Exposition des enfants aux écrans : état des lieux en 2018

Le Sénat a adopté, ce mardi 20 novembre, une proposition de loi visant à lutter contre l’exposition précoce des enfants de moins de trois ans aux écrans. Les nouveaux usages liés aux outils numériques créent de véritables inquiétudes chez les spécialistes, qui démontrent études à l'appui les effets néfastes des écrans sur les enfants… de toute catégorie d'âge. Il y a 5 ans, l'Académie des sciences préconisait l'inverse. Etat des lieux.
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Ecrans enfants
(Photo : Alexandre Dummer, Libre de droits)
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Le gouvernement a donné un avis défavorable au projet de loi du Sénat qui propose pourtant d'imposer quelques mesures d'information sur les risques d'exposition aux enfants de moins de 3 ans :
 

La disposition législative contient trois articles :

  • Le premier prévoit d’imposer sur les produits dotés d’un écran la présence d’un « message à caractère sanitaire avertissant des dangers liés à leur utilisation par des enfants de moins de trois ans pour leur développement psychomoteur ».
  • Le deuxième consiste à ajouter un bandeau d’avertissement à chaque fois qu’une publicité est consacrée aux équipements en cause (smartphone, téléviseur, etc.).
  • Le troisième vise à organiser chaque année une campagne nationale de sensibilisation sur ce sujet, en lien avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel.
Le même jour, le Défenseur des droits a publié son premier rapport sur les droits des enfants de moins de 7 ans, dans lequel il est demandé une "application stricte du principe de précaution, avec un bannissement des écrans avant trois ans dans les écoles et les structures d’accueil". Cette inquiétude au sujet de l'exposition des jeunes enfants aux écrans est le fruit d'une multitude d'alarmes qui remontent de la part des professionnels de l'enfance, de la santé et de chercheurs qui étudient ce phénomène en pleine croissance, aux multiples effets inquiétants. 

Les écrans et l'enfant : les spécialistes changent de discours

La société actuelle ultra-connectée voit le développement de nouveaux comportements au sein de la population, dont celui de "l'addiction aux smartphones". Il est désormais connu et admis que les outils numériques sont conçus et pensés pour toucher certaines zones du cerveau afin de déclencher des réflexes, conditionnements, manques et récompenses chez les utilisateurs.

> Lire notre article :"Plateformes numériques et économie de la donnée : comment nos cerveaux sont-ils influencés ?"

Les dangers de l'influence cérébrale que ces outils numériques impliquent sont connus des grands patrons d'entreprises technologiques californiennes — et pour cause — qui protègent d'ailleurs leurs enfants de leurs effets en les envoyant dans des écoles "déconnectées et sans écrans". Rester devant des programmes télévisuels et interagir avec une application numérique quotidiennement n'est pas anodin. Surtout en termes d'apprentissages pour les cerveaux des moins de 15 ans.

> Lires notre article : Technologies numériques : "Dieu seul sait ce qu'ils font aux cerveaux de nos enfants"

Ces constats n'étaient pourtant pas partagés il y a encore 5 ans par des spécialistes  qui — à l'époque — préconisaient dans le cadre des apprentissages des "applications interactives sur tablette pour les moins de 3 ans" afin d'améliorer leurs capacités d'éveil. Le  rapport de l'Académie des sciences publié en mars 2013 incite clairement à l'usage des outils numériques et des écrans de 0 à 2 ans :
0 à 2 ans : écrans
Pour les 2 à 6 ans, l'Académie des sciences détaille toujours dans ce rapport de 2013 les "bienfaits" que les applications sur écrans peuvent avoir chez les tout petits :
2-6 ans : écrans
Un reportage diffusé sur TV5Monde à propos des enfants utilisateurs de tablettes en addiction aux écrans numériques (au point de ne plus remarquer les changements de réalité autour d'eux), renvoie à cette problématique d'une véritable dépendance aux effets psycho-sociaux très perturbants. L'un des quatre spécialistes ayant écrit le "rapport sur les écrans" de l'Académie des sciences en  2013, Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, interrogé en février 2018 pour parler de son dernier ouvrage "Apprivoiser les écrans et grandir", conteste l'aspect purement addictif des écrans mais explique désormais à peu près l'inverse de ce qu'il affirmait en 2013 : les écrans avant 3 ans ne sont pas une bonne chose, et l'éveil des enfants… ne passe pas par les outils numériques, à moins que ces derniers ne soient encadrés par les parents et fortement régulés en durée d'utilisation : 
 
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Discours décalés ?

Il y a encore comme une sorte de dichotomie dans les discours sur l'exposition des enfants aux écrans : d'un côté les autorités veulent faire "rentrer le numérique à l'école" avec la généralisation des tablettes tactiles, d'un autre ils y interdisent le smartphone et veulent désormais mettre en garde les parents sur l'usage des écrans pour les plus petits. La presse est elle aussi très partagée, souvent via des spécialistes, qui lors de débats peuvent soutenir les bénéfices de l'usage des tablettes numériques chez l'enfant, ou au contraire tirent la sonnette d'alarme. Sans compter ceux qui cherchent une sorte de compromis en tentant de rassurer avec des recettes pédagogiques pour apprendre à l'enfant à comptabiliser son temps d'écran et lui apprendre à "résister" à l'addiction qui le guette. Une addiction souvent minorée par le fait qu'elle serait bien plus simple à stopper que celle avec l'alcool ou la cocaïne. Piètre compensation quand on sait que l'enfant mimétise par l'exemple de ses parents et que ceux-ci sont de plus en plus happés par leurs smartphones ou tablettes.

Ces avis divergents n'aident pas à comprendre le problème pour une raison simple : ils refusent la plupart du temps de prendre en compte une réalité psycho-sociale et éducative bien ancrée. Laisser des écrans "s'occuper de ses enfants" n'a rien à voir avec "l'apprentissage du numérique". Permettre aux enfants de s'épanouir dans l'apprentissage est clairement incompatible avec l'activité permanente sur écran, ce que les spécialistes en pédo-psychiatrie comme Serge Tisseron expliquent aujourd'hui. Mais le sujet est désormais plus celui du mode de vie ultra-connecté des populations et les nouveaux "modes éducatifs" qui n'ont d'éducatifs que le nom, puisque ce sont de plus en plus souvent des écrans qui "éduquent les enfants", au lieu des parents.

Etre initié tôt à l'informatique n'a rien à voir avec l'usage de smartphones ou de tablettes : apprendre à programmer, faire du réseau, administrer des systèmes, utiliser Internet ou créer des sites Internet se fait avec un ordinateur, accompagné par un enseignant qualifié et est une discipline comme une autre, nécessaire au XXIème siècle, mais qui n'est pas une "activité numérique" ludique répétitive et envahissante que l'enfant va reproduire chez lui . La problématique n'est donc plus de savoir si les enfants ont "besoin d'écrans" ou non, mais comment faire pour qu'ils ne soient pas noyés sous les écrans du soir au matin… comme leurs parents. Malgré tout, de nombreuses applications pédagogiques informatiques ont été développées qui — encadrées par des enseignants — ont des vertus reconnues et apportent un "plus" dans l'apprentissage : tout n'est pas à jeter avec les écrans, mais plutôt savoir quoi, comment, sur quelle durée, et avec quels objectifs les utiliser.

Troubles du langage et états dépressifs

Les retards de langage provoqués par l'usage des écrans chez les très jeunes enfants sont avérés, d'où la nécessité de les en tenir éloignés. De 2011 à 2015, 894 binômes parents-enfants avec des petits de six mois à deux ans ont été observé : les parents de 20 % des bébés laissaient ces derniers devant un écran pendant environ 30 minutes mais 69 % des sujets n’étaient pas du tout exposés à une tablette ou à un smartphone. Les scientifiques ont alors estimé que la passivité des enfants lors de l’utilisation des appareils nuisait au développement du langage et que le risque de retard augmentait de 49 % à chaque demi-heure passée devant un écran. 

Une autre étude, américaine,  sur un échantillon de plus de 40 000 enfants et adolescents de 2 à 17 ans a été effectuée en 2016. Elle comprenait des mesures exhaustives du temps passé devant un écran (y compris les téléphones cellulaires, les ordinateurs, les appareils électroniques, les jeux électroniques et la télévision) et un éventail de mesures du bien-être psychologique. "Au-delà  d'une heure par jour d’utilisation, un plus grand nombre d’heures d’utilisation quotidienne de l’écran était associé à un moins grand bien-être psychologique, y compris moins de curiosité, moins de maîtrise de soi, plus de distractions, plus de difficulté à se faire des amis, moins de stabilité émotionnelle, plus de difficultés d’entretien et incapacité à accomplir les tâches. Chez les jeunes de 14 à 17 ans, les personnes qui utilisaient beaucoup d’écrans (7 heures et plus par jour par rapport à celles qui utilisaient peu d’écran (1 heure par jour) étaient deux fois plus susceptibles d’avoir déjà reçu un diagnostic de dépression." Les résultats de ces diverses études font aussi des constats intéressants en termes de résultats scolaires, de capacités sociales. Dès 2014, le Huffington Post s'en faisait écho :

"Les chercheurs se sont aperçus que la détermination de l’enfant — que l’étude définissait comme la capacité de persévérer quand une tâche est fatigante ou difficile — était inversement proportionnelle au temps passé devant un écran. Quand un enfant de cette étude ne disposait que d’un temps d’écran limité et qu’il devait aider aux tâches ménagères, il avait au final de meilleurs résultats scolaires, s’entendait mieux avec les personnes de son entourage et était plus équilibré. Étendre la lessive, participer à la préparation du repas ou sortir les poubelles lui donnait une meilleure image de lui-même et un sentiment de responsabilité."

Extrait de l'article du Huffington Post : "Temps d'écran des enfants: les règles à vraiment mettre en place cette année", octobre 2014

Un problème… de société ?

Plus le sujet de l'exposition des enfants aux écrans progresse en termes de compréhension des effets sur le développement, des bénéfices-risques dans l'apprentissage, des dangers pour la santé avec les ondes, sur le sommeil, plus une évidence voit le jour : il est désormais parfaitement prouvé que consommer des écrans quotidiennement au delà d'une heure est néfaste. Particulièrement pour les jeunes, puisque leurs apprentissages et leur développement psycho-affectif sont en cours et que leurs capacités de sociabilisation ne sont pas abouties. La difficulté qui survient alors, face à ce constat, est donc sociétale : nous vivons dans une société entièrement régie par des écrans, avec des individus en constante interaction avec des écrans, et pour un nombre croissant "accrocs" aux écrans, qui élèvent leurs enfants en regardant des écrans et en leur faisant regarder des écrans. Un éducateur drogué peut-il aller faire de la prevention contre la drogue auprès des jeunes ? Comment réguler la consommation de produits excitants pour ses enfants quand on en consomme soi-même à outrance ? 

L'informatique a été remplacée par "le numérique" devenu "le digital" : un concept marketing qui n'a plus grand chose à voir avec une quelconque forme de maîtrise de l'informatique. "L'économie de l'attention" produite majoritairement par les "apps", ce nouvel or noir des grands groupes Internet est chaque jour plus présente. Les réseaux sociaux, jeux, systèmes de réservations, de notations, d'aides à la décision, de messageries, d'échanges,  de notifications, d'outils participatifs, d'information, d'apprentissage, tout est fait pour garder l'utilisateur devant son écran. Qu'il ait 2 ans ou 60 ans, l'attrait des outils produits par cette nouvelle économie est immense et n'est pour l'heure pas franchement contesté par les principaux intéressés : les consommateurs. Ne serait-ce pas là le principal problème ?


Les adultes passent désormais 4h par jour en moyenne devant un écran d’ordinateur ou de smartphone et presque le même temps, 3h51 devant une télé. Les mécanismes de "captation de l'attention" se sont améliorés, ils touchent beaucoup plus de monde et notamment les jeunes enfants et les adolescents. S’appuyant majoritairement sur le commerce des données et la publicité, les plateformes des entreprises numériques aboutissent logiquement à des design d’interfaces addictives et compulsives. Leur « matière première » est l’attention. Et cette ressource devient de plus en plus rare car elle est disputée par beaucoup.

Extrait de "Captologie et économie de l’attention", The Intercept, novembre 2017