Facebook devient-il un régulateur de l'expression politique ?

Facebook ferme des pages et supprime des comptes sur son réseau social pour empêcher la répétition de la manipulation d'électeurs qui a eu lieu avant l'élection présidentielle en 2016 aux Etats-Unis. Au Maroc, des millions de membres du réseau social fustigent la classe politique.  Le pouvoir marocain veut pouvoir retirer les propos qu'il juge calomnieux du réseau social.  Facebook est-il en passe de devenir régulateur de la vie politique et démocratique ?
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Maroc contestation Facebook
Avec son poing levé en guise de logo, la page Facebook "Kifaa7" ("lutte") se veut le porte-voix des laissés-pour-compte.
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La concomitance des annonces est troublante mais marque un moment particulier : Facebook nettoie des pages et supprime des comptes — de son réseau — supposés être des "fermes à trolls" camouflés en forums politiques, tandis que le pouvoir marocain s'inquiète de la montée des contestations politiques sur le réseau social. Dans les deux cas, la solution retenue semble être la même, la censure : par la suppression des pages incriminées ou même le banissement des comptes mis en cause. Facebook, dont l'image est encore entâchée par l'affaire d'influence électorale de Cambridge analytica grâce à ses données, durant la présidentielle américaine, tente de redorer son image en montrant qu'il traite ce "problème".

Facebook nettoie son réseau

Les élections de mi-mandat se rapprochent aux Etats-Unis et l'élection présidentielle brésilienne est en cours : le réseau social aux plus de 2 milliards d'utilisateurs n'a donc pas envie de se voir une nouvelle fois accusé d'être un outil de propagande politique pouvant changer la donne électorale, et le fait savoir. Sauf que personne ne sait encore comment et jusqu'où iront Mark Zukerberg et ses équipes dans la régulation de l'expression publique sur leur plateforme internet. Pour l'heure, Facebook a indiqué ce jeudi 11 octobre 2018 avoir fermé 559 pages et 251 comptes ayant enfreint ses règles contre le "spam", dont des "usines à publicité" prétendant être des forums de débats politiques. Facebook est en train de mettre sur pied une cellule de crise dans son siège de la Silicon Valley pour que son réseau social ne soit pas utilisé pour interférer dans les prochaines élections au Brésil et aux Etats-Unis. Ses équipes préparent des réponses à des scénarios potentiels, comme une vague de fausses informations ou des campagnes pour faire croire aux gens — à tort — qu'ils peuvent voter par texto, par exemple, selon des responsables de la plateforme.

Le pouvoir marocain secoué par la contestation via Facebook

Au Maroc, des dizaines de pages Facebook et de vidéos dénonçant "corruption", "inégalités" et "injustice" sont apparues ces derniers mois, repoussant des lignes rouges à la faveur de ces nouveaux canaux d'expression, selon les experts. "L'intolérance par rapport aux inégalités devient de plus en plus élevée" : les Marocains sont "plus conscients de leurs droits et expriment davantage leur insatisfaction, leurs besoins et leurs attentes", relève un récent rapport officiel qui lie ce "changement majeur" à l'essor du numérique et de son "espace libre d'expression et de débat". 

Tandis que "la confiance dans les institutions d'encadrement et d'intermédiation s'est affaiblie", "l'ouverture accrue sur internet, les réseaux sociaux, la presse électronique  (...) a énormément facilité (...) la mobilisation de l'opinion publique", affirmet ce rapport du Conseil économique et social marocain (CESE).

Avec son poing levé en guise de logo, la page Facebook "Kifaa7" ("lutte") se veut le porte-voix des laissés-pour-compte, avec ses témoignages de familles délogées de leur bidonville à Casablanca (ouest) ou ses images de jeunes Marocains décidés à quitter leur pays dans des embarcations de fortune. Les publications de cette page qui totalise un demi-million d'abonnés suscitent des flots de commentaires, souvent indignés, parfois injurieux, en darija — l'arabe dialectal marocain. 

Facebook, nouveau régulateur de l'expression politique ? 

La page "Achaab Yourid" ("le peuple veut", 1,2 million d'abonnés) fustige aussi la classe politique marocaine et parle de la "misère" d'une partie de la population. D'autres pages "d'information", agrégateurs de contenus aux accents parfois démagogues et simplistes, sont suivies par des centaines de milliers d'internautes.

"Le propre des réseaux sociaux, c'est de permettre à chacun d'être membre à part entière dans la société virtuelle, à défaut de l'être dans la société concrète", analyse pour l'AFP le chercheur Abdelwahab Errami, spécialiste des médias. Selon lui, "chaque individu sur le net voudrait faire sa propre opposition politique, sociétale, aux cercles de décision". Pour le politologue Aziz Chahir, ces "protestations 2.0" sont des "expressions légitimes de certains (...) marginalisés, des minorités actives qui n'arrivent pas à s'exprimer sur la place publique".

Après avoir relayé les appels au boycott pour dénoncer la "cherté de la vie", ces pages Facebook sont devenues très populaires et se sont peu à peu diversifiées pour aborder différents sujets. Comparés aux médias traditionnels, ces espaces virtuels choisissent un ton "débridé": "il y a l'anonymat, la solidarité virtuelle", avec plusieurs voix agrégées pour défendre une même cause, détaille Abdelwahab Errami. Comme le rappelle Rachid Jankari, expert en nouvelles technologies, "Le numérique est le principal canal de diffusion des thématiques d'actualité (...) avec un impact proportionnel au taux de pénétration", dans un pays d'environ 20 millions d'internautes pour 35 millions d'habitants.

Mais désormais, l'apparition de commentaires négatifs sur Mohammed VI crée des réactions : une petite dizaine d'hommes, drapés de drapeaux marocains rouge et vert, ont manifesté début octobre devant le Parlement à Rabat, en appelant les pouvoirs publics à sévir contre ceux qui "insultent" le roi, "père de tous les Marocains". 

Le gouvernement prépare une loi sur les "Fake news", et le ministère de la Communication a sommé mi-septembre les médias marocains de retirer de leurs articles tout commentaire contenant des "allégations fausses". Facebook pourrait-il être amené à nettoyer au Maroc ce qu'il considérerait comme des "fermes à trolls" ou des groupes relayant des fausses informations à vocation d'influence politique, comme pour les élections américaines ou brésiliennes ? Malgré la bonne volonté affichée par l'entreprise californienne, qui tente de répondre aux accusations portées à son encontre — de laisser une manipulation des foules s'opérer —  se pose dans tous les cas une question : l'expression publique peut-elle être régulée, dans quelles mesures, et par qui ? L'entreprise Facebook débute son rôle de régulateur d'expression politique, ce qu'elle n'était pas censée faire et ne voulait pas faire et personne ne sait encore qui va réguler ce régulateur.