Fil d'Ariane
Les différents documents de l'appel d'offre publiés par Frontex demandent la mise en place d'une surveillance des réseaux sociaux au sens large (tels que Facebook, forums, blogs, MySpace, YouTube, Vimeo, Twitter, Telegram, Instagram, etc, selon le document de l'agence) afin de lutter contre l'immigration clandestine. C'est dans le cadre de sa mission d'analyse des risques, que Frontex estime, dans un premier temps "qu'un vaste volume de données et d'informations doit être collecté et analysé. Frontex souhaite [ainsi]saisir les opportunités offertes par la croissance rapide des plates-formes de médias sociaux permettant aux utilisateurs d’interagir de manière inimaginable auparavant."
Ce rapport devra inclure des données et une analyse des acteurs pertinents utilisant les médias sociaux : les migrants, les trafiquants / passeurs, la société civile et les communautés de la diaspora dans les pays de destination de l'Union européenne.
Extrait de l'appel d'offre Frontex pour des "services d'analyse des médias sociaux concernant les tendances et les prévisions de migration irrégulière"
Le gardien des frontières européennes part du principe que de nombreuses interactions sur Internet se produisent avant le départ des migrants ou pendant leur transit et donc bien avant que ces personnes n'atteignent les frontières extérieures de l'UE. Logiquement, ces candidats à la migration irrégulière vers l'Europe échangent via le réseau mondial avant de partir, prennent des contacts, des renseignements. Et il est possible, grâce à des logiciels d'analyses statistiques de profiler ceux qui sont susceptibles de partir, leur trajet prévu (ou soupçonné comme tel), leurs contacts, les aides qu'ils reçoivent, etc… De la même manière, le gouvernement français se propose de repérer des fraudeurs du fisc à partir de 2020 en analysant, là aussi, les réseaux sociaux.
Bercy veut chasser les fraudeurs du fisc en analysant les données publiques des Internautes
L'article 57 de la proposition de loi de finances 2020 du 27 septembre 2019 propose que l'administration fiscale "collecte en masse et exploite les données rendues publiques par les utilisateurs des réseaux sociaux et des plateformes de mise en relation par voie électronique" :
"Le présent article propose d’autoriser l’administration à collecter en masse et exploiter, au moyen de traitements informatisés n’utilisant aucun système de reconnaissance faciale, les données rendues publiques par les utilisateurs des réseaux sociaux et des plateformes de mise en relation par voie électronique, lui permettant de mieux détecter des comportements frauduleux sans créer d’obligation déclarative nouvelle pour les contribuables et les opérateurs économiques."
L'explication de la mise en œuvre d'un tel dispositif est la suivante :
"Dans un contexte d’usage de plus en plus massif des outils numériques, il est aisé de réaliser, de manière occulte ou sans respecter ses obligations fiscales ou douanières, une activité économique sur internet, notamment de commerce des marchandises prohibées, grâce aux réseaux sociaux et plateformes de mise en relation par voie électronique. L’administration est aujourd’hui largement démunie pour identifier ces fraudeurs, l'exploitation de ces informations ne pouvant être réalisée manuellement qu’à un coût humain disproportionné."
Frontex explique vouloir pratiquer l'analyse et la surveillance des médias sociaux à des fins "de planification stratégique et d'une amélioration des techniques de renseignement (…) concernant les franchissements illégaux des frontières, le volume des franchissements (ou la planification de la traversée) dans des zones spécifiques, des itinéraires et des activités criminelles axées sur les frontières extérieures de l'Union européenne et au-delà de ces frontières."
Cette stratégie sur les futurs migrants et leurs aides, une fois établie par les analyses, devrait selon l'agence, "déterminer à un stade relativement précoce de la planification, des opérations conjointes." De plus, ces analyses "contribueront probablement à une intelligence prédictive permettant d’affecter les ressources de manière appropriée", toujours selon Frontex.
Le rapport doit fournir non seulement une compréhension du paysage actuel, mais également un système d’alerte stratégique concernant des changements tels que l’environnement sociopolitique, économique ou celui de la sécurité humaine.
Extrait de l'appel d'offre Frontex pour des "services d'analyse des médias sociaux concernant les tendances et les prévisions de migration irrégulière"
Le concept "d'intelligence prédictive" utilisé par Frontex, recouvre des logiciels informatiques d'apprentissage automatique à base de réseaux de neurones artificiels (des "intelligence artificielles") traitant des mégadonnées (Big data) issues d'Internet et ayant pour but de déterminer les "actions futures des personnes".
Ces logiciels prédictifs sont en pleine expansion depuis quelques années mais posent de nombreux problèmes éthiques, dont le plus fréquent est le renforcement des préjugés sociaux, raciaux et économiques… automatisés. L'expérience avec le logiciel de prédiction du crime "Predpol" à Chicago en est une illustration, tout comme le "laboratoire de prédiction des actes criminels de la Nouvelle Orléans" (illégal), dénoncé au printemps 2018. Pourtant, l'agence européenne des frontières ne semble pas embarassée par ces aspects très contestés de son futur système de renseignement.
> Lire notre article : Technologies de prédiction du crime : Palantir a scruté les citoyens de la Nouvelle-Orléans en secret pendant 6 ans
Mais si les comptes des réseaux sociaux des pays d'où proviennent les migrants illégaux seront analysés, ceux des personnes issues des diaspora installées en Europe, le seront aussi.
Frontex veut des rapports lui permettant de savoir qui est candidat à la migration, participe à aider les migrants, fait passer les migrants ou même incite à la migration. Cette nouvelle forme "d'espionnage et de fichage" à partir d'échanges publics sur Internet — et potentiellement d'échanges restreints, puisque une messagerie comme Telegram est citée — devrait toucher aussi les personnes installées en Europe. Les échanges numériques via les médias sociaux des diaporas européennes seront donc aspirés, analysés et participeront à créer des "alertes".
La vision Frontex de la "chasse" aux candidats à la migration sur les médias sociaux (extrait de l'appel d'offre du 25/09/2019 — Annexe II)
L'alerte stratégique devrait être multidimensionnelle et viser principalement à identifier l'existence d'une menace potentielle en termes d'intention, d'interactions ou de capacités de plusieurs types d'entités (personnes, lieux et organisations).
Les avertissements devraient impliquer une compilation et une analyse cumulatives et plus approfondies des tendances et évolutions : quelles sources d'informations font ressortir les aspirations migratoire qui façonnent les décisions des migrants au départ, sur la route empruntée et après avoir atteint l'UE, plutôt qu'une concentration excessive des dernières informations en date, ce qui peut être trompeur.
Pour que le rapport soit tourné vers l'avenir, celui-ci devrait développer des mots clés spécifiques (ou une combinaison de mots) sur les plateformes de médias sociaux, notamment Twitter, Telegram, Facebook, Instagram et YouTube. Leur analyse devrait permettre de créer des indicateurs et des avertissements concernant les modifications qui constitueront la base de la stratégie de surveillance et d'analyse des médias sociaux la mieux adaptée à Frontex, compte tenu des objectifs globaux énoncés ci-dessus.
Définition de l'intention de migration : les motivations, les attentes et les intentions qui sous-tendent les décisions en matière de migration et la nature même de ces décisions. La possibilité de migration ou le souhait de migrer.
Le continent africain étant au cœur des problématiques migratoires européennes actuelles, il semble évident que les "intelligences artificielles prédictives" de Frontex devraient aspirer au premier chef les données des populations des pays d'Afrique les plus touchés par les départs vers l'Europe, ainsi que les données de la plupart des communautés africaines installées dans l'Union européenne. Au-delà de cette surveillance et du fichage qui en découle, la question des "opérations [conjointes] qui contribueront probablement à une intelligence prédictive permettant d’affecter les ressources de manière appropriée" pose question quant aux actions de Frontex à l'égard de personnes ou de groupes de personnes qui n'auront rien fait, mais seront soupçonnées par une intelligence artificielle de "vouloir faire"… dans le futur.
Mise à jour du 5/11/2019 :
Ce 2 novembre 2019, l'agence Frontex a annoncé qu'elle abandonnait son projet "d'analyse et d'intelligence prédictive des médias sociaux". L'appel d'offre expirait le 5 novembre. Interrogée sur cet abandon par Mediapart, Frontex le justifie par "l’entrée en vigueur prochaine du nouveau règlement des gardes-côtes et gardes-frontières européens", qui doit tripler son budget et passer de 330 millions à un milliard d’euros par an. Mais rien n'indique que ce projet ne revienne pas dans l'agenda du gardien des frontières de l'Union européenne, qui a déclaré à nos confrères de Mediapart : "Nous examinerons comment le nouveau cadre juridique va modifier nos besoins opérationnels et, par conséquent, la documentation de l'appel d’offres".