Fin de la campagne électorale au Canada : l'heure du choix pour les Canadiens

La campagne électorale se termine ce dimanche 27 avril au Canada et lundi, près de 30 millions de Canadiens iront aux urnes pour choisir leur prochain gouvernement. Une campagne qui a été unique en son genre et ce, pour plusieurs raisons. Bilan et analyse. 

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Image d'illustration - Capture -écran d'une manifestation en mars 2025 à Toronto, Canada

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Un revirement spectaculaire en trois mois

« C'est spectaculaire, c'est un revirement total, s’exclame le journaliste Louis Blouin, chef du bureau de la colline parlementaire à Ottawa pour la Société Radio-Canada. Il y a trois mois, le chef conservateur se dirigeait vers une majorité et là, ça lui file entre les doigts. Les libéraux sont en train de renaître de leurs cendres. Trois choses se sont passées : la démission de Justin Trudeau, ensuite l’arrivée de Donald Trump et ses menaces, on n'aurait jamais cru que Donald Trump allait prendre en grippe le Canada comme il l'a fait. Et l'arrivée de Mark Carney, l'économiste en période de crise, qui est perçu, un peu, comme le président du Conseil d'administration, qui semble rassurer les gens. Alors l'alignement des astres est devenu parfait pour les libéraux. Eux-mêmes n'y croient pas. Ils se pincent encore. On verra jusqu'à la fin. C'est assez serré dans la province de l’Ontario, mais c'est un revirement de situation complet. On a rarement vu ça en politique ».

Le champ de bataille crucial de l'Ontario pourrait nous réserver des surprises.
Louis Bouin, chef du bureau de la colline parlementaire à Ottawa pour la Société Radio-Canada

Geneviève Tellier, professeure de l’Université d’Ottawa, abonde : « Elle est exceptionnelle cette campagne électorale ! Les sondages d’opinion ont complètement changé en quelques mois, ça a été un revirement à 180° et donc le parti conservateur, qui menait largement dans les sondages, a perdu toute son avance »

Pour la politologue, cette remontée des libéraux dans les intentions de vote des Canadiens confirme que « le problème principal du Parti libéral, ce n'était pas nécessairement ses idées, mais c'était son chef, Justin Trudeau, qui était devenu très impopulaire et les gens quittaient le parti à cause de lui. En élisant un nouveau chef, qui a une personnalité différente et qui a recentré davantage le Parti libéral, ça a rassuré beaucoup de personnes. Donc on ne déteste pas les politiques du Parti libéral, qui ne sont ni trop à gauche ni trop à droite, d’ailleurs c’est ça, la vision canadienne, on est plutôt des gens du centre et le Parti libéral incarne ça »

Et l’autre facteur qui explique cette remontée incroyable des troupes libérales dans les sondages, il s’est installé à la Maison Blanche le 20 janvier dernier…

La question de l’urne : QUI élire pour affronter Donald Trump ? 

Donald Trump s’est invité à plusieurs reprises au cours de cette campagne électorale, en imposant tout d’abord des tarifs douaniers à son principal partenaire commercial, le Canada, ce qui déclenché une guerre commerciale entre les deux pays, et en affirmant que la meilleure solution pour le Canada d’échapper à ces droits de douane, c’est de devenir le 51ème État des États-Unis. 

Cette politique agressive du président américain envers un pays qui a été pendant des décennies l’un des plus fidèles alliés des Américains a été vu ici comme un coup de poignard dans le dos, une trahison et une source d’inquiétude profonde pour les Canadiens. 

(Re)voir Canada : les débats des chefs marquent la dernière ligne droite de la campagne électorale

Comment se protéger de la voracité du locataire de la Maison Blanche ? Comment défendre la souveraineté du pays ? Comment renforcer l’économie canadienne fortement impactée par ces tarifs douaniers ? Et donc QUI choisir, qui élire pour affronter Donald Trump, pour négocier avec lui ? Ces questions ont été l’enjeu principal de cette campagne électorale. 

Et pour une majorité de Canadiens, Mark Carney est le mieux placé pour s’asseoir en face du président américain, les sondages à ce sujet sont sans équivoque. De par son expérience de banquier de réputation internationale, qui a géré la crise financière de 2008-2009 quand il était gouverneur de la Banque du Canada, puis la crise du Brexit quand il était gouverneur de la Banque d’Angleterre, alors que son rival, le conservateur Pierre Poilievre, est un politicien de carrière qui n’a eu qu’une courte expérience de ministre et qui n’a fait preuve de ses talents oratoires indéniables qu’au sein de la Chambre des Communes à Ottawa. 

Il est Premier ministre et il l’a été pendant neuf jours avant le déclenchement de la campagne électorale. Et il a souvent fait remarquer durant la campagne qu’en neuf jours, il avait accompli beaucoup de choses.
Geneviève Tellier, professeure de l’Université d’Ottawa

Le fait aussi que Mark Carney soit le premier ministre du Canada durant cette campagne électorale l’a avantagé par rapport à ses adversaires nous dit Geneviève Tellier : « Il est Premier ministre et il l’a été pendant neuf jours avant le déclenchement de la campagne électorale. Et il a souvent fait remarquer durant la campagne qu’en neuf jours, il avait accompli beaucoup de choses : « J'ai parlé à Monsieur Trump, j'ai réussi à le convaincre de mettre une pause sur certains tarifs, j'ai rencontré tous les Premiers ministres provinciaux et des territoires, j'ai un plan, on a déjà commencé à le mettre en place et ça donne déjà des résultats. Je suis aussi allé en Angleterre, en France renforcer nos liens avec ces deux pays ». Et c'est ça que les gens cherchent, alors que les autres chefs de parti, notamment Monsieur Poilievre, n’ont pas cette expérience et les gens ne sont pas convaincus qu'ils pourraient faire mieux. Les électeurs se disent que Pierre Poilievre n’a rien dans son bagage, dans sa personnalité qui leur prouve qu’il est capable de dire non à Monsieur Trump et de négocier avec lui »« Au début de la campagne, j'ai des stratèges libéraux qui m'ont dit exactement ça, « merci Donald », parce que sans lui, sans cette menace-là, Mark Carney n’aurait pas été propulsé comme il a été » ajoute Louis Blouin.

La campagne de Mark Carney, novice en politique 

Mark Carney a un CV impressionnant, nul doute sur la chose, mais il n’avait aucune expérience en politique jusqu’à ce qu’il soit élu chef du Parti libéral le 9 mars dernier. Cela ne l’a pas empêché de mener une campagne électorale tout à fait honorable malgré quelques bourdes et le fait qu’il semblait bien plus à l’aise dans son costume de Premier ministre que dans celui de chef libéral en campagne. 

Il s’est notamment bien sorti des débats des chefs en français et en anglais dans lesquels il n’y a eu ni gagnant, ni perdant. Et comme c’est lui qui menait dans les sondages, c’est lui qui était au centre des attaques de ses adversaires, donc c’était pour lui un exercice périlleux dans lequel il n’a finalement pas perdu de plumes. 

Mark Carney a commis des bévues en début de campagne électorale, notamment en lien avec le Québec.
Louis Bouin, chef du bureau de la colline parlementaire à Ottawa pour la Société Radio-Canada

« Je pense que Mark Carney s'en est bien tiré, souligne Louis Blouin. Il a joué la carte de l'anti-politicien, donc il a dit « Non, je ne suis pas un politicien, mais j'ai une expertise, je sais gérer des crises comme celle-là, c'est le bon moment pour moi ». Donc il s’est présenté comme l'homme du moment. Il y a six mois, il n'était pas l'homme du moment, mais il l’est devenu à cause du contexte de crise qu'il a exploité beaucoup pendant la campagne électorale et ça semble lui avoir servi beaucoup. Il a commis des bévues en début de campagne électorale, notamment en lien avec le Québec. Mais de manière générale, on sent qu'il n’y a rien qui a collé sur Monsieur Carney dans les attaques de ses adversaires. Et il a été capable de se détacher, en partie, de l'héritage de Justin Trudeau avec une plateforme qui était plus au centre, et un programme économique. Il a misé sur son savoir-faire, son expertise et jusqu'à maintenant, ça le sert très bien »

Geneviève Tellier renchérit : « Il s'en est très bien sorti même s’il a fait des faux pas qui n’ont pas vraiment eu de conséquences et on a l'impression que Monsieur Carney est quand même à l'aise à débattre publiquement d'idées. Oui, il n’est pas un politicien de carrière, il n’a pas de discours tout scripté et des réponses formatées. Mais cela amène même un vent de fraîcheur. J'ai l'impression qu'il y a plusieurs Canadiens qui sont contents de voir qu’il n’est pas un politicien de carrière qui fait comme tous les politiciens. On dit aussi qu’il a un certain sens de l'humour ». Mark Carney a axé l’essentiel de sa campagne sur sa capacité à gérer la crise actuelle entre le Canada et les États-Unis.

Du côté du chef conservateur Pierre Poilievre

Voilà plus de deux ans maintenant que Pierre Poilievre se prépare à cette joute électorale, le Parti conservateur a rempli ses coffres de dizaines de millions de dollars pour cette campagne et élaboré un programme qui ciblait tous azimuts l’ex-Premier ministre Justin Trudeau et son héritage après une décennie au pouvoir. Mais voilà, Justin Trudeau a quitté le pouvoir, il a été remplacé par un autre chef qui n’a pas de bilan politique sur lequel on peut le critiquer et Donald Trump a été l’éléphant dans la pièce durant toute la campagne. 

Une nouvelle donne à laquelle le chef conservateur a eu du mal à s’adapter et à adapter son discours. Certes, l’homme qui était qualifié de « pitbull » par son côté abrasif lors des échanges en chambre a caché ses incisives durant toute la campagne derrière un sourire parfois crispé, parce que ses stratèges lui ont conseillé de polir son image. Mais son obsession de Justin Trudeau a perduré, il n’a pas cessé d’associer Mark Carney à l’ex-Premier ministre et à regarder dans le rétroviseur sans vraiment se tourner vers l’avenir. 

Oui, Pierre Poilievre a adouci les angles mais ses propos restent abrasifs et souvent il fait des déclarations qui sont très similaires aux déclarations du président Trump et ça, ça ne passe pas.
Geneviève Tellier, professeure de l’Université d’Ottawa

« Il y a d'autres problèmes au sein du Parti conservateur qui sont importants et qui n'ont pas été réglés, fait remarquer Geneviève Tellier. Le premier, c'est qu’on se demande toujours qui va être l'équipe économique de Monsieur Poilievre, il est toujours seul quand il fait des discours, mais on ne sait toujours pas qui pourrait être son ministre des Finances, des Affaires étrangères, du commerce international, du développement économique. Le deuxième gros problème, c'est que oui, Pierre Poilievre a adouci les angles mais ses propos restent abrasifs et souvent il fait des déclarations qui sont très similaires aux déclarations du président Trump et ça, ça ne passe pas ». Son rejet des médias traditionnels (il veut, s’il est élu, couper les vivres à CBC, le service public anglophone), sa volonté de couper drastiquement dans l’aide internationale pour financer les baisses d’impôts promises, son discours sur la loi et l’ordre, sa décision de ne plus financer les universités qui autorisent des manifestations propalestiniennes sur leur campus, ce qu’il qualifie d’antisémitisme, tout cela fait écho à ce que l’administration Trump est en train de faire aux États-Unis. « Alors les Canadiens se disent « on ne veut pas avoir un Donald Trump canadien », ce n'est pas le genre de discours qui nous plaît » ajoute Geneviève Tellier. 

Les adversaires de Pierre Poilievre ne se sont pas gênés d’ailleurs pour associer le chef conservateur au président américain. « Il y a des critiques qui sont venues même du camp conservateur, à savoir que Pierre Poilievre ne s'est pas assez ajusté en cours de route, qu'il ne s'est pas assez ajusté à Donald Trump et qu’il n’a pas assez ajusté son programme pour répondre à la crise tarifaire. Et il est resté à marteler le bilan libéral pendant presque toute la durée de la campagne. Donc il va y avoir sans doute, si la victoire libérale se confirme, une grosse réflexion à faire du côté de Pierre Poilievre, sur son avenir, mais aussi sur l'avenir du Parti conservateur » précise Louis Blouin. 

Une campagne difficile pour les deux autres partis

Cette campagne électorale est donc un duel entre libéraux et conservateurs : ces derniers obtiennent, en moyenne, plus ou moins 38-39% d’intentions de vote dans les sondages, ce qui est un très bon score, mais ils n’ont jamais réussi à rattraper leur retard de 4, 5 points sur les libéraux qui perdure depuis le début de cette campagne. Les deux autres partis politiques en lice, le Nouveau Parti démocratique – NPD- et le Bloc québécois, ont eu du mal à faire leur place dans la course. La remontée dans les sondages des troupes libérales s’explique d’ailleurs par le fait que de nombreux électeurs néo-démocrates et bloquistes sont partis dans les rangs du Parti libéral pour bloquer l’accession au pouvoir des conservateurs, un vote stratégique donc. 

Le problème pour le NPD et le Bloc québécois, pour les plus petits partis, c'est qu'ils sont dans l'ombre des deux grands partis habitués au pouvoir en période de crise. 
Louis Bouin, chef du bureau de la colline parlementaire à Ottawa pour la Société Radio-Canada

Le NPD enregistre une dégringolade historique, avec moins de 10% dans les sondages, et même le chef, Jagmeet Singh, n’est pas sûr de se faire réélire en Colombie-Britannique. « Cette élection ressemble aux élections qu'on avait dans les années 70 et 80, où c’était une lutte entre les deux grands partis, libéral et conservateur, et les petits partis comme le NPD étaient quasiment absents » constate Geneviève Tellier. Un avis partagé par Louis Blouin : « Le problème pour le NPD et le Bloc québécois, pour les plus petits partis, c'est qu'ils sont dans l'ombre des deux grands partis habitués au pouvoir en période de crise. Ce contexte de crise ne les aide pas parce qu'ils sont un peu relégués sur les lignes de côté. Ils ont dû essayer de trouver de l'oxygène pendant cette campagne, se battre pour avoir de la visibilité, s'inscrire dans la conversation, et ce n'était pas facile »

Les deux analystes s’entendent pour dire que durant cette campagne, le chef néo-démocrate a eu un problème de focus : « Au lieu de parler de réplique aux tarifs douaniers, il a parlé des programmes sociaux, la santé, la pauvreté, mais ce n’était pas ça, la préoccupation première des Canadiens. Même les syndicats ont déserté le NPD » précise Geneviève Tellier. « Jagmeet Singh a parlé beaucoup de santé alors qu'on est dans une un enjeu radicalement économique. Et il y a des gens à l'interne, au parti néo-démocrate, qui nous disent, bon, peut-être que on aurait dû parler un petit peu plus de coûts de la vie » rapporte le journaliste. 

Il se passe au Québec quelque chose d'inédit, qu'on n’avait pas vu et qu'on n'avait pas prévu, c'est ce nouveau nationalisme, ce nouveau patriotisme canadien.
Geneviève Tellier, professeure de l’Université d’Ottawa

La partie n’a pas été plus facile pour Yves-François Blanchet, le chef du Bloc québécois : alors qu’il caressait le rêve de former l’opposition officielle à un gouvernement conservateur au début de l’année, voilà que le parti se retrouve quelque 20 points derrière le Parti libéral dans les sondages au Québec. Et pourtant, le chef bloquiste est l’un de ceux qui a mené l’une des meilleures campagnes. Mais il paie pour une conjoncture sur laquelle il n’a pas de contrôle. « Monsieur Blanchet a fait une excellente campagne, estime Geneviève Tellier. On peut même se dire que si ça avait été quelqu'un d'autre, peut-être que le résultat du Bloc serait encore plus bas. Monsieur Blanchet a su s'ajuster aux enjeux économiques et il répète le message que le Bloc est là pour protéger les intérêts du Québec. Par exemple il demande au gouvernement fédéral de protéger les secteurs de l’aluminium et de l’aéronautique, touchés de plein fouet par les tarifs douaniers de Donald Trump. Mais il se passe au Québec quelque chose d'inédit, qu'on n’avait pas vu et qu'on n'avait pas prévu, c'est ce nouveau nationalisme, ce nouveau patriotisme canadien. Par exemple, on a appris dernièrement que les ventes de drapeaux canadiens avaient augmenté de 30% depuis le mois de février, juste au Québec. Et donc comment présenter une proposition indépendantiste souverainiste quand vous faites face à une vague de nationalisme canadien ? ». 

Pour Louis Blouin, « la difficulté du chef Bloquiste, c'est qu'il doit imposer une sous-question de l'urne. La question de l'urne, c’est : qui est le mieux placé pour gérer Donald Trump? Mais après ça, qui est le mieux placé pour défendre les intérêts du Québec? Être la police d'assurance pour les Québécois, c'est ça qu'Yves-François Blanchet a dû essayer de plaider pendant cette campagne ». 

Signalons pour finir que le Parti vert du Canada devrait remporter deux sièges dans ces élections, ceux de ses deux chefs, Elizabeth May et Jonathan Pedneault. On a d’ailleurs très peu parlé d’environnement et de lutte contre les changements climatiques dans cette campagne électorale. 

Pronostics : dans la boule de cristal de… 

Louis Blouin : « Le champ de bataille crucial de l'Ontario pourrait nous réserver des surprises. Alors je vais rester prudent. Mais pour l'instant, on a l'impression qu'on s'en va vers un gouvernement rouge - libéral. On verra si c'est une minorité ou une majorité »

Geneviève Tellier : « On va probablement avoir un gouvernement libéral majoritaire, même si les libéraux n’auront pas 50% des votes parce que le mode de scrutin, où c'est le parti qui remporte le plus de circonscriptions qui devient le gouvernement, avantage les libéraux. Le vote libéral est dispersé au Canada, ils peuvent aller chercher plusieurs comtés un peu partout, alors que le vote conservateur est très concentré dans quelques provinces, surtout l'Alberta »

Déjà 7,3 millions de Canadiens ont voté par anticipation lors du congé de Pâques, c’est le quart des électeurs, et c’est beaucoup plus que lors des précédentes élections. C’est peut-être le signe que les électeurs sont très impliqués dans ces élections.