Le 27 mai 1943 naissait le Conseil national de la Résistance (CNR). En marge des commémorations, soixante-dix ans plus tard, des groupuscules d’extrême droite appellent à la résistance à un "Etat fasciste". Pour semer la confusion dans les esprits, ils s’approprient des mots lourds de sens et les détournent. Que deviennent entre leurs mains les nouvelles références que sont les Printemps Arabes, l'Etat social, le respect des différences, la lutte contre l’impérialisme, la défense des droits des femmes… Décryptage.
"Nous avons été gazés", "Non à la dictature socialiste !", "Journalistes collabos !", "Nous sommes des Résistants", "Nous sommes les héritiers du CNR"… Les slogans qui fusent interpellent. La référence au nazisme et à l’occupation est claire. Et la tentative de récupération de l’héritage du CNR n’est pas du tout du goût d’Eduardo Rihan Cypel, porte-parole du Parti socialiste qui, lundi 27 mai, a immédiatement réagi : "Ces groupuscules qui crient à la dictature socialiste et invoquent le souvenir de la lutte contre le nazisme sont trop souvent les héritiers politiques de ceux que, précisément, la Résistance a fermement combattus et vaincus. Nous ne tolérerons pas cette inversion des valeurs et du sens des mots". D’après Erwan Lecoeur, sociologue, politologue et spécialiste des mouvements d’extrême droite, ces groupes cherchent à casser l’image du "méchant facho" véhiculé par les médias et à brouiller les cartes. "Plus que les urnes, ces mouvements veulent avant tout conquérir les esprits !" Printemps français L’Ordre français, Jeunesses nationalistes, Bloc identitaire, Civitas, Renouveau français et une kyrielle d’autres groupuscules ont défilé en marge de la Manif pour tous. Estampillés "extrême droite", ces groupes forment une nébuleuse hétéroclite aux revendications diverses et très souvent opposées. Leur point commun ? La haine du système et un discours bien rôdé. Parmi les nouveaux venus, Printemps français est né en mars dernier d’une scission avec le mouvement "manif pour tous", jugé trop "bisounours". Le Printemps français - que le ministre de l’Intérieur a récemment voulu dissoudre - revendique clairement une filiation avec les "Printemps arabes". Le choix n’est pas anodin. Le parallèle avec l’image d'un peuple opprimé se soulevant contre la dictature est clairement assumé. D’ailleurs, sur le site Internet de ce mouvement "fourre tout" et transcourants - principalement composé de catholiques traditionalistes autour desquels gravitent nationalistes et identitaires - les mots sont explicites : "la dictature n’a jamais survécu face à la détermination".
Des amalgames hasardeux Dans la vidéo fondatrice du mouvement défile une série de photos. Arrêt sur images. Premier cliché : Vaclav Havel, héros tchécoslovaque de la révolution de velours, et quelques mots : "Printemps de Prague, 1968". Une référence à l’invasion du pays par les chars soviétiques qui avaient réprimé dans le sang les manifestants. Vient ensuite une photo des membres de Solidarnosc, en Pologne. Deux exemples de résistance pacifique face à des régimes… communistes totalitaires. Autre image, autre référence à une répression sanglante : la manifestation estudiantine sur la place Tienanmen à Pékin, en 1989. Des comparaisons pour le moins hasardeuses (le gouvernement français a été élu démocratiquement sur un programme connu et, sauf preuve du contraire, aucun manifestant n’a été tué ou torturé). Quant à Vaclav Havel, récemment décédé, il n’aurait probablement pas apprécié d’être associé à la lutte contre le mariage gay. Cliché suivant : place Tahrir au Caire en 2011, lors du soulèvement populaire, prélude à la chute du régime d’Hosni Moubarak. Pour conclure : la Plaza del Sol, en référence au mouvement des indignés en Espagne. Les Indignés des anti-mariage gay ? Dire qu’ils n’en ont pas vraiment le profil est un doux euphémisme.
Dans la série "opération de détournement", Le Printemps français récupère également le poing levé et le "On lâche rien !", le slogan du Front de gauche inspiré de la
chanson des Hk & les Saltimbanks. Autre récupération et pas des moindres : l’esprit de "mai 68" revendiqué par l’avocat royaliste Jacques Tremolet de Villiers, membre du mouvement. Dans une enquête de
Libération sur le Printemps français, Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême droite, explique : "Cette rétorsion lexicale est une vieille méthode de l’extrême droite française. Il s’agit d’une contre-subversion symbolique qui permet à ces mouvements d’avoir l’air subversifs tout en étant parfaitement réac'."
Une guerre idéologique Dans les "principes" énumérés sur son
site, le mouvement défend à la fois "la transgression des règles" comme "mode d'action légitime" et, dans le même temps, "l'action non-violente". "Nous devons mener une guerre, mais une guerre idéologique, pas contre les personnes," peut-on lire. Le mouvement cite Gandhi et se place "sous le signe" d’Antigone, allégorie de la résistance qui s’oppose aux lois éditées par le tyran Créon… l'un des visages d’Hollande ? Souvenons-nous qu’en bravant l’interdiction qui lui est faite d’honorer son frère d’une sépulture, Antigone estime que la loi des dieux est au dessus de celle d’un homme… Doit-on en déduire que la loi divine est au dessus de celle de la République ? Parmi les catholiques traditionalistes, beaucoup l’ont déjà affirmé.
Lutte contre le mondialisme
De la manifestation contre "le mariage pour tous" au défilé parisien, organisé chaque année, en mai, par la mouvance nationaliste en hommage à Jeanne d’Arc, on entend : "Manifester contre la loi Taubira, c’est bien, mais lutter contre le mondialisme c’est mieux !" Ces groupes d’extrême droite auraient-ils rallié le mouvement altermondialiste ? "Non, ils sont alter-nationalistes" répond Erwan Lecoeur. La différence ? Les altermondialistes s’opposent à la mondialisation néolibérale et revendiquent une autre forme de mondialisation. Ces groupuscules d’extrême droite, eux, sont en faveur d’un nationalisme mis au goût du jour pour mieux lutter contre le mondialisme et l'impérialisme. "Pour eux, le mondialisme est le fruit d’une élite politique, médiatique et financière (banquiers, traders etc..), une sorte de gouvernement global qui règne sur le monde en imposant sa vision ultra libérale et hyper individualiste", précise Erwan Lecoeur. Cette idéologie mondialiste nie, selon eux, l’utilité des nations et vise à façonner un nouvel homme sans patrie, sans racine, sans références historiques. Un être réduit à l’état de consommateur, renommé "citoyen du monde" pour mieux masquer un objectif mercantile. Ils appellent donc les peuples patriotes à s’unir dans le front contre ce mondialisme dont la finalité est la destruction des identités nationales. "Les groupes identitaires se vivent comme des résistants face à un ordre mondial apatride - derrière lequel se cache souvent, dans leur esprit, la figure du juif, de l’allogène, de l’étranger venu d’ailleurs - qui cherche à uniformiser les cultures," explique Erwan Lecoeur. Ils se présentent comme "de pauvres petits français" attaqués de toutes parts et exhortent leurs partisans à assumer qui ils sont, en défendant l‘héritage légué par leurs ancêtres et en réaffirmant leurs racines nationales et européennes. A leurs yeux,
le peuple européen partage une identité unique héritée du passé et aux traits invariants.
Respect des différences
Avec son béret et son accent rocailleux, Richard Roudié, du réseau Identités, évoque la liberté des peuples à exercer leur différence… L’extrême droite serait-elle devenue une mouvance prônant le respect de l’Autre ? Non, il s’agit là d’un autre exemple de glissement sémantique : "Jadis, le racisme était fondé sur la pureté biologique de la race. Au nom de cette pureté biologique, on tirait des conséquences culturelles. Aujourd'hui c'est l'inverse : au nom de la défense de la culture, on peut se permettre 'd'euphémiser' des formes de racisme", explique Raphaël Logier, politologue et sociologue des religions français. Cette théorie du racisme différentialiste, développée par la Nouvelle Droite des années 1970/1980, s'appuie sur l'idée qu'il existe des différences culturelles inconciliables -entre un africain et un européen, par exemple. Dans les années 1980, le discours "les noirs et les arabes sont des sous-hommes, il faut les mettre à la mer" s’est, peu à peu, effacé au profit du "respectons les différences de ces pauvres gens que l’on a obligé à migrer ici". Les faire venir chez nous, c’est les exploiter, et cela a pour effet la baisse des salaires des Français. La solution ? Les aider à retourner chez eux, dans leur famille, et à développer leur pays… loin de la France. En réalité, on le voit bien, ces paroles cachent un discours raciste, un "Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés." En résumé, la rhétorique est la suivante : que chacun reste chez soi (ou rentre) chez soi pour demeurer lui-même.
Etat social protecteur
Autre cheval de bataille : l’Etat social protecteur ardemment défendu par différents leaders de la mouvance nationaliste notamment par Serge Ayoub, leader des JNR (Jeunesses nationalistes révolutionnaires) et porte-parole, du groupuscule d'extrême droite 3e voie. Un phénomène récent ? Pas vraiment. Depuis toujours, une petite frange de l’extrême droite nationaliste milite pour un État social. Mais hier encore, elle demeurait très minoritaire. En France, Jean-Marie Le Pen (ancien président du Front national, parti français d’extrême droite, ndlr), proche du petit patronat, a longtemps défendu le néo libéralisme économique. Le virage opéré par sa fille Marine est récent. Par temps de crise, elle a bien compris que parler de puissance protectrice de l’Etat trouverait un écho favorable dans la population et lui permettrait d’élargir sa base. En gros, résume Erwan Lecoeur, "Le raisonnement est le suivant : l’Etat, c’est la Nation, la Nation, c’est le patriotisme, le patriotisme, ça veut dire les bons Français de souche." En d'autres termes, excluons tous les étrangers du système de protection sociale car, en raison de la pression qu'ils exercent sur les dépenses sociales (allocations familiales, Sécurité sociale etc.), ils sapent l'Etat-providence des Français. En ces temps de remise en cause des divers systèmes de protection, de telles revendications rassurent une frange de la population. "Les leaders ne disent plus : l’important c’est la famille et l’armée. Ils ne disent plus non plus que l’avortement, c’est mal, ou encore que le port d’armes devrait être autorisé pour protéger sa famille… Ils le pensent, mais vous ne l’entendrez pas. Alors qu’il y a dix, vingt ans, encore, ils l’exprimaient clairement," explique Erwan Lecoeur. A présent, les groupuscules d'extrême droite déclarent que la protection qui est nécessaire, c’est celle de l’Etat, parce qu’eux aussi veulent jouer la carte de la "dédiabolisation".
Défenseurs des droits des femmes
Depuis quelques années, les partis et mouvements d’extrême droite semblent avoir un autre thème à coeur, celui de la défense des droits des femmes. "La
montée de l’islam radical est un vrai danger pour la liberté des femmes," déclare Marine Le Pen dans
Le populisme au féminin, un documentaire réalisé par Hanna Ladoul, Matthieu Cabanes et Marco La Via. A la question êtes-vous féministe ? Elle hésite. S'il s'agit d'être féministe à la manière de ces "harpies" des années 70/80, certainement pas. En revanche, s'il s'agit de défendre les droits des femmes sous la coupe de la religion musulmane, alors oui, Marine Le Pen est féministe. Le droit des femmes une nouvelle arme pour stigmatiser les musulmans ? Démocratie Directe Les membres de ces groupuscules se disent "partisans d’une démocratie plus directe, pour que le peuple intervienne." Par démocratie directe, "ils sous-entendent la suppression des différents corps intermédiaires et l’élection d’un leader légitimé par le peuple, par referendum, par exemple," souligne Erwan Lecoeur. Dans les faits, ce type de démocratie devient assez rapidement une république référendaire. Peu à peu, faute d’élections, les élus intermédiaires (maires, conseillers, députés) disparaissent, seuls demeurent… le référendum. Or le problème de ces derniers n’est pas tant la réponse, mais la façon dont la question est posée par un exécutif devenu tout puissant. En bref, un Etat autoritaire. Et qui dit autoritaire, dit privation de liberté.
La nation selon les groupes d’extrême droite
Cette "galaxie" de groupuscules est en fait composée de multiples chapelles opposées. Catholiques traditionalistes, néo-païens, nationalistes révolutionnaires, identitaires… En réalité, ces mouvements ne s’accordent pas sur la définition de nation, car ils ne datent pas de la même manière les origines de la France ou de leurs racines culturelles. Pour certains, tout commence avec la Grèce antique, 2000 ans avant J.-C., alors que pour d’autres, le commencement c’est Jésus-Christ ! Les aryanistes ultras néonazis, eux, vouent un culte à Thor, le grand Dieu au marteau issu des sagas du Nord. Des références qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. D’autres, encore, se sentent plus proches des ultras orthodoxes russes, qui considèrent que le décalogue (les dix commandements de la Bible, Ndlr) doit imposer sa loi sur terre. Quel rapport avec la nation française ? Aucun. Finalement, ce qui les rassemble, c’est plutôt la haine de l’apatride (longtemps représenté par le juif), autrement dit l’étranger, venu d’ailleurs.
“Martyr“
Vendredi 17 mai 2013, durant une manifestation anti mariage gay, devant le Panthéon à Paris, un des manifestants Andrea N. (@affreuxdroitard sur Twitter) est suspecté d'avoir jeté un produit inflammable sur un commissaire de police. Line Press diffuse une vidéo de son arrestation.Des captures d'écran d'Andrea N. plaqué au sol par des policiers et des CRS, le nez en sang, sont échangées et commentées sur les réseaux sociaux comme une scène de "martyr".