EuroVegas : l'Espagne en crise dans le mirage du jeu

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EuroVegas : l'Espagne en crise dans le mirage du jeu
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Dans un royaume dévasté par une folie immobilière aux allures de suicide, un plan d’austérité sans précédent, une dette chiffrée en centaines de milliards d’euros et un taux de chômage de 25 %, la classe politique espagnole se jette avec enthousiasme dans un nouvel enfer plein de promesses libérales : celui du jeu.

Roulette espagnole

Roulette espagnole
Sheldon Adelson

Contrairement aux salles de marché informes, au monde gris des banquiers ou experts anonymes de Bruxelles, l’un des derniers présumés sauveurs du royaume d’Espagne a un visage et un nom : Sheldon Adelson. Quatorzième fortune mondiale selon le magazine Forbes , il possède et dirige le plus grand empire du jeu étatsunien : Las Vegas Sands, implanté dans le Nevada mais également à Macao et Singapour. Issu d’une famille juive d’origine lituanienne modeste, il est connu comme l’un des contributeurs majeurs de la campagne républicaine de Mitt Romney (pour près de 100 millions de dollars) et  donateur non moins généreux en faveur de la cause israélienne.

Son projet : un gigantesque complexe de casinos au sud de l’Europe, au cœur d’une péninsule ibérique en plein désarroi. Surnom prometteur : EuroVegas. Le lieu vient d’en être rendu public : Madrid, finalement préférée à Barcelone. Dans une compétition arbitrée avec gourmandise par le bienfaiteur, les deux villes avaient, au cours des derniers mois, rivalisé d’abaissement pour gagner les faveurs du magna.

Celles-ci, il est vrai, ont de quoi faire rêver : 6 casinos, 18000 machines à sous, 3 terrains de golf, 9 théâtres, 36 000 chambres d’hôtel. Montant total de l’investissement : près de 18 milliards d’euros sur dix ans.  Selon les promoteurs, plus de 200 000 emplois seraient générés, dont 94000 directs, ainsi que 15 milliards d’euros de revenus touristiques.

On l’aura deviné, les contreparties exigées des indigènes sont à la hauteur des promesses de l’Empereur du tapis vert. Pas moins d’une trentaine de conditions économiques, fiscales, environnementales. Parmi elles : 10 années d’exemption de la TVA, des impôts sur le jeu et sur l’immobilier, deux ans de dispense de cotisations sociales, réforme du code du travail, régime légal dérogatoire durant trente ans, subventions européennes, don des terrains…  Peu embarrassé, en l’espèce, de considérations morales l’ultra-conservateur américain réclame aussi l’autorisation de jeu pour les mineurs et les dépendants – y compris ceux interdits de casinos - et même, transgression suprême de son côté de l’Atlantique … celle de fumer dans les bâtiments. L’immensité des prétentions et leur contradiction avec l’élémentaire droit européen ne trouble guère la présidente de la région de Madrid, Esperanza Aguirre, conservatrice et catholique : « "Plus de la moitié des Madrilènes au chômage pourraient trouver un emploi. (…) S’il faut faire n’importe quelles modifications réglementaires, législatives (…) qui soient dans mes principes, elles se feront ».
 

Miracle autoproclamé

EuroVegas : l'Espagne en crise dans le mirage du jeu
Manifestation contre Eurovegas

Ce n’est pas l’opinion des nombreux opposants au projet, qui malgré la crise et une ambiance peu propice à la résistance, parviennent à se faire entendre. Parmi eux, les écologistes dénoncent le « chantage à l’emploi » et l’ « abandon des droits sociaux face au capital ». Réuni au sein d’une plateforme nommée « EuroVegas NO », un collectif s’efforce de combattre un « projet déprédateur du territoire qui viole les droits fondamentaux de la population et ouvre une voie dangereuse au blanchiment d’argent et la corruption ». Protestant contre « le manque de transparence des administrations publiques », il pointe le « manque absolu de responsabilité politique instrumentalisant la difficile situation sociale pour justifier le macroprojet et désactiver les résistances ».

Car si la réalité de la régression sociale  programmée ne fait guère de doute, celle du miracle économique, elle, semble bien moins certaine. En juin dernier, le milliardaire – sans doute inspiré mais sous le coup de différentes enquêtes à travers le monde et dont le versement initial est revu à la baisse - posait comme condition que les banques du pays  apportent 65 % des financements nécessaires à la première phase du projet, soit quelque 4,8 milliards d'euros, alors que le secteur bancaire venait de solliciter une aide de 100 milliards d'euros à l'Union européenne.

 

Ludopathie collective

EuroVegas : l'Espagne en crise dans le mirage du jeu

Du nord au sud, surtout, l’Espagne fourmille de projets grandioses, parcs à thèmes ou eldorados touristiques transformés en champ de ruines ou en déserts. A Benidorm, près d'Alicante le parc Terra Mitica affiche une ardoise de 65 millions d’euros et va licencier 219 personnes alors qu'Isla Magica à Séville traîne une dette de 34 millions. Non loin de Saragosse (nord de l’Espagne), un site de jeux et divertissement avait bruyamment été annoncé il y a cinq ans, d’ambition comparable à celui de Madrid, « Gran Scala » (18 milliards d’euros d’investissement dans le désert de Los Monegros, 2700 hectares, 32 complexes d'hôtel-casinos, 18 parcs à thème etc…etc…). Des lois d’exception avaient également été adoptées par la Communauté aragonaise (conduite par les partis socialistes et aragonais). Vestiges pittoresques du si récent illusionnisme libéral naïf, des pages subsistent sur le net pour en vanter les avantages à venir : « Quand on y est, on se sent libre, et c’est bien cet aspect de liberté qui est générateur de tourisme, sans compter, pour les entreprises, le peu d’impôts en vigueur contrairement à la France avec son fardeau de 47 kilos sur le dos. » Des populations devaient être déplacées pour créer une ville de 100 000 habitants. Seul infime bémol déploré par le site : « sa réalisation doit encore faire face à quelques embûches naturelles et sociales ». Certes. Cinq ans plus tard, la société opératrice (anglo-americano-australienne) s’est évaporée ; le projet est enterré.

L’expérience de ces mésaventures répétées, étrangement, ne refroidit en rien la ludopathie de la classe politique ni même, plus remarquable encore, celle des banques. Survenue au terme d’une humiliante et longue compétition inversée, l’éviction récente de la Catalogne au profit de Madrid pour l’EuroVegas parait avoir eu le même effet sur elle qu’une bille de roulette tombée à côté du numéro misé. Le jour même de la déclaration du groupe Las Vegas Sand annonçant sa défaite, le gouvernement de la Communauté autonome claironnait le lancement pour 2016 d’un nouveau « plus grand parc de loisir d’Europe » baptisé « Barcelona World », composé de tous les ingrédients mégalomaniaques du genre (12 000 chambres, casinos etc…), supposés générer 20000 emplois, pour un investissement de 4,7 milliards d’euros. Confrontée à une dette de près de six milliard d’euro qu’elle est incapable de rembourser, la région présente son projet avec la Caixa, rescapée du désastre bancaire.

Dans une tribune ironique publiée dans le quotidien El Païs, l’éditorialiste Manuel Peris  propose, pour sa part une alternative plus radicale pour redresser l’économie de sa région de Valence. : un Eurosex. « Refléchissons, écrit-il. En quoi tient la richesse de notre pays ? Dans le tourisme, sans doute. Où y a-t-il une niche dans le marché européen à exploiter ? Évidemment dans le tourisme sexuel où, pour l’instant, tout le gâteau est accaparé par le sud-est asiatique. Une initiative de ce type suscitera probablement les critiques des puritains. Mais si les Madrilènes et les Catalans sont disposés à modifier la loi anti-tabac, la législation fiscale et celle du travail au nom de l’emploi pourquoi s’effaroucher ? ».

 

Madrid préférée

06.09.2012AFP
Madrid a été préférée à Barcelone par le milliardaire américain Sheldon Adelson pour implanter un gigantesque complexe de casinos controversé, inspiré de Las Vegas, mais le projet reste suspendu à la situation économique de l'Espagne, au bord d'un sauvetage financier.

"Barcelone est une destination touristique exceptionnelle et choisir Madrid plutôt que Barcelone n'a pas été une décision facile", a déclaré Sheldon Adelson, dans un communiqué de son groupe Las Vegas Sands diffusé vendredi.
Mais le groupe américain, qui avait retardé sa décision de plusieurs mois, a immédiatement reconnu que la réalisation du projet, surnommé Eurovegas, était en partie liée à l'évolution de la situation économique en Europe, et singulièrement en Espagne, un des maillons faibles de la zone euro.

"Le processus est toujours en grande partie dans une phase initiale, et les progrès qui seront réalisés dans la résolution des difficultés actuelles en Europe seront un élément de réflexion important", a précisé Las Vegas Sands.
Le groupe, qui a achevé l'étude de faisabilité, affirme qu'il va s'attacher à déterminer la taille, la localisation précise et les options de financement sur les marchés du projet.

Le président du groupe, Sheldon Adelson, a salué "l'énergie" déployée par le gouvernement de la région de Madrid.

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Las Vegas

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Appel à manifestation de casseroles contre Eurovegas

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Maquettes du projet aragonais Gran Scala

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