Fil d'Ariane
Les femmes manifestent devant le Capitole, à Washington, contre la séparation des enfants de clandestins de leurs parents, une mesure brandie par le gouvernement de Donald Trump pour dissuader les migrants de franchir la frontière (23 mai 2018 AP Photo/J. Scott Applewhite).
L'ironie de la situation, c'est que Donald Trump ne fait qu'appliquer à la lettre les lois adoptées sous l'administration Obama. De fait, celles-ci prévoient le placement des mineurs accompagnant des adultes en situation irrégulière dès que ces derniers tombent sous le coup d'une inculpation. Une mesure prise pour protéger les enfants du rapt. Car jusqu'au printemps 2018, la plupart des directives toléraient la présence des clandestins à partir du moment où ils avaient des enfants avec eux. Certains migrants allaient jusqu'au kidnapping pour s'assurer un séjour américain.
Le nouveau gouvernement se contente d'appliquer cette loi, en multipliant les inculpations : les migrants sont inculpés avant même qu'ils n'aient le temps de déposer une demande d'asile. Pour le mois d'avril 2018, seulement, 51 000 personnes ont été arrêtées, soit 1700 par jour. C'est aussi le premier gouvernement à brandir la menace de la séparation pour dissuader les candidats à l'immigration clandestine. Les précisions de notre correspondante aux Etats-Unis :
d'octobre à fin décembre 2017, l'Agence pour la réinsertion des réfugiés a voulu assurer le suivi de 7635 mineurs placés - un suivi qui n'a aucun caractère systématique ni obligatoire. Bilan : 6075 d'entre eux vivaient encore dans leurs familles ou foyers d'accueil ; 28 avaient fugué ; 5 avaient quitté les Etats-Unis et 52 avaient quitté leur foyer ou leur famille, mais pas les Etats-Unis.
Où sont les 1475 autres ?
Près de 1500 enfants séparés de leurs parents, puis disparus, happés par le système Trump ? L'inquiétude croît face aux abus que de fausses familles d'accueil auraient pu leur faire subir : trafic, adoption illégale, travail forcé ? Sont-ils même encore vivants ? L'opinion publique et les médias s'enflamment. Quelles que soient ses convictions personnelles, une ligne rouge a été franchie : on ne touche pas aux enfants.
Les choses ne se sont pas tout à fait passées ainsi, explique le New York Times. Les mineurs dont la trace s'est perdue étaient surtout des adolescents non accompagnés — de jeunes originaires du Honduras, du Salvador et du Guatamala fuyant, seuls, les représailles de gangs ou de cartels, la violence ou les abus domestiques. Ceux-là n'ont pas été séparés de leurs parents à la frontière.
Ce qui n'enlève rien à l'inquiétude que mérite la "disparition" de ces mineurs particulièrement vulnérables. "Leur présence sur le sol américain est peut-être discutable, mais maintenant qu'ils sont là, ils sont sous notre responsabilité. Et nous ne savons même pas où ils sont ?" s'indigne une députée devant le Congrès. De fait, en s'attaquant au sort d'enfants qui n'ont pas voix au chapitre, le gouvernement heurte toutes les sensibilités, même celles des opposants les plus farouches à l'accueil des migrants.
A la faveur de la journée nationale des enfants disparus, qui tombait ce 25 mai, médias et associations se sont emparés de la polémique (► écoutez le témoignage en anglais d'une mère séparée de son enfant à la frontière), tandis que les citoyens manifestaient leur indignation dans la rue, mais aussi sur les réseaux sociaux, où la polémique fait rage sous le mot-dièse #WhereAreTheChildren
#ICE strikes terror in
— cassandracarolina (@cassandra17lina) 30 mai 2018
Families, communities
What have we become?#WhereAreTheChildren #WhereAreTheChildren pic.twitter.com/KQkQaRyD6O
Des célébrités et personnalités expriment, elles aussi, leur indignation, comme Jessica Chastain, Julianne Moore ou Jim Carrey qui tweete : "La pire terreur d'un enfant, c'est d'être séparé de ses parents. Traiterait-on un petit blond aux yeux bleus avec autant de brutalité si on l'arrêtait à la frontière ? Aurait-on laissé mourir 4600 Portoricains s'ils avaient été blancs ? NON. Trumpisme rime avec racisme. SEIGNEUR, QUE SOMMES-NOUS DEVENUS ?
The WORST TERROR a child can experience is being taken from their parents. Would blonde, blue-eyed children ever be treated so brutally at our border? Would 4,600 Puerto Ricans have been left to die if they were "white"? NO. Trumpism is racism. WHAT IN GOD'S NAME HAVE WE BECOME? pic.twitter.com/tnxKoO2s0O
— Jim Carrey (@JimCarrey) 1 juin 2018
Comment, alors, a-t-on perdu la trace de ces 1475 clandestins mineurs ? Ou plutôt, pourquoi les familles d'accueil n'ont-elles pas répondu à la requête de suivi des services sociaux ? Le fait est que certaines familles d'accueil ne sont pas forcément en situation très régulière et qu'elles sont tendance à se cacher des autorités ; d'autres ont déménagé, changé de coordonnées... Quant aux enfants qui sont placés dans des foyers, ils ont pu changer d'Etat, en fonction des places disponibles dans les différentes institutions. D'autres, devenus majeurs, ont quitté le giron des services sociaux. En l'absence de recherches systématiques - Donald Trump se désengage formellement d'un suivi contraignant - difficile de faire la part des choses. Rien ne garantit qu'une partie des mineurs ne sont pas tombés entre de mauvaises mains.
Reste que l'Amérique, depuis, s'émeut des conséquences de la politique migratoire de Trump. Une politique de séparation systématique des familles qui refuse de dire son nom. Pour l'administration Trump, les familles qui migrent clandestinement enfreignent la loi et mettent leur progéniture en danger —" leurs enfants seront mieux dans une famille d'accueil", entend-on.
Si les 1475 mineurs passés entre les mailles du filet des services sociaux ne sont peut-être pas réellement "perdus", ils ont probablement, eux, bel et bien perdu leurs familles. Sans parler anglais et ne disposant d'aucune information sur le sort de leurs proches — parents et enfants placés sont gérés par deux administrations différentes — comment pourraient-ils retrouver des parents qui, entre-temps, ont peut-être été incarcérés ou expulsés ? Une situation dont les accents inhumains et désespérés rappellent les heures les plus répressives des régimes de l'Est au milieu du 20e siècle.