Fichage Monsanto : "Classer des informations sur les gens fait partie du métier"

La fuite a fait scandale. Des tableaux classifiant politiques, scientifiques ou journalistes en fonction de leur position sur l’utilisation du glyphosate... L’industriel Allemand Bayer fait la une et présente publiquement ses excuses après la publication de ces documents stratégiques internes. Une pratique pourtant banale dans le milieu du lobbying. Décryptage avec Thierry Coste, lobbyiste de la Fédération nationale des chasseurs et directeur de l'agence de communication Lobbying et Stratégie. 
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Glyphosate bayer
Un manifestant montre des abeilles mortes devant le bâtiment où se tient la conférence annuelle de l’industriel Bayer à Bonn, Allemagne, le 26 avril 2019.
 
Martin Meissner / AP images
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TV5MONDE : le  « fichage » d’individus est-il répréhensible ? Toutes les grandes entreprises n’ont-elles pas déjà recours à ce genre de pratiques ?

Thierry Coste : le fichage informatique où on classe les gens, où on fait des tableaux n’est pas conforme à la loi et ne devrait pas être pratiqué au titre de l’éthique. Mais soyons honnêtes, nous faisons tous la même chose en gardant des archives papier sur chaque personne qu’on a rencontrée. Classer des informations sur les gens pour connaître leurs positions sur tel ou tel sujet avant de les rencontrer, oui, je le fais. Je n’ai aucun classement informatique, aucun fichier, mais c’est vrai qu’avant de rencontrer quelqu’un, j’aime savoir ce qu’il est, ce qu’il pense, s’il est plutôt d’accord avec moi ou plutôt contre… ça me paraît logique. Ça n’a rien de choquant et ça fait partie du métier. Ce qui me semble étonnant dans le débat, c’est qu’on semble décrire ça comme une abomination. Ça ne l’est pas.

Beaucoup de données sont publiques.


TV5MONDE : comment récupérez-vous les données qui vous intéressent ?

T. C : honnêtement, il n’y a pas besoin d’être grand clerc. Si vous cherchez les centres d’intérêts d’un parlementaire, vous n’avez qu’à regarder les groupes d’études ou d’amitiés auxquels il est inscrit à l’Assemblée nationale. En outre, la plupart des informations que nous collectons sont des informations publiées. La Lettre A où le Bulletin Quotidien par exemple, vous permettent de compiler beaucoup de données qui sont publiques : les nominations, la désignation d’un rapporteur dans tel secteur, etc. Au bout de quelques années, vous avez une parfaite connaissance d’un individu, dans son activité totalement publique.

En ce qui me concerne, quand je suis utilisé comme lobbyiste, les gens ouvrent Google, regardent toutes les polémiques qu’il y a eu sur moi, sortent les articles… Ça ne me gêne pas.  

TV5MONDE : quels usage faites-vous des réseaux sociaux ?

T.C : je déteste les réseaux sociaux même s’ils influencent l’opinion publique et parfois les journalistes et les politiques qui les consultent. C’est truffé de fausses informations, de gens qui veulent déstabiliser, de "hackers" qui veulent polémiquer. Mais c’est aussi truffé de gens qui pensent qu’avec les réseaux sociaux, on peut écrire n’importe quoi, on peut jouer aux complotistes, à démolir la réputation d’une personne parce qu’on est derrière son écran et qu’on est anonyme… J’ai toujours un doute énorme, et quand mes clients sont très branchés réseaux sociaux, je leur recommande la méfiance.

Le lobbying est beaucoup moins nuisible qu'on voudrait le faire croire. 


TV5MONDE : finalement, qu’est-ce que le lobbying ?

T. C : le lobbying, c’est l’art et la manière d’influencer les décideurs publics. Parfois, c’est aussi influencer la médiatisation d’un sujet ou sa perception dans l’opinion publique. Un décideur public ne connaît pas tout sur tous les sujets tout le temps. Il est donc normal que, lorsqu’il s’occupe d’économie par exemple,  il rencontre les spécialistes en la matière et que ceux-ci cherchent à l’influencer.

Aujourd’hui, le lobbying s’est beaucoup démocratisé. Les réseaux sociaux y ont énormément contribué. Les associations de défense de l’environnement, de consommateurs, de protection animale, font un lobbying d’enfer qui est extrêmement efficace, et ce n’est ni Monsanto, ni un grand groupe. Les syndicats professionnels aussi font du lobbying. Lorsque la CGT organise une manifestation, c’est pour peser sur le patronat, sur le gouvernement, pour obtenir des changements dans une loi ou un règlement. Le lobbying est beaucoup moins nuisible qu’on voudrait le faire croire.

TV5MONDE : malgré tout, c’est un métier qui a mauvaise réputation…

T. C : c’est une activité saine, à une condition : lorsque vous frappez à la porte de quelqu’un, il faut qu’il sache qui vous êtes, pour qui vous travaillez et qui vous paie. Ce que je dénonce dans le lobbying, ce sont  les « faux nez ».  Et les grands groupes en ont beaucoup utilisé. C’est tout le débat autour de la pharmacie, des pesticides où des gens ont été payés pour faire des rapports alors qu’ils avaient une responsabilité publique. Ou à défaut, des fonctionnaires étaient rémunérés pour faire des rapports, sans que l’on sache que 10 ans plus tôt ils avaient été financés par des entreprises. C’est inquiétant car on ne sait plus si l’individu qui a écrit un rapport commandé par la puissance publique l’a fait en toute liberté ou s’il le fait parce qu’il a été payé par un industriel.
 


Ce que je dénonce dans le lobbying, ce sont les "faux nez". 

TV5MONDE : justement, quand, en 2012, l’institut fédéral allemand d’évaluation des risques plagie l’argumentaire de Monsanto dans son rapport européen sur le glyphosate, on se demande comment on peut arriver à de telles dérives ?

T. C : ça me dérange qu’on plagie… Mais cela dépend aussi de la manière dont ça a été fait. Que ce soit Monsanto qui ait influencé les rapporteurs, à la limite, c’est de bonne guerre si ça a été transparent. Quand on a un débat autour du traitement des déchets et de l’incinération, les politiques vont faire leur choix pour l’une de ces deux solutions. Ils vont écouter les industriels qui ont des arguments d’experts, fins et détaillés. Quand le politique aura fait son choix, on pourra l’accuser d’être sous influence de l’un ou de l’autre, mais il aura pris sa décision de manière légitime. Ce système ne me dérange pas. Sauf que dans beaucoup de cas, cela provoque une suspicion elle aussi légitime, parce qu’on ne sait pas comment s’est passé le débat contradictoire.
 

Il faut arrêter le fantasme.


TV5MONDE : le lobbying devrait-il donc être plus réglementé ?

T. C : je plaide pour la transparence mais il faut aussi arrêter le fantasme. On fait des fiches sur des individus, c’est choquant. On fait des amendements clé en main, c’est choquant. Je suis désolé, mais je fais des fiches sur les gens et je fais des amendements clé en main. Il n’y a pas besoin d’être très expert pour connaître le droit public et faire des propositions.  Après c’est le politique qui décide. Ce n’est pas parce que vous avez convaincu un ministre et rencontré 50 députés que vous avez réussi. Ce qui devrait vraiment nous occuper, c’est la transparence dans le débat, à savoir qui prend la parole pour défendre quels intérêts. Par ailleurs, je vois un certain nombre d’ONG qui oublient qu’elles sont, elles aussi, des lobbys extrêmement développés aujourd’hui.