Fil d'Ariane
Ils se reconnaissent entre eux grâce à une seule lettre en majuscule, un "Q", comme "Question". Leur slogan est "WWG1WGA" (Where We Go One We Go All : Où l'un d'entre nous va, nous y allons tous). Ils se montrent désormais à la télévision, dans les meetings politiques et inspireraient même des actes de violence terroriste. Leur "leader" et théoricien originel est un compte anonyme d'un forum Internet, censé appartenir à la haute administration ou au renseignement d'État. Leur mouvement pourrait être placé sous peu sur la liste des "menaces terroristes intérieures" par les autorités fédérales…
Mais de qui parle-t-on ? Des "QAnon" : ces milliers — voire millions — d'Américains partisans de Donald Trump qui défendent avec ferveur, une théorie conspirationniste de "libération de l'Amérique" par la chute de l'État profond et de la destruction d'un réseau pédophile mondial tenu par des élites américaines, dont Hillary Clinton serait à la tête…
Qu'est-ce que l'"État profond" ?
Le concept d'"État profond" apparaît en Turquie pour la première fois avec le coup d'État militaire de 1980. Le chef d'État major qui prend le pouvoir en Turquie à cette occasion, Kenan Evren, aurait déclaré alors : " L'État profond, c'est nous. À chaque fois que l'État s'affaiblit, nous le reprenons en main." Au début des années 1990 le concept est discuté dans le monde anglophone et trouve, sous les analyses de Peter Dale Scott (professeur émérite de littérature anglaise à l'Université de Berkeley) une définition générale qui est la suivante : " l'État profond est un cercle de contacts de haut niveau, souvent personnels, où le pouvoir politique est susceptible d'être dirigé par des gens très riches". L'État profond est aussi souvent assimilé à une autre façon de désigner les bureaucraties permanentes militaires, du renseignement et de la diplomatie de n’importe quelle nation.
A deux reprises la semaine dernière, le chef de l’État français Emmanuel Macron a critiqué "l’État profond" français, reprenant les mêmes mots que Donald Trump, dénonçant très souvent le « deep state ».
Article du Monde diplomatique : Quand les démocrates s’en remettent à l’État profond (Aux bons soins de la CIA...)
Le mouvement QAnon, malgré ses croyances dignes d'un roman conspirationniste ou d'une politique fiction délirante est pourtant devenu en moins de deux ans un véritable phénomène politique, relayé — sans jamais le nommer — par sa principale figure de proue, adulée de ses militants : le président des États-Unis en personne.
En octobre 2017, au fin fond du forum Internet "4Chan" — là où les Anonymous s'inventèrent en 2006 — un compte intitulé "Q" poste ses premiers messages. Selon ceux qui y croient, son émetteur serait un haut fonctionnaire de l'État, ou un agent des renseignements. "Q" explique, de manière elliptique et le plus souvent par des questions, que "le président des États-Unis Donald Trump travaille secrètement à rendre le pouvoir au peuple, avec l'objectif de démanteler "l'État profond" pour au final dévoiler des "cercles libéraux" organisant notamment des activités pédophiles et du détournement de fonds publics".
Extraits de traduction de l'une des premières publications de QAnon sur 4Chan : "HRC (Hillary Rodham Clinton, ndlr) détenue, pas encore arrêtée. Où est Huma ? Suivez Huma. Cela n'a rien à voir avec la Russie (pour l'instant). Pourquoi Potus (le président des État-Unis, ndlr) s'entoure-t-il de généraux ? Qu'est-ce que le renseignement militaire ? Pourquoi contourner les agences à trois lettres? (…) Croyez-vous que HRC, Soros, Obama, etc, ont plus de pouvoir que Trump ? Fantaisie. Celui qui contrôle le bureau du Président contrôle ce grand pays. Ils n'ont jamais cru un seul instant qu'ils (démocrates et républicains) perdraient le contrôle. Ce n'est pas une bataille de R contre D. Pourquoi Soros a-t-il donné tout son argent récemment ?"
Très rapidement, le compte "QAnon" ("Anon" pour anonyme) bascule sur un autre forum, "8Chan" (∞chan, ou infinitychan, un forum de publications d'images très utilisé par l'extrême droite internationale suprémaciste, ndlr) où il se met de nouveau à publier des messages, toujours sous forme de questions, incitant les lecteurs à vérifier par eux-mêmes les théories qu'il développe.
La théorie, telle qu'avancée dans cette vidéo pro-QAnon, est que chaque président avant Donald Trump était un "criminel" (…)Extrait de l'article du Daily Beast : What Is QAnon ? The Craziest Theory of the Trump Era, Explained. (Qu'est-ce que QAnon ? La théorie de l'ère Trump la plus folle, expliquée.)
Jusque-là, rien de très étonnant : les théories de la conspiration fleurissent en permanence sur Internet, l'Amérique y est habituée. Les messages de "QAnon" auraient pu passer seulement pour du folklore propre au réseau et y rester confinés. Mais le folklore Internet des messages de QAnon change de registre en moins d'un an : la théorie conspirationniste arrive alors en force dans le monde réel.
#QAnon America wake up pic.twitter.com/DAUAY7Uds8
— Rachel (@whoneedsit) August 23, 2019
Affiche postée avec un tweet intitulé "Amérique réveille-toi" : "En réalité ils n'en n'ont pas après moi, mais après vous. Je m'en occupe."
Certains messages de 8Chan ne sont pas signés Q mais Q+. Et Les militants sont convaincus que derrière Q+, se cache… Donald Trump lui-même, qui selon eux, donne des indices en permanence sur sa véritable identité secrète.
"Q+ just confirmed that he is #POTUS, folks." https://t.co/2fMttVFH9e #QAnon #neonrevolt
— Martin Geddes (@martingeddes) 28 octobre 2018
Signes du Q avec la main effectué par le président, chiffre 17 énoncé par le président (le Q est la 17ème lettre de l'alphabet) : pour les membres du mouvement, tout indique en permanence la réalité de l'existence de Q et surtout de Q+ : Donald Trump.
Décédé par SUICIDE avec une SURVEILLANCE SUICIDE ? Oui en effet ! Comment tout ça survient. #JefferyEpstein avait des informations sur Bill Clinton et maintenant il est mort, je vois une tendance #TrumpBodyCount mais nous savons qui a fait ça ! RT si tu n'es pas surpris #EpsteinSuicide#ClintonBodyCount#ClintonCrimeFamily
Les militants QAnon ont trouvé dans l'affaire du réseau pédophile supposé d'Epstein, une réalité tangible à l'une de leurs théories de la conspiration. Avec l'ancien président Clinton cité dans l'affaire, c'est une bénédiction pour ces soutiens inconditionnels de Donald Trump, qui, pour sa part, ne semble pas vouloir freiner leurs croyances, bien au contraire. Lors d'une récente allocution, le président des États-Unis, les yeux levés vers le ciel, les bras ouverts, a déclaré "Je suis l'élu" (I am the chosen one). Cette étrange déclaration a pris au dépourvu les observateurs de la scène politique, mais pas les QAnon, qui ont vu là — encore une fois — un message de Donald Trump à leur égard, pour confirmer qu'il était bien celui qu'ils avaient mis en poste "pour stopper la conspiration".
Les menaces des conspirationnistes pourraient augmenter si la découverte de véritables complots ou de dissimulations d'activités illicites, préjudiciables ou inconstitutionnelles, par des fonctionnaires ou des personnalités politiques de premier plan, survenait.
Extrait du rapport du FBI du 30 mai 2019 sur les menaces terroristes intérieures
Le forum 8Chan a été fermé récemment par le FBI : le manifeste du tueur d'El Paso y avait été publié. Et comme avec toutes les théories conspirationnistes, les QAnon n'y voient pas une coïncidence. Pour eux, le manifeste a été posté par le FBI lui-même afin d'avoir un prétexte pour fermer 8Chan et faire taire ainsi Q, qui n'a désormais plus d'espace pour s'exprimer. En effet, seul l'identifiant unique de 8Chan permettait d'être certain que tous les messages émanaient bien du même compte "Q". Désormais n'importe qui peut se faire passer pour celui-ci, ailleurs sur le Net. Q n'a donc pour l'heure plus d'espace pour diffuser ses messages cryptiques.
Les enquêtes des médias américains sur QAnon indiquent que de nombreux vétérans de guerre en font partie et devant l'ampleur de ce mouvement à la fois politique et de société, les autorités craignent des actions violentes. Le site qanon.pub qui publie Un document du FBI de mai 2019, publié par Yahoo News il y a peu, indique que les mouvements promouvant des théories de la conspiration devraient être classés parmi les "menaces terroristes intérieures". QAnon y est cité en exemple. Ce document du FBI émet une crainte centrale : que la campagne électorale de 2020 n'amplifie ces croyances et ne mène à des passages à l'acte. Le FBI souligne que les menaces des conspirationnistes pourraient augmenter, si "la découverte de véritables complots ou de dissimulations d'activités illicites, préjudiciables ou inconstitutionnelles, par des fonctionnaires ou des personnalités politiques de premier plan, survenait." Deux mois après cette publication et le suicide controversé de Jeffrey Epstein, le FBI a de quoi s'inquiéter, et les QAnon… de quoi alimenter leurs théories sur l'État profond.