France-Allemagne : entre Scholz et Macron, l'heure est aux "compromis" et aux démonstrations d'amitié

Emmanuel Macron et Olaf Scholz se sont retrouvés ce dimanche 22 janvier pour célébrer les 60 ans du traité de l'Élysée, symbole de l'amitié franco-allemande. Après une crise qui a pu faire croire au divorce, Étienne Dubslaff, chercheur spécialiste de l’Allemagne, argumente dans cet entretien que la relation entre les deux pays demeure bien plus forte que les dissensions ponctuelles.
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Macron Scholz
Olaf Scholz et Emmanuel Macron célèbrent le soixantième anniversaire du traité de l'Élysée, signé en 1963 pour sceller la coopération et l'amitié entre la France et l'Allemagne. AP/ Benoit Tessier.
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TV5MONDE : La journée de célébration du soixantième anniversaire du traité de l’Élysée a donné l’occasion au président français Emmanuel Macron et au chancelier Olaf Scholz de montrer leur unité. Après une période de tensions, s’agit-il selon vous d’une unité de façade ? 

Étienne Dubslaff, maître de conférences, spécialiste de l’Allemagne : Aujourd’hui, c’était effectivement la journée du symbole. La France et l’Allemagne ont essayé de le faire bien, c'est-à-dire en grande pompe, avec grande réception. Il y a la quasi-totalité du gouvernement allemand à Paris ; 140 députés allemands ont fait le déplacement. Les deux parties veulent vraiment afficher cette amitié franco-allemande. J’utilise « afficher » dans le bon sens du terme, ce n'est pas que de la communication. 
 
Je pense qu’Emmanuel Macron et Olaf Scholz voulaient montrer leur réconciliation. Le mot est un peu trop fort, parce que s’il y a eu une mauvaise passe à l'automne, il n’y a jamais eu de profondes dissensions. Quelques points ont vraiment fait débat ou ont jeté un froid.
 
Ce que la France a reproché au chancelier Scholz, ça a été premièrement d'avoir lancé un plan de relance interne à l'Allemagne de 200 milliards d'euros, sans concertation. Il y a aussi la question de comment aider l'Ukraine militairement, en termes d’armements. C'est en train de bouger sur ce point.
 
Les deux parties sont obligées de s'entendre, de faire des compromis, et elles y arrivent finalement toujours.
Étienne Dubslaff, chercheur spécialiste de l'Allemagne.
On retrouve également le point stratégique, de longue date, selon lequel la France aimerait que l'Allemagne se repose plus exclusivement sur une collaboration franco-allemande, là où Berlin joue sur deux voies, d’une part avec l'OTAN, l'Amérique, l'Angleterre, d'autre part avec la France. 
 
Et puis il y a finalement les problèmes sur l’approvisionnement en énergie, qui ont donné lieu à cette tension en automne. C’est lié à la question du nucléaire pour les Français, qui pour les Allemands, n'est pas une énergie verte. C'est un vrai débat, un vrai point de discorde franco-allemand. 
 
Et enfin, dernier point, il y avait des dissensions autour de la réaction au programme de relance américain, là où les Allemands misaient plus sur une négociation bipartite germano-américaine, alors que la France demandait un plan de relance européen. Globalement, les relations sont tout de même bien meilleures qu'on a pu les présenter à l'automne.
 
 
TV5MONDE : Peut-on dire que le couple franco-allemand bat de l'aile, comme on a pu l'entendre ? La métaphore est-elle pertinente ?
 
Étienne Dubslaff : La métaphore du couple illustre qu'on ne peut pas faire l'un sans l'autre, qu'il y a des conflits et des rabibochages. L’image fonctionne assez bien. Le chancelier Scholz a parlé aujourd’hui du modèle franco-allemand comme d’une machine à trouver des compromis. L’image est moins romantique, mais elle renvoie à une machine bien huilée, qui a besoin de travail pour fonctionner, où les pièces ont besoin d'être solidaires et qui produit de temps en temps un peu de bruit. 
 
Mais par moment, il faut faire des compromis parce que les intérêts ne sont pas toujours alignés, que les traditions et les institutions ne sont pas toujours les mêmes. Les Français ont du mal à comprendre ce point. La politique étrangère en Allemagne est certes du ressort exclusif de l'État fédéral, mais le chancelier doit s'appuyer sur une majorité parlementaire et il ne peut pas dicter sa conduite au Parlement. S'il est désavoué par le Parlement, ça pose problème. En France, le fonctionnement reste  beaucoup plus hiérarchisé. Le président dicte très largement la politique étrangère.
 
L’idée que le couple bat de l’aile me semble représenter un petit emballement médiatique. Depuis 1963, on célèbre régulièrement la belle entente franco-allemande aux dates anniversaires. Ce n'est toutefois pas la première fois qu'il y a des tensions. On a eu des très beaux couples, forts, avec Giscard-Schmidt, ou Mitterrand-Kohl. Mais n'oublions pas que par exemple, en 2003, les relations entre Jacques Chirac et Gerhard Schröder étaient assez mauvaises. Ça s'est résolu au moment du déclenchement de la guerre d'Irak et du « non » franco-allemand à cette participation, qui a tout d'un coup considérablement rapproché les deux hommes et les deux capitales. N'oublions pas non plus que quelques années plus tôt, quand Schröder est arrivé aux affaires, il avait tenté de se rapprocher de la Grande-Bretagne, donc de chercher un autre partenariat. Le président Sarkozy avait quant à lui lancé l’Union pour la Méditerranée, dans l'idée de décaler le centre de gravité européen un peu vers le Sud. 
 
Depuis la guerre en Ukraine, l'Allemagne a dû se distancer de la Russie. Cela la rapproche de la position française.
Ce n’est donc pas nouveau. De toute façon, les deux parties sont obligées de s'entendre, de faire des compromis, et elles y arrivent finalement toujours : cette journée en témoigne. 
 
TV5MONDE : Cette journée constituait l’une des premières occasions pour Emmanuel Macron et Olaf Scholz de se présenter comme duo. Le courant semble passer un peu difficilement entre eux. Est-ce que les deux dirigeants ont un tempérament politique trop différent ? 
 
Étienne Dubslaff : Ils n'ont effectivement pas tout à fait le même tempérament. Ça s'est vu pendant les discours. Le chancelier Scholz parlait par exemple d'une machine à trouver des compromis. C'est très vrai, mais ce n'est pas d'un lyrisme débordant. Olaf Scholz n'est pas quelqu'un d'expressif. Le président Macron, lui, a choisi des mots beaucoup plus lyriques, ou du moins chaleureux.

C'est une question de style politique personnel, mais aussi de style national. En France, on aime beaucoup plus le pathos qu'en Allemagne. De ce point de vue-là, Scholz ressemble beaucoup à sa prédécesseuse Merkel, auprès de qui il a en partie fait ses armes, même s'il n'était pas du même parti. Angela Merkel était aussi quelqu'un d'extrêmement réservé. Au fur et à mesure, elle a trouvé un très bon terrain d'entente avec le président Macron, mais ça n'a pas toujours été extrêmement chaleureux non plus. 
 

(Re)voir : Traité de l'Elysée : peut-on encore parler d'unité franco-allemande ?

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TV5MONDE : En dehors des styles politiques, l’équilibre de coalition en Allemagne rentre-t-il aussi en compte dans la manière dont la relation s'est établie entre eux pendant cette première année ?

Étienne Dubslaff  : Oui, je le pense. En Allemagne, le gouvernement est tripartite, avec les sociaux-démocrates et les écologistes, de centre gauche, et les libéraux, de centre droit. La coalition, tout en étant stable, n'est pas unie sur la politique étrangère de défense. Ça ne facilite pas les choses.
 
La ministre des Affaires étrangères est une écologiste. Le nouveau et l’ancienne ministre de la Défense sont des sociaux-démocrates. Le SPD, le Parti social-démocrate dont est issu le chancelier Scholz, a jusqu'ici eu comme ligne officielle une ligne d'amitié avec la Russie, ou du moins l'idée que la Russie devait toujours être un partenaire. Cela avait créé aussi des dissensions avec Paris. Pareil avec la Chine. Le parti vient de publier une nouvelle doxa de la politique étrangère, où il s’agit notamment d’éviter une nouvelle dépendance vis-à-vis de Pékin. Cela montre que les sociaux-démocrates ont aussi bougé sur ces lignes qui faisaient débat, en Europe et en France.
 
Au sujet de l’Ukraine, la ministre des Affaires étrangères pousse actuellement beaucoup avec les libéraux pour l'armement de Kiev, là où les sociaux-démocrates restent beaucoup plus réservés. Donc c'est aussi affaire de négociations au sein de la coalition, au sein des groupes parlementaires, pour trouver une ligne commune. En Allemagne, le chancelier a vraiment besoin de sa majorité. 
 
Pendant la crise du Covid notamment, il y avait un vrai malentendu sur les prises de décisions entre Français et Allemands. En France, le président ordonnait, alors qu’en Allemagne, la chancelière devait négocier avec les parlements régionaux, etc. 
 
Tout ça fait que la ligne doit être d'une part moins tranchée qu'en France, mais qu'elle est aussi plus lente à se mettre en place. En revanche, une fois qu'elle est trouvée, comme elle fait consensus, elle est en général plus pérenne. Ces points jouent sur les relations franco-allemandes.
 
TV5MONDE : Que représentait selon vous l'annulation du Conseil des ministres franco-allemands en octobre dernier ?
 
Étienne Dubslaff : Cette annulation n’est en effet pas typique. Mais je pense qu’il s’agissait plutôt d’un épiphénomène, un petit moment de crispation, qui s'est finalement très rapidement résolu. Regardez, nous sommes trois mois plus tard, tout est rentré dans l'ordre. Donc je pense qu'il ne faut pas exagérer. Il ne faut pas oublier que le président Macron est aux affaires depuis cinq ans et demi maintenant. Le chancelier Scholz ne l’est que depuis un an ; il a dû trouver ses marques. 
 
TV5MONDE : Comment est-ce que la guerre en Ukraine a joué sur les relations entre la France et l'Allemagne ?
 
Étienne Dubslaff : Il faut d’abord évoquer le plan intérieur pour l’Allemagne. Depuis la réunification, depuis 1990, l'Allemagne n'investit pour ainsi dire plus dans son armée. La guerre, en considérant en plus qu’il n’y a que la Pologne qui sépare Berlin de Kiev, a donc représenté un électrochoc pour le pays. Les cent milliards, qu’Olaf Scholz a mis sur la table, auraient été impensables avant.

Ça fait des années, voire des décennies, qu'on dit que l'armée allemande n'est pas opérationnelle. Ce qui a d'ailleurs créé des problèmes avec la France du temps de François Hollande avec le Mali. L'Allemagne n’était tout simplement pas matériellement capable d'intervenir. L’agression russe sur l'Ukraine a fait que, tout d'un coup, il y avait 100 milliards. Tout d'un coup, on achète de nouveaux armements,  et la défense nationale redevient un vrai enjeu de premier plan.
 
L'Allemagne ne peut pas aussi facilement mettre à disposition de l'Ukraine des chars, que d'autres pays qui sont mieux équipés, dont la France.
Deuxième chose, depuis Schröder, à la fin des années 90 et au début des années 2000, l'Allemagne était très proche de la Russie. Cette agression a fait en sorte que l'Allemagne a dû se distancer, et considérer la Russie comme un potentiel danger. Cela la rapproche de la position française, beaucoup moins pro-russe.

Ça change donc aussi les relations franco-allemandes. Cela oblige le couple franco-allemand à œuvrer à nouveau comme moteur de l'Europe et à trouver une position commune. D'ailleurs, le chancelier et le président ont insisté aujourd'hui sur la question de souveraineté européenne et de défense. Les conséquences de la guerre vont donc plutôt dans le sens d’une unité européenne. 

(Re)voir : France-Allemagne : quels sont les dossiers qui opposent Paris et Berlin ?
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TV5MONDE : L’Allemagne prévoit d’acquérir un bouclier antimissile, avec d'autres pays européens, mais sans la France. Cette décision représente-t-elle une dissension, ou du moins une décision plus individualiste, en ce qui concerne les politiques militaires ?
 
Étienne Dubslaff :  Je pense que l’analyse de ce choix a été un petit peu exagéré. D'un point de vue français, on a cru que l'Allemagne essayait de mettre en place une nouvelle « Mitteleuropa » [région qui correspond plus ou moins à l’Europe centrale, NDLR] contre la France, de décaler l'équilibre européen vers l'Est, d’instaurer une nouvelle puissance régionale en Europe centrale et orientale. Je pense plutôt qu'il s’agit pour l'Allemagne de ne pas se mettre sous la dépendance française. Ce n'est pas une question de défiance vis-à-vis de Paris, il ne faut pas surévaluer cette initiative. 
 
Il ne faut pas oublier que la République fédérale allemande, depuis les années 40, 50 et 60, a œuvré pour l'ancrage à l'Ouest. Et l'ancrage à l'Ouest, c'était se mettre sous la protection des États-Unis et de l'OTAN. À peu près tous les partis actuels en Allemagne partagent cette idée. Ce bouclier européen, qu'a proposé Scholz à Prague, s'inscrit dans une logique d'OTAN. Rappelons que Scholz a proposé aussi à la France de le rejoindre. 
 
TV5MONDE : En lien avec ces débats, diriez-vous que l’attention du chancelier Scholz est plus tournée vers les États-Unis ou vers les pays de l'Est que vers la France et l’Europe occidentale ? S’agit-il d’un changement pour la politique extérieure allemande ? 
 
Étienne Dubslaff :  Ce n'est pas une rupture. Si vous reprenez le traité de l'Élysée de 1963, le général de Gaulle espérait faire en sorte que l'Allemagne se détourne un peu des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Ça a été signé comme tel par le général de Gaulle et par le chancelier Adenauer. Sauf que lorsque le traité a été ratifié par le Parlement allemand, le Parlement a pris l'initiative d'y ajouter un préambule qui disait très clairement que l'Allemagne restait attachée à ses relations d'amitié prioritaire, avec les États-Unis et la Grande-Bretagne. Au grand dam de la France, qui ne pouvait pas l’exprimer officiellement.

C'est un « en même temps », qui n'est pas contradictoire d'un point de vue allemand. Côté français, c’est le vieux rêve de non-alignement, qui continue à hanter la politique. Mais je ne pense pas qu'il faille, là non plus, y voir une défiance. 
 
La France et l'Allemagne trouvent un terrain d'entente parce qu'elles sont codépendantes, y compris en matière énergétique. 
Que l'Allemagne ait des intérêts économiques en Europe centrale - la France aussi, du reste – ou cherche à garder sa zone d’influence n'est pas forcément étonnant. Ce n'est pas antifrançais.
 
TV5MONDE : Comment interpréter l’hésitation allemande sur l’envoi des chars Leopard 2 à l’Ukraine dans ce contexte ?
 
Étienne Dubslaff :  Déjà, l'Allemagne ne veut surtout pas mettre le doigt dans l'engrenage l’entraînant à devenir belligérante. Elle en a sans doute plus peur que la France. Ensuite, l’Allemagne ne possède tout bêtement pas beaucoup de ces fameux chars Leopard 2. Les chars qu'elle donnerait à l'Ukraine pourraient venir à lui manquer le cas échéant. Elle ne peut pas le dire trop fort, mais l'enjeu de pouvoir soi-même assurer sa défense existe. 
 
Ces dernières décennies, l'Allemagne avait le plus grand mal à aligner plusieurs brigades de chars, quelques hélicoptères, quelques avions de chasse, donc elle ne peut pas aussi facilement en mettre à disposition de l'Ukraine, que d'autres pays qui sont mieux équipés, dont la France. La France est très clairement mieux équipée que l'Allemagne. Il s’agit d’une question intérieure, davantage que de relations avec les autres pays. 
 
TV5MONDE : En ce qui concerne l’économie, le plan de relance allemand annoncé par Berlin en octobre lui avait attiré les accusations de faire cavalier seul. Qu’en pensez-vous ? 
 
Étienne Dubslaff : Effectivement, il aurait été plus élégant d'au moins prévenir la France qu'on mettait en place ce plan de relance. Cela reste toutefois une affaire intérieure. Et dans la mesure où la France et l'Allemagne sont extrêmement intriquées économiquement, il n'est pas interdit de penser que dans ces 200 milliards, quelques-uns reviendront de fait à la France, parce que l'Allemagne achèterait des équipements ou des services français. 
 
C’était sans doute un faux pas diplomatique. Je pense qu’Olaf Scholz l'a entendu et que l’on ne l'y reprendra pas de si vite. Mais je ne pense pas qu'il faille y voir un acte hostile.
 

(Re)voir : France - Allemagne : l'amitié entretenue via la jeunesse depuis 60 ans

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TV5MONDE : Cette annonce illustre-t-elle un manque de communication ou de coordination plus global sur les plans économique et énergétiques ?

Étienne Dubslaff : Sur les questions d'énergie, il y avait des débats aussi. La puissance économique allemande et française ne sont pas tout à fait les mêmes. Par exemple, quand il s'agissait d'acheter le gaz, la France voulait qu'on achète en commun, en tant qu'Union européenne, l'Allemagne préférait acheter elle-même. Après cette mauvaise passe à l'automne, l'Europe s'est finalement mise d'accord pour acheter ensemble. 
 
C'est tout à fait typique des dissensions franco-allemandes : les deux pays finissent toujours par s'entendre. Ils partent parfois de positions vraiment différentes et ils finissent par trouver un compromis. Ils trouvent un terrain d'entente parce que tout simplement, ils sont codépendants, y compris en matière énergétique. 
 
Pour prendre un autre exemple, pendant le Covid, on a vu une vraie coopération transfrontalière avec des patients français qui ont été soignés en Allemagne, à l'époque où l'Allemagne allait moins mal que la France. Des choses comme ça ont été un peu perdues de vue, à cause de cette petite crise à l'automne dernier. Mais beaucoup de choses fonctionnent et sont uniques. Je ne vois pas personnellement d’autres États, d’autres économies aussi intriquées, et des collaborations aussi fortes. On insiste toujours sur les conflits, mais globalement cette relation se passe très bien.