Facebook : "Nous sommes prisonniers de ces plateformes"

Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook, a-t-il mis le doigt là où ça fait mal ? Invité à un débat organisé par l’université américaine de Stanford en novembre 2017, il a sèchement critiqué le réseau social à 2 milliards d’inscrits et s’inquiète désormais de ses effets néfastes sur nos sociétés. Facebook, dangereux ? Analyse d’Olivier Ertzscheid, chercheur français en sciences de l’information et de la communication.  
 
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Logo Facebook © AP Photo/Matt Rourke, File
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« Moi je veux contrôler ce que font mes enfants, et je ne les autorise pas à utiliser cette merde ! », a lâché Chamath Palihapitiya sur Facebook, son ancienne entreprise, lors d’une conférence à Standford en Californie (Etats-Unis), filmée et publiée ce lundi 11 décembre 2017 par le site américain TheVerge. L’ex-dirigeant avait rejoint le groupe en 2007, en charge de… la croissance de l’audience. Aujourd’hui, il regrette : « Je me sens immensément coupable d’avoir créé cet outil qui déchire le tissu social ». Il reproche notamment la désinformation et la diffusion massive de fausses informations (Fake news en anglais) et conseille désormais de prendre « une vraie pause » avec les réseaux sociaux.
 
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Chamath Palihapitiya, à gauche, est applaudi par le président de la Bourse de New York, Tom Farley, alors qu'il entonne une cloche cérémoniale lorsque les actions de son entreprise commencent à être négociées à la Bourse de New York, le 14 septembre 2017 © AP Photo / Richard Drew
Ce n’est pas le premier responsable de Facebook a alerter sur la plateforme. Le 8 novembre dernier à Philadelphie (Etats-Unis), Sean Parker, l’ancien président du groupe qui possède encore des parts dans l’entreprise, dénonçait un réseau social qui « exploite la vulnérabilité de l'humain et sa psychologie ». Quant à Justin Rosenstein, le créateur du bouton « J’aime » qu’il décrit comme de « vives frémissements de pseudo-plaisir », il dit avoir drastiquement limité son utilisation du réseau.

Créé en 2004 par Mark Zuckerberg, le géant de la « Tech » qui ne cesse de grandir interroge de plus en plus sur ses conséquences sociales et psychologiques dans nos sociétés.
 
O. Ertzscheid
© Olivier Ertzscheid

Entretien avec Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information et de la communication :


« Vous ne le réalisez peut-être pas, mais vous êtes programmés » a déclaré Chamath Palihapitiya lors de la conférence à l’université de Sandford en Californie, le 13 novembre 2017. Qu'a-t-il voulu dire ?

Olivier Ertzscheid : Dans ces plateformes, Facebook en particulier, il y a une forme de déterminisme algorithmique qui nous incite très fortement à réaliser certaines actions, principalement liées au commerce en ligne, pour nous pousser à acheter. Il faut savoir que le modèle économique de Facebook repose sur des budgets publicitaires. Il s’agit donc pour l’entreprise de ramener des clients à ses annonceurs. Et à la différence de la publicité classique, Facebook a la capacité de travailler de manière très fine et très ciblée sur nos émotions, sur ce qui relève du pulsionnel au détriment du rationnel. La plateforme sait parfaitement ce qui nous intéresse, même si on ne lui dit pas explicitement. Par exemple, en devenant « ami » avec d’autres inscrits intéressés par certaines choses, Facebook peut inférer un certain nombre de nos comportements, de nos intentions.

Comment opère Facebook pour connaître à ce point ses utilisateurs ?

O.E : C’est un procédé qui s’apparente à celui du neuro-marketing (pratique qui vise à observer et mesurer les réactions du cerveau et du système nerveux face à différents stimuli, ndlr). Il prend différents noms. Un certain nombre d’universités anglo-saxonnes et européennes proposent des cours de « captologie » : comment fabriquer des interfaces susceptibles de capter l’attention des utilisateurs et de la garder ? Puis d’orienter cet utilisateur vers une application ou une tâche en particulier et de l’inciter en permanence, si c’est le but de la plateforme, à publier de plus en plus de contenus.
"Ces ingénieurs de la Silicon Valley s’aperçoivent qu’ils ont développé des technologies addictives et non pas émancipatrices comme elles devaient l’être au départ."Ces stratégies sont enseignées aux ingénieurs qui fabriquent ensuite les interfaces de ces plateformes. Et aujourd’hui, il y a un certain nombre (d’ingénieurs) dans la Silicon Valley (pôle des industries de pointe en Californie, Etats-Unis, ndlr) qui font une espèce de petite crise éthique de la trentaine ou de la quarantaine car ils s’aperçoivent effectivement qu’ils ont développé des technologies addictives et non pas émancipatrices comme elles devaient l’être au départ.

Ces procédés ne sont-ils pas aujourd’hui connus des utilisateurs de ces réseaux ?

O.E : Il est possible de connaître ces procédés, en être conscients quand on prend le temps d’y réfléchir. Mais cela n’empêche malheureusement pas d’être soumis aux réceptifs. Il y a beaucoup de ces mécanismes qui se jouent à un niveau infra, c’est-à-dire en-dessous de nos radars de conscience éveillée. Quand on utilise Facebook, on est un peu comme avachi sur son canapé devant la télévision. On n’a pas toujours cette acuité, ce reflexe intellectuel. On est donc perméable aux stratégies d’addiction très fines mises en place par les entreprises, même si on les connait.
"Quand on utilise Facebook, on est un peu comme avachi sur son canapé devant la télévision.​"Malgré tout, ces réseaux, Facebook en particulier, ne sont-ils pas devenus une obligation sociale dans nos sociétés ?

O.E : Je prends souvent l’exemple (de l'oeuvre) d’Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire : bien sûr que nous sommes prisonniers de ces plateformes qui fabriquent des formes de servitude. Mais il ne faut jamais oublier, et c’est toujours une source d’optimisme, que cette servitude est construite sur des données que, justement, nous donnons de manière volontaire. Si on cesse d’interagir, ou que l’on s'offre le luxe d’avoir des temps de déconnexion, ces plateformes vont petit à petit, non pas s’effondrer, mais revenir à la place qui n’a pas toujours été la leur : celles d’outils d’informations ou de divertissements, et de mise en contact. Alors qu’aujourd’hui, elles sont beaucoup plus que ça. Elles jouent un rôle majeur dans de nombreux secteurs régaliens comme l’éducation, les transports, la santé, ou encore la médecine. Jamais dans l’histoire de l’humanité et des médias, nous avons été confrontés à un tel gigantisme, avec la capacité de toucher tous les jours plus de 2 milliards de personnes à différents moments de la journée et de manière récurrente. On ne s’est donc jamais posé la question du pouvoir ou des implications qu'elles ont obtenu, jusqu’à maintenant. Il ne faut pas oublier que ces technologies sont très jeunes, et qu’il est donc encore difficile d’avoir un discours critique, construit et efficace à ce sujet.
"Jamais dans l’histoire de l’humanité et des médias, nous avons été confrontés à un tel gigantisme, avec la capacité de toucher tous les jours plus de 2 milliards de personnes (...)"Chamath Palihapitiya​ va jusqu’à parler de « destruction du fonctionnement de la société ». Qu’en pensez-vous ?

O.E : Je crois qu’il faut éviter l’outrance de chaque côté : dire que c’est à cause de Facebook si du lien social se détruit dans nos sociétés, c’est un raccourci. Mais dire que Facebook n’y est pour rien serait aussi inexact. La question sous-jacente est celle de la neutralité des technologies. Celles-ci cessent d’être neutres dès lors qu’on les pratique : il est possible d’utiliser Facebook pour fabriquer et améliorer du lien social ou au contraire pour en détruire. Cela dépend de l’utilisation de chacun.

La vraie question à se poser ? Celles des intentions des ingénieurs de Facebook et de son patron, Mark Zuckerberg. Est-ce que le déterminisme des algorithmes mis en place est fait pour nous émanciper, pour venir enrichir notre tissu social ? Ou alors pour nous enfermer dans des systèmes que l’on appelle des « bulles de chiffres » qui nous poussent à partager l’essentiel de nos idées avec des personnes du même avis que nous ? Dans ce cas, on est face à un mensonge, car la promesse initiale de ces plateformes est de permettre d’échanger avec de nombreuses personnes afin de nous aider à confronter nos points de vue différents. La réalité, c’est tout le contraire. Et c’est un vrai souci de société.
 
Facebook polémique
Mark Zuckerberg, fondateur, président et PDG de Facebook, au deuxième Forum social annuel de Facebook, à New York, mercredi 29 novembre 2017. © Stuart Ramson / AP Images pour Facebook

Quelles sont, selon vous, les solutions ou ressources pour se protéger ?

O.E : Je crois évidemment qu’il faut un cadre politique, législatif. Mais selon moi, la réponse viendra plus de l’éducation. Il faut enseigner à tous comment fonctionnent ces plateformes et quelles sont leur logique. A ce moment-là, l’essentiel sera fait. A chacun ensuite, en pleine conscience, d’utiliser ou non ces outils.
"La réponse viendra de l’éducation"Je pense aussi que le problème ne peut se régler tant qu’il n’y aura pas de plan B. Il n’existe pas de réseau social alternatif qui fournit le même service que Facebook avec une masse d’utilisateurs suffisante. Dans le domaine des moteurs de recherche, des alternatives émergent. Par exemple, Qwant, dont on parle beaucoup, ne collecte pas les données et offre une qualité de service intéressante, sans être encore l’équivalent de Google. Il y a aussi des associations comme Framasoft, notamment à l’origine de l’initiative « Dégooglisons Internet ». L’idée ? Créer pour chaque service en ligne – courrier, discussion – un équivalent libre (free software en anglais) et respectueux de la vie privée. L'association est en train de lancer un nouveau projet : Framatube, l’équivalent de Youtube qui appartient à Google.

Il y a de plus en plus de prises de conscience des problématiques soulevées par ces plateformes. Il faut que chacun y mette du sien. Et surtout que les Etats donnent le coup de pouce nécessaire pour que ces alternatives, souvent portées par de petites entreprises ou des associations, existent réellement.