Facebook auto-censuré ? Grâce à des robots et des modérateurs, propos et images postés sur le réseau social sont passés au crible, et parfois supprimés. Sur cette plateforme, la censure n'a pas de frontière, mais elle respecte surtout les valeurs américaines, selon Fabrice Epelboin, entrepreneur français et spécialiste des médias sociaux.
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir », disait le Tartuffe de Molière. Facebook pourrait faire de cette réplique théâtrale un slogan. Le réseau social américain est coutumier de la censure. Une paire de seins ? Censurée. Une œuvre d’art trop dénudée ? Censurée. Institutions, musées, médias ou particuliers, si vous postez ce type de contenu sur votre page Facebook, il pourrait se trouver rapidement agrémenté d’un rectangle noir cachant l’objet du scandale. Et vous verrez peut-être votre compte bloqué. Les exemples ne manquent pas. Les pages Facebook du quotidien français Le Monde, de l’Agence France Presse ou encore du musée du Jeu de Paume, à Paris, en ont fait les frais. D’autres exemples ont été répertoriés ces derniers mois dans ce
blog. Si la nudité est proscrite par le service de modération de Facebook, les vidéos de décapitation ou autres contenus violents sont à nouveau tolérées sur le réseau, à condition que l’internaute qui les poste ne fasse pas l’
apologie du crime commis. Autre exemple, des propos racistes ne seront pas toujours censurés. Absurde ? Tout dépend de quel côté du monde vous vous placez. Où que vous soyez, quelle que soit la législation de votre pays, ce sera toujours le géant américain Facebook qui aura le dernier mot sur le contenu diffusé sur sa plateforme.
Loi Facebook Ce qui ne choque pas sur Facebook en France, par exemple, peut scandaliser Outre-Atlantique, aux États-Unis. Ce réseau social a beau être international, il ne dépend que du droit américain pour juger les contenus susceptibles d'être censurés après dénonciation par des internautes. Facebook l’explique clairement dans sa
Déclaration des droits et des responsabilités : « Vous ne publierez pas de contenu et vous n’entreprendrez rien sur Facebook qui pourrait enfreindre les droits d’autrui ou autrement enfreindre la loi. » Quelle loi ? « Nous pouvons retirer le contenu ou les informations que vous publiez sur Facebook si nous jugeons qu’il s’agit d’une infraction à la présente Déclaration ou à nos politiques. » Quelles politiques ? La réponse est donnée un peu plus loin : « Vous porterez toute plainte afférente à cette Déclaration ou à Facebook exclusivement devant un tribunal régional américain du Northern District de Californie ou devant un tribunal national du comté de San Mateo, et vous acceptez de respecter la juridiction de ces tribunaux dans le cadre de telles actions. Le droit de l’État de Californie est le droit appliqué à cette Déclaration, de même que toute action entre vous et nous, sans égard aux principes de conflit de lois. » C’est donc bien la loi américaine qui s’applique dans le cadre de l’utilisation de cette plateforme. Et comme le souligne Fabrice Epelboin, dans l’entretien ci-dessous, entre les Etats-Unis et les autres pays comme la France, il existe un énorme fossé culturel. D’où les nombreux désaccords qui surviennent en cas de censure.
Liberté ? Outre ces différends culturels et légaux complexes, Facebook n’est-il pas aussi le reflet d’une réalité que l’on ne veut pas voir ? Ce réseau social est bien un lieu démocratique où chacun peut s’exprimer, critiquer… Ce qui entraîne aussi des dérives : manipulations de l’opinion, vindictes (lire l’entretien ci-dessous avec Fabrice Epelboin). Comme dans une société, finalement. Sur les réseaux sociaux, les internautes se permettent des propos qu’ils n’oseraient pas toujours tenir dans la réalité… par peur des lois ? Facebook devient alors l’espace de toutes les expressions et revendications. Récemment, au Maroc, un
couple d’adolescents a posté sur Facebook une photo d’eux en train de s’embrasser. Considéré comme un « atteinte à la pudeur », le cliché a choqué l’opinion. La justice a rattrapé le couple d’ados dont le verdict du procès sera prononcé le 6 décembre prochain. Facebook, est bien le lieu de toutes les libertés, parfois de toutes les dérives… Et l’outil de nombreuses répressions.
Entretien avec Fabrice Epelboin, entrepreneur français, spécialiste des médias sociaux
02.12.2013Propos recueillis par Léa Baron
Sur quoi repose la censure sur Facebook ? Il y a un département qui s’occupe d’appliquer la « loi ». C’est-à-dire qu’il y a la loi américaine, les bonnes meurs américaines… Et il y a le monde. Entre, il existe un fossé culturel spectaculaire. Si on s’intéresse uniquement aux Français et Facebook, il y a un gouffre culturel entre les États-Unis et la France. Les Français, en général, ne le réalisent pas. En France, par exemple, censurer une paire de seins paraît complètement scandaleux, mais c’est arrivé à plusieurs reprises sur Facebook. Y compris pour des œuvres d’art ...
L’Origine du monde de Courbet a été censurée… même si c’est plus qu’une paire de seins ! Aux États-Unis, une paire de seins à la télé est un scandale national, alors que le pays est la plus grande industrie du porno au monde. La morale américaine est d’une hypocrisie dingue. C’est un pays qui est très très différent du nôtre du point de vue culturel. Pour eux, censurer une parole raciste sera considérée comme un crime contre la démocratie, mais afficher des seins sera hyper choquant. On a été inondés de culture américaine, notamment à travers Hollywood. Alors on a tendance à considérer que nos cultures sont très proches, alors qu’au contraire, elles sont extrêmement distantes.
Comment fonctionne le système de censure (ou d’auto-censure) sur Facebook ? Un système de "reporting" (signalement, ndlr) a été mis en place. Les utilisateurs peuvent signaler un contenu qu'ils jugent problématique en le qualifiant de manière assez spécifique : atteinte au copyright, cette personne n’est pas celle qu’elle prétend être, cette personne exerce un harcèlement à mon égard, ce contenu est choquant pour telle raison… Ainsi les utilisateurs de Facebook sont-ils appelés à faire eux-mêmes une pré-police, une forme de dénonciation qui est traitée par les services de modération de Facebook. Ceux-ci avisent alors avec des systèmes plus ou moins automatisés. Par exemple, si 2 000 personnes signalent un contenu pornographique, ça ne va même pas passer par un être humain, ça va être automatiquement censuré. Cela a donné lieu à beaucoup de dérives. C’est comme ça que Ben Ali (ancien président tunisien déchu, ndlr), en 2009/2010, luttait contre son opposition politique, qui ne pouvait s’exprimer que sur Facebook, sinon ils étaient censurés. En fait, il infiltrait de nombreux policiers sur Facebook qui orchestraient de grandes campagnes de censure en se faisant passer pour des islamistes, en incitant à dénoncer tel profil comme étant un faux parce qu'impur à l’islam. C’était une façon de se jouer des systèmes de censure de Facebook. A l’époque, il suffisait que quelques milliers de personnes dénoncent un profil comme faux pour que le profil soit automatiquement annulé. C’est une dérive classique du système de dénonciation. Facebook ne peut pas avoir une police en nombre suffisant pour surveiller ses un milliard et demi membres. Sa police est donc essentiellement algorithmique. Et la censure n’est qu’un effet visible de cette police.
Facebook est implanté dans le monde entier, la censure sur ce réseau social peut-elle s’adapter à chaque pays ? Ils ne peuvent pas, car ils ne sont pas suffisamment nombreux. Ils sont présents dans plus de 200 pays dans le monde. Mais ils ne peuvent pas décemment avoir autant de spécialistes juridiques qui permettraient de qualifier une peine, un crime en fonction de telle ou telle législation. Il leur faudrait des centaines d’avocats et de linguistes pour déterminer si ceci est un jeu de mots pourri, une parole raciste, ou du second degré hyper drôle. Il y a trop de spécificités. Donc, ils se reposent exclusivement sur ce système de dénonciation collective, qui est de plus en plus sophistiqué, car ils l’ont mis en place très rapidement. En 2009/2010, il était encore assez facile de se jouer de ces systèmes-là. Aujourd’hui, c’est plus compliqué. Mais évidemment, les gens en face qui jouent avec sont de plus en plus au point. Sur Facebook, plus de 10% des profils sont des faux. Concrètement, des faux profils - pour les moins dangereux - sont des personnes qui se baladent sur Facebook avec une double identité. Mais il y a surtout les bots(robots informatiques, ndlr) qui permettent d’animer des centaines de milliers de faux profils avec une intelligence artificielle derrière. Depuis 2010, on sait que des pays comme les États-Unis mettent au point des logiciels qui permettent d’avoir une présence de masse sur les réseaux sociaux. En décembre 2012, les élections coréennes ont été complètement truquées avec un
botnet sur Twitter. Des centaines de profils, qui apparaissaient comme légitimes, ont commencé à balancer des rumeurs sur des candidats de l’opposition en quantités invraisemblables. En une semaine, il y a eu 250 000 tweets.
Facebook a été promu comme un outil démocratique, utile dans plusieurs phénomènes politiques (Iran, printemps arabes…). Mais est-ce que ce réseau social, au travers de la censure, n’est pas aussi antidémocratique ? Facebook va à l’inverse d’une vision de société dirigée par des gens qui savent et pensent faire le bien pour les autres. Ce qui est un peu la caricature d’une vision de la République. Mais par contre, c’est très démocratique, car c’est la volonté du peuple, réalité que ne veulent pas voir les dirigeants, car elle va à l’encontre de tout ce qu’on peut nous raconter sur nos pays. C’est un outil démocratique, même si il y a manipulation parfois avec des faux comptes comme vous le dénonciez plus haut ? Il y a toujours eu manipulation, même avant l’Internet. C’était, à mon avis, le boulot des médias. Aujourd’hui, c’est le boulot des médias sociaux. Les relations publiques ont été inventées au début du XXe siècle pour manipuler les foules. Ce n’est pas apparu avec Facebook. C’est juste l’adaptation d’une bonne vieille technique à un monde de réseaux sociaux.
Un État peut-il demander à Facebook de censurer un contenu ? Le problème, quand vous êtes dans le cadre d’une démocratie, c'est que vous avez aussi un handicap… la démocratie. C’est-à-dire qu’il faut passer par un juge, monter une procédure… Ca ne sert pas à grand chose. Car vous allez au mieux obtenir la censure d’un truc qui va réapparaître à l’instant même ou qui va s’adapter à la problématique locale. C’est typique dans les dictatures. On ne va pas faire une page contre le dictateur local mais on va faire une page pour un thème bidon. Tout le monde sait concrètement que c’est contre le dictateur local et on va utiliser un langage qui va faire passer les messages entre les lignes. La nuance se lit entre les lignes quand on est dans des pays qui censurent, que ce soit la France, la Maroc ou les pays d’Afrique de l’Ouest. Existe-t-il une carte des pays où le plus grand nombre de contenus est censuré ? La Tunisie a certainement fait partie des premiers pays à révéler des comportements étranges d’un point de vue censure suite à de la dénonciation. Facebook ne vous dira jamais quoi que ce soit. Nous n’avons pas les chiffres. Facebook interagit constamment avec les gouvernements, parce qu’ils vont tomber sur des phénomènes de foule qui vont avoir lieu sur Facebook. Le problème, c’est que derrière Facebook, ce sont les États-Unis. C’est donc une démocratie qui se retrouve confrontée à des Républiques, et là, le fossé culturel est encore plus énorme. Facebook l’a pris de face avec les printemps arabes, notamment, en 2010. Entre-temps, ils ont dû s’adapter, mais ça reste une société extrêmement américaine. Contrairement à Google, fondée par des gens qui avaient une culture étrangère, qui est devenue extrêmement internationale, Facebook est une boîte qui est totalement américaine, qui ignore tout des autres cultures. Ce n’est pas dans leurs gènes.
Que faire contre la censure ?
Propos recueillis par Léa Baron
Concrètement, si Facebook censure l’une de mes photos, est-ce que j’ai un recours ? Fabrice Epelboin : Pas vraiment. Il faudrait avoir les moyens de les contacter et de discuter avec eux, mais là encore, vous imaginez bien qu’il n’y a pas suffisamment de personnel. Vous pouvez tenter le recours juridique, mais ce n’est pas gagné. Imaginons que je sois un Français résidant en Angleterre ; en vertu de la loi anglaise, j’ai le droit d’être raciste. Je vais ouvrir un compte sous mon nom, je vais avoir des propos extrêmement racistes et je vais interagir avec vous, journaliste en France. J’ai parfaitement le droit de faire ce que je fais. Or d’un point de vue législatif, où est situé notre échange ? Imaginons que cet échange ait lieu sur votre mur Facebook à vous, on pourrait convaincre un juge français que cela relève de la territorialité française. Ce que je suis en train de raconter contrevient donc à la réglementation française. Mais si l'échange a lieu sur mon mur, alors que je suis citoyen français résidant en Angleterre, quelle loi s’applique ? Et si je demande à un ami américain de faire la même chose, on a là quelqu’un qui exerce son droit au titre du premier amendement. Il est donc absolument invraisemblable que vous fassiez retirer des propos racistes publiés par un citoyen Américain.