Facebook et les Gilets Jaunes : quel rôle joue la plateforme de Mark Zuckerberg ?

Le réseau social Facebook est au cœur du mouvement de contestation des Gilets Jaunes, que ce soit pour organiser des actions, échanger de l'information ou relayer des propositions. Les algorithmes de la plateforme qui rendent visibles certains contenus plus que d'autres ne sont pas étrangers à l'emballement palpable qui ressort du mouvement de contestation sociale. Mais pas seulement. Explications. 
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Groupe Facebook comptabilité gilets jaunes
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Sur Facebook, vous ne cherchez pas des contenus précis comme sur Google : ce sont vos différentes intéractions, la plupart du temps, qui déclenchent sur votre "mur" des suggestions diverses et variées. Le mouvement des Gilets Jaunes s'est diffusé à travers Facebook grâce à ce principe qui peut devenir très vite "viral" : des personnes ou des groupes, qui au fur et à mesure qu'ils partagent, aiment, commentent des "posts", se voient proposer de nouvelles personnes à mettre en "amis", de nouvelles informations, tendances s'afficher. L'algorithme de Facebook est censé déterminer ce qui semble — pour lui — le plus vous intéresser, ce qui est le plus proche de vos centres d'intérêts, et par la même, fait se "réunir" des personnes ayant en commun un certain nombre d'éléments de tous types, allant des "contenus les plus aimés ou partagés" à une infinité de petits détails caractérisant le fonctionnement de chacun sur la plateforme. Et c'est ainsi qu'un appel  à occuper des ronds points pour dénoncer une hausse des taxes sur le gasoil sur Facebook, peut se transformer en une contestation sociale nationale avec des manifestations hebdomadaires sur tout le territoire. Mais comment et pourquoi cela a-t-il été possible ?

Facebook et son algorithme : le EdgeRank

Olivier Ertzscheid,  maître de conférence en Sciences de l'information, explique sur son blog les différentes nuances que l'algorithme Edgerank de Facebook utilise pour établir des propositions à chaque membre du réseau social : 

"Ce qui sera visible sur votre mur sera donc choisi en fonction de votre "intérêt" et de votre proximité avec la personne qui a posté un contenu ; en fonction de la "performance" du contenu en lui-même (sa viralité en gros) ; en fonction de la capacité de la personne qui a posté un contenu à poster des contenus en général très performants (ce qui explique la "prime" de visibilité et d'audience ainsi donnée à certains comptes dans le mouvement des Gilets Jaunes) ; en fonction du "type" de contenu (un post avec uniquement du texte sera moins partagé qu'un post avec des liens, qui lui-même sera moins viral qu'une bonne image qui elle-même l'est souvent moins qu'une très courte vidéo) ; et enfin en fonction de "l'actualité" du contenu, le fait qu'il soit récent et/ou qu'il renvoie à des événements récents (et donc toujours capables de mobiliser facilement notre attention)."

Au fur et à mesure que chaque membre de Facebook échange et partage avec d'autres membres au sujet des Gilets Jaunes, le EdgeRank de Facebook constitue donc un profil d'intérêts de proximité qui va "gonfler" en permanence : l'intérêt pour les Gilets Jaunes, même seulement informatif, génère une forme de "boule de neige numérique" qui grossit sur le même sujet mais surtout entre les personnes reliées au sujet. Cet aspect exponentiel n'est pas simplement lié au caractère viral du sujet dans le cas des Gilets jaunes puisque Facebook a changé il y a quelques mois sa politique de visibilité des contenus et donc changé son algorithme Edge Rank…

Inciter à l'engagement de proximité…

Ce qui différencie Google de Facebook est central : si pour le premier c'est la pertinence et la popularité qui prime, pour le second ce n'est pas le cas. Facebook ne cherche pas à vous offrir des liens hypertexte menant à des sites qui répondent le mieux à vos attentes après une requête. Non, le réseau social cherche "l'engagement", ce qu'Olivier Ertzscheid résume ainsi : "Fondamentalement, Facebook cherche à nous contraindre à interagir avec des contenus de la plateforme pour disposer de profils "qualifiés" (= décrits et caractérisés aussi finement que possible). Facebook appelle cela "l'engagement". L'algorithme de Facebook cherche donc à résoudre le problème de l'engagement. Problème qui peut être décrit de la manière suivante : comment inciter des gens à interagir avec des contenus qui ne les concernent pas et qu'ils ne recherchent pas ?"

Cette approche doit être mise en parallèle avec la nouvelle politique du fil d'actualité de Facebook  qui depuis plusieurs mois a décidé le "reconfigurer pour afficher davantage de contenus partagés ou commentés par les proches et les amis, au détriment de ceux publiés par des marques ou des médias." Mark Zuckerberg a justifié ce changement pour "rendre les utilisateurs de Facebook plus heureux." Et d'expliquer : "Lorsqu’on utilise les réseaux sociaux pour se connecter aux gens auxquels on tient, cela accroît notre bien-être. On se sent plus connecté et moins seul, ce qui est positivement corrélé à long terme au bonheur et à la santé. A l’inverse, lire passivement des articles ou regarder des vidéos, même s’ils sont informatifs ou distrayants, n’est pas aussi bénéfique".

C'est ainsi que les utilisateurs de Facebook ont désormais accès dans leur fil aux informations qu'ils ne recherchent pas — mais provenant la plupart du temps d'informations liés à l'intérêt de leurs proches et de leurs amis, et bien moins de celles des médias ou de membres plus éloignés d'eux. Une forme de caisse de résonnance de proximité par la propagation en ligne  d'informations entre membres proches est donc à l'œuvre aujourd'hui sur Facebook, au détriment de celles pouvant provenir des médias ou d'autres sources plus éloignées de chaque membre. 

Gilets Jaunes : une conjonction Facebook favorable ?

Le mouvement des Gilets Jaunes est constitué de nombreux groupes Facebook allant de quelques dizaines de membres à plusieurs milliers et même un groupe de plus d'un million 750 mille membres — comptabilisant les Gilets Jaunes en France. Ces mêmes membres Facebook peuvent se retrouver localement sur des ronds points pour mettre en place des barrages filtrants, échangent entre eux et… via leur groupe Facebook. Comme désormais la nouvelle approche de Mark Zuckerberg survalorise les contenus de groupes au détriment des contenus postés par des pages — et donc ceux des médias —, après quelques "likes" sur un groupe… le fil d’actualité de chacun se retrouve envahi par du contenu de ce même groupe.

La messagerie intégré de Facebook n'échappe pas au phénomène et malgré l'impossibilité d'automatiser l'envoi de messages en masse, des milliers d'internautes qui ne soutiennent pas les Gilets Jaunes reçoivent parfois des dizaines de messages de "propagande" en faveur du mouvement chaque jour : l'ami de l'ami qui, lui, a aimé ou échangé sur les Gilets Jaunes donne sans le vouloir des comptes messenger à des "managers de communauté" qui copient-collent dans Messenger leurs messages. Et ainsi l'immence écosystème Facebook se déploie, de proche en proche, de plus en plus géré et "boosté" par les administrateurs de groupes Facebook, qui organisent désormais des rencontres avec les représentants de l'Etat, comme le souligne Libération : "Les admins de groupe Facebook, dont les prérogatives ne cessent d’être augmentées par Zuckerberg, sont les nouveaux corps intermédiaires, prospérant sur les ruines des syndicats, des associations ou des partis politiques. Ayant méticuleusement fait disparaître ces courroies de transmission entre lui et le peuple, Emmanuel Macron se retrouve maintenant en frontal face à des admins de page Facebook."

Olivier Ertzscheid​ questionne aussi le fond du problème qu'engendre Facebook dans le traitement de l'information et qui n'est pas — selon lui — fondamentalement lié à la propagation de fausses informations : "Le problème central n'est donc pas que tel ou tel algorithme privilégie telle ou telle information, ou qu'il relaie des hoaxs et des informations non-vérifiées. Le premier problème est qu'il soit impossible de déterminer clairement et publiquement les logiques propres à chacune de ces éditorialisations algorithmiques. Le second problème est celui du "régime de vérité" propre à chacun de ces écosystèmes médiatiques qui concernent quotidiennement le quart de l'humanité et la moitié de la population connectée (…)"

Car effectivement, c'est bien ce "régime de vérité", opaque dans son traitement, qui enferme en grande partie les membres de Facebook dans ces fameuses "bulles de filtre" très émotionnelles, qui pose question. Mais en réalité, si ces aspects peuvent inquiéter, la réponse quant à leur réalité et leur efficacité est contenue à la fois dans l'emballement pour le mouvement des Gilets Jaunes sur Facebook ainsi que dans les déclarations de son créateur, Mark Zuckerberg, il y a un an et demi : "Je pense qu’il y a ce sentiment général que nous avons une responsabilité pour faire plus que cela et pour aider les communautés et aider les gens à être exposé à de nouvelles perspectives et rencontrer de nouvelles personnes – pas seulement donner la parole aux gens, mais aussi aider à construire un terreau commun pour que les gens avancent ensemble".

Visiblement, son appel a été entendu, et les nouvelles techniques algorithmiques pour "aider à construire un terreau commun pour que les gens avancent ensemble" fonctionnent très bien…