Les États-Unis et la Russie ont finalement trouvé un accord ce samedi 14 septembre. Après trois jours de discussions intenses à Genève, en Suisse, les deux grandes puissances ont tranché sur le cas des armes chimiques syriennes. Le pays a une semaine pour présenter une liste de ces armes, et leur enlèvement est prévu d'ici à la mi-2014. Ces dernières semaines, les médias ont usé (et abusé ?) du terme de “guerre froide“ pour qualifier les tensions diplomatiques qui ressurgissent entre les États-Unis et la Russie. La liste des sujets de désaccords s'allongent ces derniers jours : asile accordé à Edward Snowden, interdiction aux Américains d'adopter des enfants russes et enfin le dossier syrien. Ce terme de “guerre froide“ est-il pour autant justifié ? Qu'en est-il réellement de leur relation ? Réponse avec Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More.
Pour qualifier les relations actuelles entre les États-Unis et la Russie, les médias utilisent constamment le terme de « guerre froide ». Est-il justifié ? C’est forcément limitatif, réducteur comme expression mais en même temps, ça renvoie à une partie de la réalité. L’expression de « guerre froide », renvoie à une période historique précise. Or, on n’est plus stricto sensu dans cette période. Si on a une vision large de la guerre froide, le fait est que ses racines remontent à 1917 selon « Histoire de la Guerre froide » d’André Fontaine. Il insiste sur le fait que le nœud est cette année-là. L’auteur souligne le fait que Wilson et Trotski étaient les deux pôles antithétiques de l’histoire universelle à ce moment-là. On voit que l’on pourrait faire commencer la guerre froide bien avant 1945-47. De l’autre côté, on n’est jamais que vingt ans après la chute de l’URSS. La guerre froide a été un phénomène géopolitique essentiel et, fatalement, il y a encore des retombées aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a encore des mentalités marquées par la guerre froide, que chez certains, ça sert de matrice pour appréhender le monde et ses enjeux tels qu’ils sont aujourd’hui. Ce n’est pas complètement injustifié même s’il vaudrait mieux parler de paix froide.
Pourquoi les Russes tiennent-ils un discours toujours plus antiaméricain ? Du côté russe, des dirigeants et de Poutine en particulier, il y a des mentalités fortement marquées par la guerre froide. Il y a bel et bien une volonté de revenir à une configuration de ce type tout simplement parce que pour la Russie/Eurasie d’aujourd’hui qui est l’héritière de la Russie soviétique d’il y a une vingtaine d’années, c’était la belle époque. Ils étaient alors la deuxième puissance mondiale, donc, ils n’ont pas du tout la même lecture que nous. Nous sommes marqués par la fin de la guerre froide, l’immense optimisme historique que cela a soulevé, le sentiment que l’on entrait dans une nouvelle ère, un nouvel ordre mondial marqué par la coopération, le libre-échange. A contrario, les dirigeants russes ont tout de même accumulé un ressentiment lié à leur défaite. Certes, c’était une guerre froide, mais il y a bien eu un gagnant – avec une victoire froide des États-Unis et plus largement de l’Ouest - et un perdant. Il y a une volonté de restaurer une puissance russe à partir du paramètre américain. C’est une obsession du côté russe. Au début des années 2000, lorsque Poutine est arrivé au pouvoir, il y avait certaines analyses selon lesquelles Poutine était quelqu’un ayant dépassé ce paramètre américain. Il cherchait à repositionner la Russie plus dans son environnement régional en bonne coopération avec l’Ouest. Finalement très vite, dès 2003-2004, les révolutions de couleurs en Géorgie, en Ukraine ont été tout de suite interprétées comme un complot de la CIA. Il y a ce retour aux mentalités de guerre froide, qui étaient toujours là et qui ont ré-émergé de façon beaucoup plus évidente même si on s’est, en partie, voilé la face. Poutine souhaite-t-il ainsi retrouver un poids diplomatique sur la scène internationale ? Tout à fait. Du point de vue de Poutine, des dirigeants russes, c’est en s’opposant aux États-Unis, aux pays occidentaux, que la Russie peut se repositionner comme puissance. On voit bien que du côté des Américains, il y avait une volonté de dépasser ça depuis quelques années et de se repositionner en Asie-Pacifique. C’est tout le discours qui a accompagné ce que l’on a appelé la diplomatie du pivot ; ce recentrage vers l’Asie-Pacifique. Du point de vue russe, la hantise serait de se retrouver dans une configuration bipolaire États-Unis/Chine, donc, ils cherchent à se positionner comme une puissance tierce, eurasiatique, entre un ensemble États-Unis/Occident et puis de l’autre côté la Chine qui émerge en tant que puissance globale.
Aujourd’hui les États-Unis se préoccupent-ils davantage de leur relation avec la Chine qu’avec la Russie ? Initialement oui. D’ailleurs, on l'a un petit peu oublié, mais l’administration Bush, mise en place en 2000-2001, était véritablement préoccupée par la montée en puissance de la Chine. En juin 2001, une crise diplomatique a éclaté entre les États-Unis et la Chine. Ensuite, il y a eu le 11 septembre 2001 qui a complètement tourneboulé la situation et les États-Unis se sont redéployés, concentrés sur les problématiques du grand Moyen-Orient. Donc, il y a bien une tendance lourde qui pousse les États-Unis à vouloir se redéployer avant tout vers l’Asie Pacifique, pour à la fois saisir toutes les opportunités en termes de croissance, de développement, d’enrichissement et aussi relever les défis géostratégiques qui sont induis par la montée en puissance de la Chine. On a retrouvé ça encore plus avec l’administration Obama à partir de 2009 et ce discours sur la diplomatie du pivot. Mais de l’autre côté, il n’en reste pas moins que le Moyen-Orient, le Proche-Orient, continuent à exister et constituent en quelque sorte le nœud gordien du monde. Quand à la Russie, elle existe toujours en tant que puissance très fortement engagée en Europe-Eurasie, au Proche et Moyen-Orient, en Asie-Pacifique. Donc, il s’agit plus d’équilibre dynamique à retrouver entre ces trois grandes régions du monde plutôt que de prétendre se désengager de l’une ou de l’autre, pour se concentrer uniquement sur l’Asie-Pacifique.
Dans cette relation de paix froide, les deux pays peuvent-ils sortir affaiblis ? Il me semble que les Russes tapent au-dessus de leur catégorie via la diplomatie, le verbe, les contradictions de la diplomatique américaine. Ils arrivent à retrouver un semblant de rôle sur la scène internationale. La partie pour la Russie est quand même extrêmement difficile à jouer. On voit quand même toute une mécanique de puissance, avec la possibilité de frappe sur le dispositif politico-militaire du régime syrien qui semble se concrétiser et cette diplomatie russe est obligée de bouger. Il y a quelques jours, ils étaient dans une position quasi négationniste : il n’y a pas d’armes chimiques en Syrie, ce sont les rebelles. Et depuis, les Russes ont proposé de mettre sous contrôle international le dispositif chimique du régime syrien. D’aucun voudrait présenter ça comme encore un superbe tour de tactique de Poutine mais concrètement, c’est quand même bel et bien une forme de reconnaissance du problème qui se noue autour du régime syrien. Il me semble que la Russie est en train de jeter un petit peu de lest en raison du rapport de force qui lui est quand-même défavorable. Il ne faut pas non plus oublier – même si ce n’est pas uniquement ça qui fait la puissance – mais le PIB global de la Russie est inférieur à celui du Brésil. Ça fait quand même partie des fondamentaux même si ça peut être compensé par l’art diplomatique.