribuant cette récompense, la société littéraire va au-delà de son rôle traditionnel de défense de la liberté d’expression contre la censure gouvernementale et précise qu’il ne souhaite pas "avoir (son) nom publiquement associé à une position politique qui n’est pas la sienne" (...) "Un crime odieux a été commis, mais était-ce une question qui touchait à la liberté d’expression, et qui nécessitait la bien-pensance du Pen ?", s’interroge-t-il. "Tout cela a été aggravé par l’apparent aveuglement du Pen vis-à-vis de l’arrogance culturelle de la France, qui ne respecte pas ses obligations morales envers une part conséquente de sa population, laissée à l’écart ", poursuit l’auteur.

Autant de critiques auxquelles ont immédiatement réagi les dirigeants de l'association dans un texte publié sur leur site Internet : "Nous croyons que l’intention de Charlie Hebdo n’était pas d’ostraciser ou d’insulter les musulmans, mais plutôt de rejeter avec force les tentatives d’une petite minorité d’extrémistes radicaux de limiter la liberté d’expression. (…) Si nous approuvions la liberté d’expression seulement à ceux avec qui on est d’accord, la notion même de liberté d’expression serait très limitée », explique Andrew Solomon, président américain du PEN avant de conclure : "La récompense n’est pas nécessairement en accord avec le contenu exprimé." Une réponse qui, toutefois, ne semble pas avoir convaincu l'ensemble des écrivains anglo-saxons.
 

Lettre ouverte

Le deuxième acte de cette fronde survient le mercredi 30 avril. Ce jour là, plusieurs écrivains dont Joyce Carol Oates et Russell Banks publient une lettre ouverte. Dans celle-ci, les auteurs jugent "sincère (Charlie Hebdo) dans son dédain de toutes les religions" et reconnaissent que le journal s’attaque aux différentes religions de manière "égale". Mais soulignent-ils : "dans un pays inégalitaire, ces offenses n’ont pas le même effet pour tous" (…) "Les caricatures du prophète représenté par Charlie Hebdo peuvent être interprétées comme la cause d’une plus grande humiliation et souffrance" pour une catégorie de la population française qui est "modelée par un héritage colonial et dont une large partie est musulmane pratiquante".
 
Les signataires de la lettre, dont le nombre ne cesse de croître, condamnent eux aussi les meurtres du 7 janvier mais accusent l’hebdomadaire satirique de se moquer "d’une partie de la population française déjà marginalisée et traitée de façon non équitable". Par dessus tout, ils ne comprennent pas la décision du Pen d’honorer l’hebdomadaire : "Il y a une différence entre soutenir une liberté d’expression qui va à l’encontre de l’acceptable et récompenser une telle liberté d’expression", insistent les auteurs.

Démystifier la religion

Face à ce tollé, plusieurs voix se sont élevées pour défendre Charlie Hebdo. Au premier rang desquelles celle de Salman Rushdie. Depuis la parution de son ouvrage Les Versets sataniques, l’auteur, qui fait l’objet d’une fatwa et a longtemps vécu sous protection policière, s’est dit atterré par la réaction des membres du Pen, dont certains sont de "vieux amis". "Si le Pen Club, en tant qu'organisation défendant la liberté d'expression, ne peut pas défendre et rendre hommage à des personnes qui ont été tuées pour avoir dessiné des caricatures, alors je ne sais vraiment pas à quoi il sert. Ce que je peux dire à Peter, Michael et aux autres, c'est : "J'espère que jamais personne ne les prendra pour cibles", a-t-il répliqué dans le New York Times du 26 avril.
 
Le lendemain, sur Twitter, Salman Rushdie, qui fut lui même l'ancien président du Pen, est même allé jusqu’à traiter ses confrères de "poules mouillées" ("pussies"), les accusant d'être "à la recherche d'une personnalité".


Dans un autre tweet daté du 28 avril, il précise que "démystifier la religion n’est pas (selon lui) de la haine" mais de "la satire".


Du côté de la presse américaine, Adam Gopnik, éditorialiste au New Yorker, s'est également fait le défenseur de l’hebdomadaire français dans une tribune intitulée "Charlie Hebdo n’est pas pour ceux qui usent de subtilité et de douceur dans leurs satires". Il en va de même pour l’éditorialiste du Washington Post, Richard Cohen, qui dans son édito du 4 mai déclare : "ces gars n’ont peut-être pas de goût, mais ils ont des tripes".

L'écrivain nord-irlandais  et contributeur de Charlie Hebdo, Robert McLiam Wilson, a, quant à lui, rédigé un article dans le quotidien britannique The New Statesman intitulé "Si vous ne parlez pas français, comment pouvez-vous juger si Charlie Hebdo est raciste ?"  Dans celui-ci il se demande si "Les auteurs qui boycottent Charlie à New York parlent tous français ? Si tel n’est pas le cas, alors, sérieusement, comment leur opinion pourrait-elle être éclairée ? Vous feriez tout aussi bien de demander à votre perruche son avis !
 
Malgré la controverse grandissante, la cérémonie aura lieu ce mardi à Manhattan. Et l'auteur franco-congolais, Alain Mabanckou qui, dans sa tribune "Il n’y a pas de France sans arrogance" a défendu le choix du Pen, remettra le prix à l’équipe de Charlie.
 

Dorothea Hahn du Tageszeitung
Dorothea Hahn, correspondante aux Etats Unis de la Tageszeitung de Berlin

Entretien avec Dorothea Hahn, correspondante aux Etats-Unis du journal allemand Die Tageszeitung

Au delà des six auteurs membres du Pen, à ce jour 204 écrivains ont manifesté leur opposition à la remise du prix "Courage et liberté d'expression" à Charlie Hebdo... Pourquoi tant d’intellectuels connus et reconnus signent-ils un texte qui s'élève contre l'attribution de ce prix ? 

Ils ont soutenu et continuent de soutenir ce que fait Charlie Hebdo sur la base du principe de la liberté d’expression.  Et s’ils ne se distancient pas de ce support ni de cette solidarité, ils considèrent néanmoins que Charlie Hebdo ne mérite pas un prix. Pas tant parce qu’ils n’apprécient pas les caricatures en tant que telles, mais davantage en raison du potentiel politique de celles-ci. Pour eux, même si Charlie Hebdo attaque toutes les religions, les premières "cibles " du journal seraient les musulmans. Or, ces écrivains considèrent la communauté musulmane, en France, comme une communauté marginalisée sans pouvoir de réponse, sans pouvoir économique etc.
 
Le nombre grandissant d'écrivains signataires ne m’étonne pas. Dès que les attentats à Charlie Hebdo ont eu lieu, il y a eu une réaction assez virulente aux Etats-Unis. Obama, par exemple, n’était pas à Paris pour la manifestation du 11 janvier. Par la suite, il a présenté des excuses. Mais peut-être n’était-ce pas un hasard ? Aux Etats-Unis les médias ont, à quelques exceptions près, presque tous choisi de ne pas publier les caricatures. La télé publique, les grands journaux comme le New-York Times, Wall Street Journal etc., tous ont justifié cette auto-censure face à leurs lecteurs ou téléspectateurs, en disant qu’ils considéraient ces dessins insultants, anti-religieux etc. Par ailleurs, le public américain, pour la plus grande partie, et cela inclut les écrivains, ne parle pas français, ne connaît pas l’histoire de la France et encore moins l’histoire et la tradition française de la laïcité. Il n’existe même pas de mot pour dire laïcité en anglais. Il faut également dire que la grande majorité des Américains ne connaît pas le journal dont il est question, à savoir , Charlie Hebdo.
 
Ce qui est évident, en revanche, c’est que ce journal ne serait jamais publié aux Etats-Unis. Les gens ne l’achèteraient pas, ne le liraient pas. La plupart pense que c’est une forme très française qu’il ne faut pas soutenir. Soutenir Charlie contre les assassinats, oui. Mais pas promouvoir les caricatures de Charlie Hebdo par un prix.

Les opposants à cette remise de prix sont-ils majoritaires ?

Je ne dispose pas de chiffres concrets. Mais ce qui est sûr c’est que, ces derniers jours, ce sont les opposants à la remise du prix qui mènent le débat. A l’exception notable de Richard Cohen, qui a signé un édito dans le Washington Post en soutien à la remise de ce prix ce lundi 4 mai, pour l’instant, les partisans ne s’expriment pas trop sur le sujet. Ils l’ont fait au moment de l’annonce de la décision du Pen. Quoi qu’il en soit, le prix sera remis aujourd'hui lors de la cérémonie.

Existe-t-il deux conceptions différentes de la religion, de la laïcité voire de la liberté d’expression entre la France et les Etats-Unis ?

Parmi les 200 signataires qui ne souhaitent pas voir Charlie Hebdo décoré, tous ne sont pas religieux. Certains se déclarent même ouvertement athées. Ce qui n’est pas rien aux Etats-Unis. Cependant, oui, il faut mettre ces réactions en perspective avec la place qu'occupe la religion dans la société américaine. Ici la religion fait partie des choses que l’on ne critique pas. Point à la ligne. Beaucoup considèrent que ceux qui vont dans un tel extrême dans la critique de la religion, sont eux même des extrémistes. Partant de là, il est très difficile d’apprécier une situation qui est totalement différente de celle de la France, où la laïcité, ainsi que la critique de la religion occupent un espace important.
 
Il existe une vraie différence culturelle entre les deux pays. La laïcité, même si elle comporte des lacunes, joue un rôle énorme dans l’histoire française. Ici, il n’y a pas d’espace de laïcité. La laïcité tout court n’existe tout simplement pas. En revanche, il existe un énorme espace politique pour la religion. En fait, la religion joue un rôle dans l’histoire américaine comparable a celle de la laïcité dans l’histoire française.
 
Les Etats-Unis se sont  fondés sur deux principes, l’asile donné aux religieux persécutés en Europe et la liberté d’expression. Concernant la liberté d’expression aux Etats-Unis, j’irai même jusqu’à dire qu’elle est encore plus grande quand ce sont des religieux qui l’utilisent. Et cela a aussi un lien avec l’affaire Charlie Hebdo. Par exemple, dès le lendemain des assassinats, un des plus grands journaux américains, USA Today, a laissé un religieux musulman radical de Londres s’exprimer dans ses colonnes. Il y disait, entre autres : "si quelqu’un insulte le prophète, tue-le". Cela a été publié. Et dans les jours qui ont suivi, des religieux issus d’autres confessions, même s’ils n’ont pas parlé de tuer, ont fermement dénoncé ces caricatures comme intolérantes envers la religion.

Le débat autour de la différence entre critique de l'islam et islamophobie est-il aussi vif aux Etats-Unis qu'en France ?

Ce qu'il faut bien comprendre c'est que la religion ici a vraiment un poids énorme. Il est même possible d’avoir une religion entièrement basée sur la haine comme par exemple celle du  Westboro Baptist Church (WBC) qui a pour fondement la haine des homosexuels. Pendant des années les membres de cette communauté ont organisé des manifestations lors des enterrements de soldats homosexuels. Des manifestations très agressives contre les soldats morts durant les guerres d’Irak ou d’Afghanistan. Pourtant ceci est tout à fait légal ici. Il en va de même pour l'église "Dove World Outreach Center" qui brûle le Coran à la date anniversaire des attentats du 11 septembre ou encore pour les religieux fondamentalistes chrétiens qui insultent les femmes qui se rendent dans des plannings familiaux. Tout cela démontre l’espace et la tolérance envers le principe religieux dans la société américaine.
 
Comme il n’y a pas de débat sur le fait religieux et son rôle dans la société, on laisse bien souvent la religion aux religieux. Et ceux qui osent critiquer les religions le font généralement par des moyens très agressifs. C’est notamment le cas de l’extrême droite américaine, islamophobe, qui, dimanche, a organisé un événement à Dallas, au Texas. Il s’agissait d’une forme d’expression ouvertement anti-islam et revendiquée comme telle. La manifestation avait même pour thème "l’art anti-islam".
 
Pour l’instant nous n’avons que peu d’informations sur les agresseurs présumés abattus par la police (dimanche 3 mai, la police a abattu deux hommes armés qui avaient ouvert le feu près d’un centre ou se tenait un concours de caricatures de Mahomet en présence du populiste néerlandais Geert Wilders, ndlr). Mais dans les médias américains, cela est présenté comme un événement qui aurait pu devenir un "Charlie Hebdo à l’américaine". Alors que les intentions des organisateurs étaient totalement différentes.