Eurabia : quand le mythe passe à l'acte

Moins d’un an après le procès d’Anders Behring Breivik en Norvège, l’Allemagne a entamé hier lundi 6 mai 2013 l'un des plus grands procès néonazis de l'après-guerre, qui doit juger une série de neuf meurtres racistes. La principale accusée, Beate Zschäpe a été invitée par le terroriste norvégien à se servir de son procès pour mettre en avant ses idéaux politiques. De quels idéaux s’agit-il et sont-ils seulement l’apanage d’une extrême droite radicale?
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Eurabia : quand le mythe passe à l'acte
Beate Zschäpe, accusée de complicité de crimes néonazis, le 6 mai 2013 au tribunal de Munichafp.com - Christof Stache
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Murée dans le silence depuis son incarcération, en novembre 2011, Beate Zschäpe est restée
muette face à ses juges. Elle n’a porté aucun regard, n’a fait aucune déclaration ni effectué le moindre geste, contrairement au terroriste norvégien Anders Behring Breivik qui avait brandi le poing, en signe de provocation, à l’ouverture de son procès à Oslo en 2012. En novembre dernier pourtant, il l’invitait dans une missive à se servir de son procès "pour révéler (ses) réelles intentions".
"Nous sommes tous deux les premières gouttes annonciatrices d'une puissante tempête purificatrice qui arrive sur l'Europe" écrivait alors Anders Behring Breivik à sa "chère soeur", complice présumée de dix meurtres, dont neuf à caractère racistes, deux attentats à la bombe et d'une quinzaine d'attaques à main armée. "Quand il sera clair aux yeux de tous que tu es vraiment une militante nationaliste, poursuit le terroriste, tu deviendras la courageuse héroïne de la résistance nationale-socialiste, qui a tout fait et tout sacrifié pour barrer la voie au multiculturalisme et à l'islamisation de l'Europe".
Si Anders Behring Breivik fait de Beate Zschäpe une "courageuse héroïne de la résistance" c’est qu’il considère qu’une guerre se joue actuellement à l’insu du peuple, une guerre de "l'Occident chrétien contre l’Orient musulman", que l’Europe aurait déjà perdue. Une "croisade", en somme, qui diviserait le monde entre "djihadistes" et "contre-djihadistes". Et le terroriste norvégien est loin d’être le seul à partager cette conviction. "Parfois, j’aimerais que ça soit une guerre ouverte" disait par exemple le chef du parti populiste néerlandais Geert Wilders, en 2010.
Eurabia : quand le mythe passe à l'acte
Du mythe d’Eurabia...
Comme la religion qu’ils fustigent, les "contre-djihadistes" ont eux aussi leur livre révélé, Eurabia : l’axe euro-arabe. Ils l’ont reçu en 2005 de Gisèle Littman-Orebi, alias "BatYe’or", une chercheuse égyptienne d’origine juive qui habite actuellement en Suisse. Elle y décrit une conspiration qui, depuis les années 1970, lierait les élites européennes et les pays musulmans producteurs de pétrole sur la base d’un échange : "pétrole contre immigrés musulmans". 
"Selon les pires prévisions d'Eurabia, écrit le journaliste Matt Carr dans la revue Race and Class, d'ici la fin du XXIème siècle, la plupart des villes d'Europe seront envahies par des immigrants étrangers arabophones, la plus grande partie du continent vivra conformément à la Charia et la chrétienté aura cessé d'exister (…) Dans le cauchemar d'Eurabia, les églises et les cathédrales seront remplacées par des mosquées et des minarets, l'appel à la prière se répercutera de Paris à Rotterdam en passant par Londres et les restes judéo-chrétiens de l'Europe auront été réduits à de petites enclaves dans un monde de barbus et de femmes voilées par une burqa".
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… A la réalité
"Moi, je me suis plongé dans les Eurostats pendant six mois. Au maximum, les musulmans représentent 4% de la population de l’Union européenne", constate le sociologue Raphaël Liogier, auteur du Mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective, paru au Seuil en 2012. "En ce qui concerne les prévisions, il est quasiment impossible qu’il y ait un dépassement sur les 20-30 ans à venir. La population musulmane est touchée par l’écrasement démographique et avec un certain effet de retard, ce qui indique que ça va continuer à descendre." Il rappelle qu’"au niveau de l’immigration aujourd’hui, la plus forte progression est celle de l’immigration asiatique” et que des dix pays qui émigrent le plus vers l’Europe “seulement trois sont musulmans".
En ce qui concerne ses frontières, l’Union Européenne n’a cessé de les renforcer depuis les années 1970. Elle accueille très peu de réfugiés en comparaison avec les Etats-Unis, ou le Canada. En 2011, la Commission européenne indiquait à cet égard que "durant l’année 2010, environ 5000 réfugiés ont été réinstallés dans l’ensemble de l’UE, chiffre à comparer avec les quelques 75 000 réfugiés réinstallés aux Etats-Unis la même année. En fait, les Etats membres de l’UE dans leur totalité acceptent actuellement moins de réfugiés réinstallés que le seul Canada".
"Oui bien sûr, mais quand même..." 
Le monde imaginaire d’Eurabia ne résiste pas aux faits. “Quand on discute avec quelqu’un de rationnel, il va nous dire ‘oui bien sûr’” explique Raphaël Liogier. Professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, il conseille à ses élèves de ne pas s’arrêter là. “Lorsque vous faites une enquête, si vous n’en êtes qu’au ‘oui bien sûr’ c’est que vous n’avez encore rien fait. L’important, c’est quand vous arrivez à dénicher le ‘mais quand même’, c’est là que l’on passe au niveau épidermique du sentiment et que plus rien n’est rationnel. Aujourd’hui, le ‘mais quand même’ vis-à-vis de l’Islam est largement généralisé”. 
Le monde imaginaire d’Eurabia ne résiste pas aux faits, et pourtant, il touche, se diffuse, “infuse” précise le sociologue, justement “dans cet espace sentimental, épidermique”. L’idée que les musulmans ont l’intention planifiée “d’imposer l’Islam” - qui serait, par essence, “incompatible avec les valeurs françaises” - est partagée par une très large majorité de Français. Interrogés en janvier 2013 dans un sondage réalisé pour Le Monde, 80% d’entre eux considèrent que “la religion musulmane cherche à imposer son modèle de fonctionnement aux autres”. 74% estiment par ailleurs qu’elle “n’est pas compatible avec les valeurs françaises”. Des sondages qui obtiennent des résultats similaires dans le reste de l’Europe.
Eurabia : quand le mythe passe à l'acte
L’obsession collective Si les représentations de l’Islam, telles qu’elles sont synthétisées dans le mythe d’Eurabia, suscitent une telle réaction épidermique de la part des Européens, c’est qu’elles répondent à une "blessure narcissique". Pour Raphaël Liogier, “l’Europe, qui avait déjà perdu sa prééminence économique et militaire, a maintenant perdu aussi ce qui lui restait encore : sa prééminence symbolique. (...) C’est à partir de cette blessure narcissique du monde européen, plus cruellement ressentie dans cette France qui a construit le mythe de sa propre exception et de son universalité, que l’on doit comprendre l’angoisse de l’islamisation.” "C'est une blessure narcissique, au sens freudien du terme, développe Raphaël Liogier, ce complexe est en même temps morbide : on préfère ne rien être plutôt que ne pas être le centre du monde, donc on va s’autodétruire. S’il y a une guerre, c’est celle de l’Europe contre elle-même." Le mythe d'Eurabia intervient alors comme la "mise en scène morbide de l'extinction de la culture européenne par elle-même."   Les acteurs d’un théatre morbide “C’est un système paranoïaque, dans lequel tout le monde est engagé, de gré ou de force, dans un rôle défini.” Dans cette mise en scène théâtrale, chacun devient un acteur du manichéisme d’Eurabia : les “héros” contre les “djihadistes”, le “peuple opprimé” contre les “traitres”. Identifiés par Raphaël Liogier, ces quatre types d’acteurs peuvent jouer leur rôle avec plus ou moins d’intensité, comme le “héros qui défend la société européenne contre l’islamisation”. Au degré le plus fort, il s’agit d’Anders Behring Brevik, ou de Beate Shäpe, qualifiée ainsi de “courageuse héroïne de la résistance nationale-socialiste”. Mais il y a aussi d’autres “héros” qui, eux, ne passent pas à l’acte, mais qui ont “le courage de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas”. Le journaliste Sébastien Fontenelle les a identifiés dans un essai paru en 2012 aux éditions de La découverte : les briseurs de tabous, intellectuels et journalistes ‘anticonformistes’ au service de l’ordre dominant. “Eric Zemmour, pour prendre un exemple caractéristique de cette tendance, voilà quelqu’un qui n’hésite pas à se présenter ou à se laisser présenter comme “dissident”, à ceci près qu’Eric Zemmour parle partout, s’exprime partout, tout le temps.” Pour le journaliste, ces “dissidents” sont en réalité “des gens qu’on entend partout, qu’on lit partout et qui, cependant, se font passer pour des victimes d’une espèce de ‘tyrannie de la pensée correcte' qui chercherait à les museler. Et c’est assez fascinant d’observer ce réagencement du réel, parce qu’il n’a rien, dans les faits, qui permet de fonder cette affirmation.” “Mais à côté de ça, il y a des gens qui l’écoutent,” s’inquiète Raphaël Liogier. “Il y a des gens qui sont au chômage, en crise d’identité forte, et si Zemmour dit qu’il y a des ennemis, c’est que ces ennemis, il faut les attaquer. Et eux vont le prendre au premier degré, avec une très forte intensité, et ils vont passer à l’acte pour donner un sens à leur vie. Et ça, c’est Anders Behring Breivik.”

“Le peuple trompé”

Eurabia : quand le mythe passe à l'acte
Le “héros”, le “résistant”, fonde son discours sur une “majorité silencieuse” et se présente ainsi comme le représentant courageux d’une masse dominée qui, comme lui, serait “bâillonnée”. Pour Pierre Tevanian, professeur de philosophie et fondateur du collectif Les mots sont importants : “Il s’agit de personnes qui, objectivement, occupent des places très élevées dans la bourgeoisie, en termes de revenus et de patrimoine, et qui cherchent à entrer en symbiose avec l'image qu’ils se font du peuple, avec une vision fantasmée et assez méprisante, une projection de la classe dominante sur un peuple qui est un bas peuple, beaucoup plus raciste qu'il ne l'est réellement. Et en même temps qu'ils font ça, ils le produisent. Il y a cet effet performatif lié au climat idéologique, au matraquage médiatique.” “Regardez Valeurs Actuelles, indique Raphaël Liogier, c’est un journal très libéral, du groupe Valmonde, qui est normalement dans une logique de défense beaucoup plus élitiste. Ils font désormais référence au bon sens populaire et social”. Il s’opère en effet une alliance, que le sociologue qualifie de “contre-nature, entre les progressistes et les traditionnalistes”, et cela se fait “au nom de la subjectivité transcendantale du peuple”. “C’est ça le populisme,” conclut Raphaël Liogier.
Eurabia : quand le mythe passe à l'acte
Photo Boris Horvat/AFP 1er mai 2013
“Nous avons gagné la bataille des idées” Les représentations d’Eurabia ne sont plus l’apanage d’une “extrême droite” marginalisée. Le 1er mai 2013, lors du traditionnel défilé du Front national à Paris, sa présidente, Marine Le Pen, a ainsi lancé du haut de sa tribune : “Nous avons gagné la bataille des idées ! Désormais, nous devons transformer cette victoire idéologique en victoire politique”. A mesure que se sont diffusés les schémas d’Eurabia, le Front national s’est “dédiabolisé” et la droite “décomplexée”. “Pour moi, l’extrême droite n’existe plus,” explique Raphaël Liogier, “Pourquoi ? Parce qu’elle n’est plus à l’extrême. Mais Marine Le Pen ne s’est pas battue, elle a vogué sur un mouvement qui la dépasse très largement du point de vue idéologique. Ce qu’elle a fait en revanche, c’est changer complètement le fond idéologique du Front National.” “Nous n’assistons pas à l’extension de l’extrême droite, mais nous assistons au contraire à son implosion, à sa dissolution,” précise Raphaël Liogier. Contrairement au “nationalisme classique” représenté par son père dans une idologie anti-immigration, ultra libérale et antisémite, Marine Le Pen a mis son parti, à partir de 2005, sur les rails d’un nouveau nationalisme anti-libéral et anti-Islam “ni de droite, ni de gauche”. Dans la guerre imaginaire contre l’Islam, Marine Le Pen se bat au nom du “féminisme”, de la “démocratie”, ou encore de “la liberté d’expression”. Raphaël Liogier invite à comparer le Front national à ses équivalents européens : le “Parti de la liberté” aux Pays-Bas, l'“Union démocratique du Centre”, le “Parti du Progrès” en Norvège, le "Parti du peuple” au Danemark ou encore le “Parti autrichien de la Liberté”. Le sociologue constate ainsi que  “Le populisme a réussi cette espèce de tour de force de refaire cette alliance contre nature entre  progressistes et réactionnaires au nom de la liberté”. Une laïcité d’exception Le corpus idéologique d’Eurabia s’est normalisé au point - et c'est le plus grave selon Raphaël Liogier - qu’il fait aujourd’hui l’objet de politiques publiques. Pour le sociologue, il s’est opéré un tournant fondamental en 2003, avec notamment le rapport que le Premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, avait demandé à François Barouin sur la laïcité. “François Barouin conclut que l’application de la laïcité est incompatible avec les droits de l’Homme. Alors que la laïcité, précise le sociologue, c’est la synthèse entre la liberté de conscience et la liberté d’expression appliquée au culte, donc c’est un produit direct des droits de l’Homme. François Barouin conseille alors de faire émerger une nouvelle laïcité qui, à un certain niveau, et dans certaines conditions, va à l’encontre des droits de l’Homme.” C’est ce que Raphaël Liogier désigne comme la “laïcité d'exception, comme il y a des tribunaux d'exception en temps de guerre.” “La loi de 2004 proscrivant les signes religieux ostensibles, et visant implicitement le foulard, {est} la première application du programme de cette nouvelle laïcité en situation de guerre,” écrit Raphaël Liogier dans une tribune parue dans le journal Le Monde en mars 2013. Il y a moins d’un mois, une jeune fille de 15 ans a été exclue de son collège sur ces motifs alors même qu’elle avait ôté son voile. Dans l’établissement public, elle continuait de porter une jupe longue et un bandeau de 5 cm d’épaisseur, trop pour le conseil de discipline, qui a décidé de l’exclure. Elle respecte la loi, mais ça ne suffit pas. Pour Raphaël Liogier, le problème réside dans “l’intension qu’on lui prêtre”. “C’est l'intention qui compte. Et du coup on transgresse la loi en l'excluant, mais on considère qu'on a le droit de le faire.
Au-delà de tout, explique le sociologue, il faut éviter ce que Bourdieu appelait la violence symbolique, c’est à dire imposer à l’autre une intention qu’il n’a pas.” Les 4% de musulmans qui résident en Europe n’ont pas “l’intention” (ni les moyens, d’ailleurs) d’imposer une vision extrémiste de l’Islam qu’ils ne partagent même pas. L’Europe n’est pas un territoire occupé, et ni Anders Behring Breivik ni Beate Zschäpe ne sont les “courageux héros” d’une résistance à une “islamisation” qui n’existe pas.