Fil d'Ariane
TV5MONDE : N’y a-t-il aucune loi qui restreindrait la prise de décision en période de transition ?
Jean-Éric Branaa : il y a des lois qui restreignent le pouvoir du président sortant ou qui, en réalité, donnent des prérogatives au président qui arrive.
La loi sur la transition, votée en 1963 et dépoussiérée en 2017 par celui qui conduit actuellement la transition pour Joe Biden, précise que le président sortant est tenu de communiquer au président qui arrive tout ce qui concerne la sécurité nationale et les mouvements de troupes militaires. Ce sont en effet des questions hautement sensibles. Après, c’est la tradition, plus que la loi, qui oblige le président sortant à mettre à disposition à travers le GSA, c’est-à-dire l’Inspection générale des services, des bureaux dans chaque administration, de laisser l’accès à tous les différents dossiers et de permettre à tous ceux qui sont nommés ou prénommés dans ces administrations, de prendre connaissance des dossiers, pour que le 20 janvier à midi, c’est-à-dire au moment de l’investiture du nouveau président, la nouvelle administration des Etats-Unis soit prête au travail pour qu’il n’y ait pas d’interruption dans le travail de l’administration américaine.
TV5MONDE : Donald Trump peut donc faire ce qu’il veut jusqu’à la fin de son mandat ?
Jean-Éric Branaa : Le président reste président, jusqu’au 20 janvier à midi moins une. Et il a tous les pouvoirs dans ses mains, sans aucune restriction et heureusement ! Il est élu démocratiquement par le peuple, il a été investi le 20 janvier à midi lui-même, son mandat va donc jusqu’au bout.
TV5MONDE : Joe Biden aurait été tenu à l’écart de la réunion officielle des renseignements à laquelle le président est traditionnellement convié. Donald Trump entretient-il une stratégie de mise à l’écart ?
Jean-Éric Branaa : Joe Biden n’a pas accès directement aux informations de sécurité, mais il dispose normalement d’un accès total à tous les documents et à toutes les administrations. Concernant les informations relatives à la sécurité, il faut savoir que Kamala Harris, la vice-présidente entrante, fait partie de la Commission du renseignement au Sénat donc elle a de toute façon accès à ces informations. Joe Biden a lui aussi accès à un certain nombre de ces informations depuis qu’il est candidat officiel du parti démocrate, c’est une prérogative. Depuis qu’il est président élu, paradoxalement, Joe Biden a moins accès à ces informations. Cela s’explique par la volonté du président en place qui a mis clairement des bâtons dans les roues de cette transition et qui fait ce qu’il a fait pendant quatre ans : empêcher l’administration de travailler. Il a contraint sa propre administration en ne permettant pas des nominations à des postes importants, par exemple. Il le fait désormais avec l’administration suivante en l’empêchant de se mettre en place.
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TV5MONDE : Cité par la chaine CNN, un responsable de l’administration Trump a déclaré : « notre but est de déclencher tellement d’incendies qu’il sera difficile à l’administration Biden de tous les éteindre ». Comment est-il possible de s’en déclarer ouvertement dans une démocratie, avec un président officiellement élu ?
Jean-Éric Branaa : Je me pose la même question. La situation à laquelle on assiste est totalement inédite. Je ne sais pas comment on retiendra dans l’histoire cette crise des élections… Il va falloir trouver un nom qui permette de qualifier ce qui est en train de se passer. On est clairement face à des appels à l’insurrection, à un blocage systématique, à une attaque contre la démocratie américaine. Il faut quand même le dire, cela est fait par l’administration qui est au pouvoir et par des élites qui sont en place. Que ce soit au Congrès, dans des assemblées ou dans différents États. C’est extrêmement grave de constater tout cela. D’autant qu’il y a évidemment une grande différence entre le droit de recours après une élection, qui fait partie de l’exercice démocratique et qu’il faut respecter, et empêcher le président qui s’avère être élu, de fonctionner. Quand à Joe Biden, il est désormais élu, puisque la plupart des États l’ont reconnu et certifié, c’est le cas en Géorgie. C’était la dessus que Donald Trump pensait avoir une victoire. Désormais il n’y a plus de possibilité pour lui de remonter. À un moment donné, il faut savoir s’arrêter.
TV5MONDE : Pourquoi Donald Trump a-t-il fait retirer 2000 soldats en Afghanistan, 500 en Irak, maintenant ?
Jean-Éric Branaa : Il n’y a pas de raison stratégique, immédiate en tout cas. C’était une promesse de campagne de Barack Obama, de faire rentrer les "boys" d’Irak, parce que le peuple américain ne comprend pas pourquoi il a des soldats dans ce pays là. Ce sont comme des guerres étrangères, la page de l’Irak est désormais tournée, les Américains veulent que les "boys" rentrent aux Etats-Unis. Mais quand Barack Obama a voulu les retirer, celui qui était en charge de la politique étrangère à l’époque, Joe Biden, s’est aperçu que c’était très compliqué de retirer ces soldats, en accord avec les autres puissances étrangères sur place dont la France. Libérer ce territoire, c’était le laisser en libre accès pour les Talibans ou pour Daesh, les laisser se réinstaller leur permettait de se réorganiser et donc ça devenait, par effet de boomerang, une question de sécurité nationale pour les différentes démocraties du monde. Ils ont donc laissé des soldats. Donald Trump qui avait la même promesse de les retirer n’a pas pu le faire pendant quatre ans pour exactement les mêmes motifs. Les experts militaires lui ont expliqué que ce n’était pas possible. Ils l’ont fait en toute fin de mandat, avant de partir, plus pour mettre une pierre dans le jardin de Joe Biden qu’autre chose. Donald Trump est même assez cynique quand il en parle. Il a déclaré : « Et au mois de mai, je les retirerai tous ». Il sait qu’il n’est plus là au mois de mai, ce qui lui permettra, le jour ou Joe Biden renverra ces soldats pour assurer la paix du monde, de dire : « mais vous voyez, je les avais retirés, Biden lui les renvoie aussitôt » !
TV5MONDE : À quoi peut-on s’attendre dans les semaines qui viennent ?
Jean-Éric Branaa : À mon avis, ce sera le 14 décembre que Donald Trump concédera sa défaite, il en sera obligé car le collège électoral va déclarer Joe Biden gagnant. Jusque-là, il usera de tous les moyens possibles pour essayer de remonter la pente. Le pire de tous est pour moi la pression mise sur les élus du Michigan et de la Pennsylvanie en les appelant à l’insurrection, en leur demandant de changer les listes des grands électeurs et de mettre des listes républicaines à la place alors que le choix des urnes, des citoyens par leur vote, est d’envoyer des grands électeurs démocrates. C’est un véritable scandale qui n’a jamais eu lieu aux États-Unis, qui est totalement illégal. Je ne sais pas comment il se réglera ensuite, mais cela n’empêchera pas Joe Biden d’être élu puisque même si Donald Trump volait le Michigan et la Pennsylvanie, Joe Biden serait toujours à 270 et Donald Trump 238 donc là encore, il n’y a pas d’issue pour Donald Trump dans cette affaire là.
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TV5MONDE : Comment se sont passées les transitions précédentes ?
Jean-Éric Branaa : Elles se sont toutes bien passées. Mis à part celle-là. C’est la première fois que l’on a une transition de ce type, c’est inédit. Même en 1800 au moment de la passation de pouvoir entre John Adams (ndlr : second président des États-Unis) et Thomas Jefferson (ndlr : troisième président des États-Unis), deux frères ennemis qui se sont haïs toute leur vie, la transition s’est bien passée. Cela dit, on connait tout de même deux exemples de transitions un peu difficiles. En 1860, juste avant la guerre civile, c’était particulier mais ça n’atteint pas ce niveau là. La seconde, en 1933, se déroule au moment de la passation du pouvoir entre Hoover et Roosevelt. Hoover voulait empêcher Roosevelt de mettre en place son New Deal et lui a mis quelques bâtons dans les roues aussi. Mais là encore, on n'avait pas atteint un tel niveau comme cette fois-ci. On est réellement dans une crise sans précédent. Et on peut espérer que cela ne se reproduise plus. Mais l’exemple ayant été donné, on peut avoir peur qu’à l’avenir cela donne des idées à d’autres.
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TV5MONDE : Le comportement antidémocratique et la mauvaise foi dont fait preuve Donald Trump, ne pourraient-ils pas donner le mauvais exemple à d’autres à l’avenir ?
Jean-Éric Branaa : C’est réellement le danger. Quand nous ouvrons la boite de Pandore, on ne sait jamais vraiment ce qu’il va en sortir. Cela fait trente ans que j’enseigne la politique et la civilisation américaine et nous avons toujours avec mes collègues, présenté ce pays comme une démocratie très avancée, dans laquelle le pouvoir se passe pacifiquement d’un président à un autre. Cette fois-ci, on se rend compte que Donald Trump a tout essayé pour que les gens descendent dans la rue, prennent les armes et commettent l’irréparable. La chance de ce pays c’est de s’appuyer sur une démocratie très profonde, un sens des valeurs et un respect de la Constitution par tous les citoyens puisqu’ils sont tous élevés dans ce respect là. C’est le grand échec de Donald Trump, puisqu’il n’a pas réussi à créer le chaos qu’il espérait dans la rue, même s’il tweete qu’il est suivi par tout le monde et que tout le monde l’aime très fort, je crois qu’il y a quand même un vrai reflux aux Etats-Unis actuellement et que beaucoup d’Américains se posent des questions et regardent ce spectacle en étant vraiment désolé de ce qui arrive à leur pays.