Faut-il taxer Google ?

Le ton monte entre la presse et le gouvernement français d’un côté et le géant américain du numérique de l’autre. Google a réagi de façon aussi sèche que catégorique à la proposition de loi portant sur la taxation des moteurs de recherche à chaque fois qu'ils redirigeraient les internautes vers les articles de presse français. Si l’indexation de la presse française lui est facturée, Google cessera de fournir ce qu’il considère comme un service gratuit. Chantage, menace, pression… s’insurge-t-on dans l’Hexagone. Un bras de fer qui révèle à sa façon un vrai conflit de civilisations. Le point avec Fabrice Epelboin, contributeur de la revue numérique Reflets, enseignant au CELSA et au Medialab de Sciences Po.
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Faut-il taxer Google ?
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Les acteurs d'Internet ont toujours empiété sur la presse ; eBay a commencé par saper le secteur des petites annonces, importante source de revenu pour la presse, puis les blogs et autres médias sociaux ont ensuite dilué l'attention des lecteurs, la détournant de la presse écrite. Puis Google a donné le coup de grâce, attirant à lui la dimension 'agrégative' de la presse papier. "Hier, on trouvait dans Le Monde, Le Figaro ou Libération tout ce qu’un 'honnête homme', au sens de Rousseau, a besoin de savoir. Aujourd’hui, Google recèle la même promesse, sans aucune intervention humaine, simplement grâce à un algorithme tenu secret ; et malgré tout, il a plus de crédibilité que toute marque de la presse papier," explique Fabrice Epelboin, spécialiste du Web et des médias sociaux. Pourquoi faudrait-il pour autant le taxer ? Parce qu’il est le dernier arrivé ? Parce qu’entre 2000 et 2010, le revenu publicitaire des moteurs de recherche, dont Google, atteignait 1,3 milliard d’euros, alors que celui des sites de presse plafonne à 250 millions d’euros ? Ou peut-être parce que le gouvernement français enrage de voir Google passer au travers des mailles du filet fiscal. En effet, selon diverses sources, l'activité française du géant américain générerait plus d'un milliard d'euros de recettes. Or Google est parvenu à déclarer un chiffre d'affaires de seulement 138 millions de d'euros en 2011 et n'a versé que 5 millions d'euros d'impôts sur les sociétés en France. "Aujourd'hui, on s'en prend à Google, mais le moteur de recherche n’est pas la seule catastrophe qui soit arrivée à la presse française, affirme Fabrice Epelboin. D'autant plus qu'elle a accepté cette dépendance à Google de son plein gré, elle l'a même recherchée".
Faut-il taxer Google ?
Résultat de la recherche “75 %“ sur Google Actualités, 22 octobre 2012
La presse française prise à son propre piège La dépendance de la presse française à Google est un choix. Un choix économique et stratégique imposant une activité journalistique axée autant sur la qualité de l’information que sur l’optimisation des revenus. Rapidité, multiplication des mots clés… l’objectif est de se faire référencer le plus vite possible, de façon à générer des visites, et par conséquent des revenus publicitaires. "Les sites de la presse française ont misé sur Google. Personne ne les y obligeait. D’autres, comme Mediapart, sont là pour prouver qu'il était possible de faire autrement. Aujourd’hui, la presse est en crise. La bouée de sauvetage, ce sont les subsides de l’Etat et… Google, avec ses revenus phénoménaux (37,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2011)," précise Fabrice Epelboin. Google peut-il cesser d’indexer la presse française ?  Il l’a déjà fait avec la presse belge, en 2011. Dès la condamnation de son service « Google actualités » pour violation du droit d’auteur, Google a retiré de son index les sites des principaux journaux belges. Vingt-quatre heures plus tard, les parties prenantes se déclaraient ouvertes à la négociation, et les sites d’information étaient de nouveau référencés par le moteur de recherche.
"Car si Google cédait, demain, affirme Fabrice Epelboin, tous les autres gouvernements se mettraient à le taxer, et son cours en bourse s’effondrerait." Or pour le géant américain, la presse française n’est qu’une goutte d’eau dans un océan de revenus. Sans Google, la presse française sur Internet perdrait 80 % de son lectorat. Alors seules subsisteraient les publications financées par de richissimes patrons et celles qui n’ont pas cédé aux sirènes économiques du moteur de recherche, comme Mediapart, Arrêt sur images ou l'Américain Politico. "C’est une autre presse qui verrait le jour." Au Brésil aussi, les journaux réclament leur retrait de 'Google News', arguant que Le nombre de visites amenées par ce service ne justifie pas l’utilisation des titres sans rémunération, selon le site Journalism in the Americas. Le fait est que ce débat, lancé il y a un an, incite les internautes à se connecter plus souvent aux sites des journaux sans passer par Google.
Faut-il taxer Google ?
Une taxe sur l'innovation pour financer ceux qui ne suivent pas ? Le monde de l'innovation, lui, ne comprend pas ce projet de taxe sur Google, perçu comme un réflexe protectionniste. "En taxant l’innovation, on fige les valeurs là où elles sont, dans des secteurs pas forcément apte à affronter l’avenir. C'est comme si on avait demandé à Henri Ford de financer les élevages de chevaux, devenus inutile à l'ère de l'automobile!" affirme Fabrice Epelboin. Aux Etats-Unis, par exemple, la question ne se poserait même pas. Car taxer le lien entre les pages, ce serait toucher en plein coeur la création d’intelligence sur le Web. Aujourd’hui encore, la France entretient un rapport à l'innovation et à la création de valeur radicalement opposé à celui qui prévaut aux Etats-Unis. "Nous retrouvons la même fracture culturelle que celle qui oppose le premier amendement de la Constitution américaine à la vision française d'une liberté d'expression qui s'arrête là où commence le tag #unbonjuif sur Twitter," souligne Fabrice Epelboin. Comme la plupart des réactions du personnel politique français à tout ce qui touche l'Internet, le projet de taxation de Google est inconcevable pour un esprit américain. Espace polémique ou d’amusement pour les uns, révolution culturelle plus importante que l’imprimerie et l’alphabet réunis pour les autres, le quiproquo entre la France et les Etats-Unis autour d’Internet n'épargne pas la classe politique. Car au-dela de la polémique sur Google, le projet de loi sur la neutralité du Net vient d’être définitivement écarté et remplacé par une loi sur la vie privée. "Or cette loi sur la neutralité du Net, c'était le cadre juridique de nos libertés numériques pour l’avenir", déplore Fabrice Epelboin.
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La loi sur la neutralité du Net

La loi sur la neutralité du Net
Au cœur de la loi sur la neutralité du net, il y a le postulat qu’Internet est un droit – un droit reconnu par l’Union européenne et les Nations unies, et déjà intégré par le Chili, le Pérou et les Pays-Bas. Et qu’en cas de privation de droit, seule la justice peut trancher, selon un principe démocratique de base. Concrètement, la neutralité du net oblige les fournisseurs d’accès à garantir l’accès à Internet sans la moindre restriction, à ne pas surveiller les données, à ne pas modifier les sites visités, et à ne pas ralentir l’accès à certains sites et protocoles. En France, plusieurs projets de loi sur la neutralité du Net ont été élaborés par des députés, de droite ou de gauche, qui s’accordent pour penser que ces lois sont essentielles à la survie de la démocratie en France. Les gouvernements, eux, en ont décidé autrement, puisque la loi, vient d’être remis aux calendes grecques au profit d’une autre, sur la vie privée. "Et il y aura toujours une raison supérieure à la vie privée : terrorisme, pédophilie, racisme….  remarque Fabrice Epelboin. Fin octobre, Orange propose ses premiers forfaits avec Deep Packet Inspection et il sera trop tard."