Fil d'Ariane
C’est une campagne électorale peu enlevante et somme toute assez terne qui a été offerte aux Canadiens pendant quarante jours : pas de grand projet de société mis sur la table, les chefs des principaux partis politiques y sont allés de leurs promesses par monts et par vaux et, fait à souligner, les chefs libéral et conservateur n’ont pas vraiment fait une bonne campagne, au contraire des chefs des partis qui ne prendront pas le pouvoir.
C’est le bilan que dresse Yves Malo, chef du bureau parlementaire de Radio-Canada à Ottawa : "Justin Trudeau avait un bilan à défendre et il l’a défendu, très maladroitement, il manquait de conviction, il manquait d'énergie. En 2015, il était celui qui sortait de nulle part et qui n'avait rien à perdre, là c'est l'inverse, il est celui qui a le plus à perdre et il n'avait pas l'air de savoir comment se sortir de cette impasse-là et il n'a pas su s'en sortir. Objectivement il faut le dire, il n'a pas connu une bonne campagne du tout".
Le premier ministre sortant était en effet dans la position difficile de défendre le bilan des quatre années de son gouvernement. Il a littéralement traîné comme un boulet durant toute la campagne la décision d’acheter l’oléoduc Transmoutain qui vise à transporter le pétrole issu des sables bitumineux de l’Alberta vers la côte ouest pour l’exporter vers les marchés asiatiques. Alors que l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique étaient l’un des enjeux importants de cette campagne électorale, les adversaires de Justin Trudeau se sont faits un plaisir de l’attaquer sur l’achat de cet oléoduc.
Son rival Andrew Scheer ne l’a pas lâché non plus sur l’affaire SNC-Lavalin, en le traitant à maintes reprises de menteur et d’hypocrite. Les conservateurs, mais aussi les autres partis, ont dépeint Justin Trudeau comme étant quelqu’un qui joue un double jeu, quelqu’un qui cache son jeu. Cette image lui a probablement nui et l’affaire du « blackface », qui a eu des répercussions surtout au Canada anglais, n’a certainement rien arrangé.
Ceci dit, son rival, le conservateur Andrew Scheer, n’a pas non plus été très performant durant cette campagne électorale, comme le constate Yves Malo : "Il a fait une mauvaise campagne lui aussi parce qu’il ne faisait que des petites annonces, ne proposait rien de grandiose, comment sauver 300$ ici, 400$ là… En plus, ce n’est pas un grand communicant, il ne suscitait aucune engouement". Un manque de charisme certain du côté du chef conservateur qui a lui aussi eu du mal à se départir de l’image de « Stephen Harper » avec le sourire ( Stephen Harper étant l’ex-premier ministre conservateur du Canada ) que ses adversaires et surtout les libéraux ont véhiculé avec plaisir durant toute la campagne. C’était l’un des axes d’attaque majeurs des libéraux contre les conservateurs : un vote pour Andrew Scheer revient à ramener au pouvoir cette équipe de conservateurs qui va sabrer dans les services publics pour réduire le déficit.
"Donc les chefs des plus grands partis ont tous deux connu une très mauvaise campagne, ce qui n’empêchera pas un des deux de devenir premier ministre du Canada lundi soir. Alors que les autres qu'on ne voyait pas venir ont eu une excellente campagne", fait remarquer Yves Malo.
Les autres que l’on n’a pas vus venir, c’est le chef du Nouveau Parti Démocratique, le parti le plus à gauche sur l’échiquier politique canadien, et celui du Bloc Québécois.
Le néo-démocrate Jagmeet Singh, de confession sikh, a fait la preuve de ses talents de communicant durant cette campagne et c’est très certainement le chef qui avait la
plus belle authenticité. "Il a démontré qu'il avait un certain charisme, qu'il représentait jeunesse, fougue, humour donc il y a beaucoup de gens qui se sont identifiés à lui, il a démontré qu'il était un excellent communicant surtout par rapport aux deux autres chefs, donc il a marqué des points de ce côté-là".
Jagmeet Singh a notamment marqué des points lors des trois débats, deux en français et un en anglais, car son parti a gagné plusieurs points dans les sondages après ces débats.
C’est le chef du Bloc Québécois Yves-François Blanchet qui a clairement fait la meilleure campagne électorale. "Il a mené une excellente campagne, une campagne positive, confirme Yves Malo. C'est la question de la laïcité qui lui a permis de marquer des points - (donner son appui ou non à la loi sur la laïcité adoptée par le gouvernement du Québec et qui interdit le port de tout signe religieux aux fonctionnaires québécois en état d’autorité, NDLR). Il est arrivé devant ses adversaires en disant que 70% des Québécois veulent que la laïcité soit un fait et les autres chefs ont de la difficulté à expliquer leur point de vue sur cette question, surtout Mr Trudeau, il a donc fait une avancée importante ".
Si importante même que le Bloc, qui a joué sa survie au cours des deux derniers scrutins, va au minimum doubler le nombre de ses députés. Le parti remporte des points au détriment des néo-démocrates, des libéraux et même des conservateurs dans leur fief de la région de Québec. Yves François-Blanchet a redonné un second souffle au Bloc Québécois, ce parti souverainiste qui depuis 30 ans défend les droits du Québec dans la Chambre des Communes à Ottawa.
A noter également que la cheffe du Parti vert du Canada, Elizabeth May, n’a pas su profiter du fait que l’environnement a été un thème majeur de cette campagne électorale pour permettre à son parti de faire des gains importants. Les intentions de vote pour les Verts stagnent, elles sont surtout concentrées en Colombie-Britannique, la province d’origine d’Elizabeth May.
La lutte est tellement serrée entre les libéraux et les conservateurs qu’il est impossible de prédire qui va gagner le duel et prendre le pouvoir. Il semble par contre quasi certain que la victoire ne sera majoritaire ni pour l’un ni pour l’autre (il faut gagner 170 sièges sur les 338 pour avoir une majorité à la Chambre des Communes), autrement dit, ce sera un gouvernement minoritaire, qu’il soit libéral ou conservateur.
Le défi des libéraux de Justin Trudeau est double : rallier le vote progressiste au pays, un vote divisé entre les libéraux, les néo-démocrates et le Parti vert. Et s’assurer que leurs électeurs aillent voter le 21 octobre, car c’est un électorat en général beaucoup moins mobilisé que celui des conservateurs. "Justin Trudeau lance beaucoup d'appels au vote dit progressiste pour empêcher la victoire des conservateurs mais est-ce que ça va être suffisant ?", s’interroge Yves Malo. Il a aussi reçu un soutien de taille mercredi, avec un tweet de Barack Obama enjoignant ses voisins du nord à lui confier un deuxième mandat et vantant ses qualités de leader modéré et progressiste engagé dans la lutte contre les changements climatiques. Un bon coup de pouce de la part de cet ex-président très aimé des Canadiens. Mais est-ce que ce sera suffisant pour assurer sa réélection ?
Justin Trudeau lance beaucoup d'appels au vote dit progressiste pour empêcher la victoire des conservateurs mais est-ce que ça va être suffisant ?
Yves Malo, journaliste à Radio Canada
On dit que les élections se gagnent en Ontario et qu’une majorité se gagne au Québec, les deux plus grosses provinces du Canada donc celles qui ont le plus de députés. Ce sera encore le cas dans cette élection. Les conservateurs d’Andrew Scheer vont remporter les sièges des trois provinces de l’ouest, le Manitoba, la Sasketchewan et l’Alberta, mais cela ne totalise qu’une soixantaine de sièges. En Colombie-Britannique, le vote est beaucoup plus divisé et des courses à trois, voire à quatre en incluant le Parti vert, sont à prévoir. Dans les provinces maritimes, les libéraux qui avaient raflé tous les sièges en 2015 ne vont pas réitérer cet exploit, les conservateurs devraient en remporter plusieurs. Le terrain où les luttes seront les plus intenses, c’est donc le Québec et l’Ontario, notamment la grande région de Toronto. Il resterait un 10% d’indécis, qui vont prendre leur décision dans l’isoloir le jour du vote. La soirée électorale du 21 octobre risque d’être longue…