Voici des années que les polémiques sur les chiffres et les affirmations plus ou moins vraies des personnels politiques français - particulièrement lors des campagne électorales — imprègnent l'espace médiatique français. Chaque homme ou femme politique peut — par exemple lors d'une émission — asséner des contre-vérités, des statistiques tronquées ou fausses, sans, en général, que la réalité ne soit rétablie en direct.
De la même manière, la presse française peut publier des articles plus ou moins précis et argumentés, comportant parfois des erreurs factuelles : ils n'ont pas vocation à être
fact checkés. Car si chaque article de presse est relu, les éléments chiffrés, les faits, les affirmations des intervenants ne sont pas passés au crible de la perspicacité d'un ou plusieurs spécialistes en "détection d'erreurs". Il est par exemple courant, en France, d'entendre deux personnalités débattre avec deux argumentaires chiffrés parfaitement opposés. Qui a raison ? Qui a les bons chiffres ? Nul ne le saura, et c'est à l'auditeur ou au téléspectateur de se faire sa propre idée. Ou d'attendre qu'un décodage ne soit fait à posteriori… et rétablisse la vérité.
A l'inverse, aux Etats-Unis et au Canada anglais, la culture de la "vérification des faits" est extrêmement ancrée et "vendue" comme telle au public. Au point d'avoir vu l'émergence du métier de
fact checker, il y a plus de 20 ans. Pour autant, peut-on estimer que les médias francophones sont moins "vrais" et laissent passer plus d'erreurs ou de mensonges que les anglo-saxons ? Les mensonges des invités ou intervenants dans les médias sont-ils moins corrigés dans le monde francophone que dans le monde anglophone ? Petit tour des pratiques de
fact checking, et comparaison des "résultats".
Etats-Unis, Canada anglais : on "survérifie", et pourtant…
De l'autre côté de l'Atlantique, aux Etats-Unis et au Canada anglophone, la presse nationale se targue de mobiliser des hordes de fact checkers payés pour scruter chaque article publié dans les moindres détails, comme l'explique très bien cet article de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Les montants financiers sont passés à la loupe, à la virgule près, chaque date est scrupuleusement vérifiée, tout comme l'orthographe des noms des personnes ou des entreprises citées, jusqu'aux intervenants de l'article, qui sont contactées par les fact checkers pour s'assurer que leurs dires sont en accord avec ce qu'ils ont livré au journaliste.
Sur 41 articles publiés, Stephen Glass en avait "embelli" 27, allant jusqu'à fabriquer de fausses notes et des communiqués de presse falsifiés
Le New Yorker vante d'ailleurs le travail de ses fact checkers, affirmant ne publier que des informations "absolument exactes". Il semble donc improbable que des mensonges ou des inexactitudes soient publiées dans ces grands journaux d'outre-Atlantique. Et pourtant, l'affaire Stephen Glass, du magazine politique The New Republic a démontré le contraire. Le journaliste publiait des articles truffés de fausses références, de communiqués inventés, et d'interlocuteurs ou de "sources" de son invention. Glass avait truqué un maximum d'articles, comme le rapportait le quotidien français l'Humanité en 1998 :
"The New Republic", un magazine politique très sérieux, s'excusait auprès de ses lecteurs pour avoir publié des articles d'un jeune reporter, Stephen Glass qui, selon ses propres termes, "embellissait ses histoires". Sur 41 articles publiés, Stephen Glass en avait "embelli" 27, allant jusqu'à fabriquer de fausses notes et des communiqués de presse falsifiés."
Le fact checking politique en direct
Dans le monde anglophone, et particulièrement aux Etats-Unis, où les débats politiques télévisuels sont de véritables spectacles à très grande audience, la vérification des faits est devenue la règle. Le premier débat du 26 septembre 2016, entre les candidats à la présidentielle, Donald Trump et Hillary Clinton, a été l'occasion pour les journalistes américains de faire la démonstration de leur savoir-faire dans ce domaine. 18 journalistes pour le seul
New York Times ont vérifié — et publié en direct sur le site du journal — chaque affirmation des deux candidats pour permettre au public de connaître le "vrai" du "faux".
Idem pour les entreprises spécialisées dans ce domaine :
PolitiFact,
FactCheck ou l'équipe
The FactChecker du
Washington Post.
Ce phénomène est tellement connu des candidats, qu'ils l'utilisent durant les débats, annonçant
Facts ! à chaque affirmation de leur adversaire, pour inciter le téléspectateur à consulter le verdict des
fact checkers.
Les réseaux sociaux sont désormais bien entendu engagés dans cette course à la chasse du vrai et du faux. Twitter au premier chef. Des dizaines de comptes officiels de journaux renvoient donc en direct des tweets de
fact check :
L'affirmation : "Trump affirme qu'il ne s'est pas moqué d'un reporter handicapé."
La vérité : "Il l'a fait. Regardez la vidéo en arrière-plan."
Hillary Clinton, Sécrétaire d'Etat des Etats-Unis, le 15/11/12 : "Les accords de libre-échange (TTIP) deviennent une référence absolue en terme d'accords commerciaux."Le 7 octobre 2016, la candidate Hillary Clinton se dit contre le TTIP. Au Québec et en France, pas de fact checking officiel, mais du "décodage"
Si le Canada anglophone pratique le fact checking de façon systématique, comme son cousin américain, ce n'est pas le cas de sa province francophone. Au Québec, à l'instar de la France, les articles sont bien entendu relus, mais l'on fait confiance aux journalistes, sans utiliser des "vérificateurs de faits". Le fact checking professionnel est donc une pratique marginale au Québec, comme dans l'Hexagone, et celui des débats politiques se fait, là aussi, le plus souvent, a posteriori. Pour autant, une nouvelle pratique a commencé à émerger des deux côtés de l'Atlantique, et particulièrement en France : le "décodage".
Le site des "
décodeurs" du quotidien
Le Monde s'est d'ailleurs spécialisé dans cette pratique journalistique, qui reprend des affirmations considérées comme "vraies" et démontre, par les faits, leur qualité, allant de l'entière fausseté, à la demi-vérité en passant par le "presque vrai". Il est en général question de "détox" des journalistes face à "l'intox" d'un homme ou d'une femme politique.
Un extrait d'article, "
Migrants, terrorisme : Nicolas Dupont-Aignan se noie dans les approximations" illustre la méthode : elle consiste à reprendre l'affirmation d'un homme politique sur une radio, puis à donner les éléments précis, chiffrés, qui soulignent le manque de rigueur ou le demi-mensonge de ce dernier :
Un autre décodage du monde, suite au débat de la primaire à droite, intitulé
"Trois intox repérées pendant le débat des candidats de la primaire à droite", est lui aussi très parlant : un commentaire vocal sur la vidéo vient rectifier les affirmations des candidats et explique pourquoi leurs affirmations sont fausses ou approximatives, aidé d'infographies.
La vérification des faits, si elle tend à s'installer en France et dans d'autres pays francophones, telle la Belgique, n'est pour autant pas encore une règle journalistique incontournable. Malgré tout, le
fact checking de la parole politique commence à s'affirmer et devient un outil de plus en plus utilisé.
Le quotidien Libération a sa rubrique "Desintox", et passe la parole politique au tamis de la vérification minutieuse des faits. Au point que certain personnels politiques commencent à s'en plaindre. Dans le documentaire "
Juppé, le ressuscité", diffusé le 3 octobre dernier sur France 3, Alain Juppé déplore que "
La vérification permanente, dans les journaux, à la radio, maintenant, c'est vrai/faux".
Des "associations citoyennes" se sont spécialisées dans cet exercice, comme "vérité politique", qui
fact checkent les émissions politiques et les questions au gouvernement. Ces dernières n'étant pas soumises aux règles déontologiques du journalisme, il reste difficile de leur accorder la même crédibilité que les médias officiels.
Si les politiques peuvent craindre cette pratique qui tend à les décrédibiliser, celle-ci a aussi ses limites.
Le site de critique des médias "Acrimed" en dresse d'ailleurs un portrait exhaustif : création "d'artefacts informationnels", trop grande focalisation sur les propos (menant à un manque de rigueur), et limites intrinsèques dans de nombreux domaines de la vérification par les "seuls faits".
Le
fact checking reste avant tout un outil. Il peut éviter de laisser des contre-vérités ou des détournements et manipulations s'installer, mais il n'est pas un rempart parfait contre la désinformation ni un "absolu journalistique" incontestable. Trop utilisé, il peut écraser toute forme d'analyse et "rétrécir" les sujets, mais laissé totalement de côté, c'est l'opportunité de rétablir la vérité que l'on abandonne. Que ce soit de ce côté-ci de l'Atlantique, ou de l'autre.