Que pèsent réellement les échanges commerciaux civils entre la France et l’Arabie saoudite ?
L’Arabie saoudite est le premier partenaire commercial de la France dans le Golfe, et la France le troisième investisseur étranger dans le royaume. Mais un classement peut en cacher un autre. Ryad n’arrive qu’
au 22ème rang des partenaires économiques de la France, entre Singapour et Corée du Sud. Et leurs échanges, une dizaine de milliards d’euros, restent à un niveau moyen.
Fort de son or noir, le royaume a été longtemps grand bénéficiaire en terme de balance commerciale. La concurrence de la Russie et du Kazakhstan l’ont fait reculer et, depuis une dizaine d’années, la balance penche assez souvent en faveur de la France :
4,5 milliards d’euros d’exportations de celle-ci vers l’Arabie saoudite en 2017 contre 4,1 milliards d’import. Exportation principale de Ryad vers l’hexagone : sans surprise, le pétrole (2,3 milliards). Première importation : l’aéronautique (1,9 milliards). On ne parle ici que du civil, et de l’existant.
Quelles en seraient les perspectives ?
Éventuellement géantes, mais nébuleuses. Le prince héritier Mohamed ben Salmane, aujourd’hui compromis dans l’exécution du journaliste Jamal Khashoggi, a conclu en avril dernier différents projets avec des partenaire européens : parmi eux, un accord entre l’Aramco et
Véolia pour le traitement des eaux usées ou la construction par
Total d'un complexe pétrochimique (5 milliards de dollars). Total dont le président est l’un des rares grands patrons a n’avoir pas voulu bouder le « Davos du désert » organisé cette semaine à Ryad.
Depuis deux ans, ben Salmane fait saliver l’Occident en lui faisant miroiter un projet mirifique, quoique encore bien incertain : «
Vision 2030 » .
Il s'agit, en théorie, de transformer d'ici à quinze ans la monarchie pétrolière dont la rente plafonne, régie par le fondamentalisme religieux et l’arbitraire, en un pays ouvert et économiquement modernisé. D’immenses chantiers en perspective, parmi lesquels un pont de 48 km entre l’Arabie saoudite et l’Égypte et surtout «
NEOM » projet de cité futuriste de 26 000 km² au bord de la Mer Rouge au coût estimé de
500 milliards de dollars.
Et les ventes d’armes ?
Importantes mais il ne faut pas les exagérer. Couverts en partie par le secret, les échanges militaires, c’est à dire en pratique les ventes d’armes, sont plus difficiles à chiffrer précisément. Le rapport du
ministère des Armées au parlement de 2017 place l’Arabie saoudite en deuxième acheteur d’armes de la France (derrière l’Inde) pour un montant de plus de 11 milliards d’euros de 2008 à 2017. Autrement dit, 1,1 milliard par an.
Un montant respectable mais non pharaonique au point d’induire une véritable dépendance, dans un sens ou dans l’autre. Troisième fournisseur mondial, la France a cédé ces dernières années des équipements militaires à 81 pays (dont bon nombre de dictatures). L’Inde est prometteuse. Le Qatar et l’Égypte viennent derrière l’Arabie saoudite en volume mais achètent des Rafale, ce qui en fait des clients d’aussi haute valeur.
Un embargo français sur les armes pèserait-il gravement sur l’Arabie saoudite ?
En lui-même, non.
Le royaume wahabite achète aux États-Unis cinquante fois plus d’armement qu’à la France. C’est au
Royaume-Uni que le prince héritier ben Salman a récemment passé commande de 48 chasseurs.
Le Canada est dans la course.
Jusqu'à l'affaire Khashoggi, le gouvernement libéral de Justin Trudeau se prévalait d'un contrat de 15 milliards de dollars de vente d’armes à Ryad. Un montant inédit pour l’industrie militaire canadienne. Une promesse de 7 000 emplois ... si le contrat est maintenu.
Une décision conjuguée occidentale aurait en revanche un impact certain, même si Ryad a dernièrement amélioré ses relations avec
la Chine et la Russie, acquérant auprès de cette dernière pour 3 milliards de missiles et une usine de kalachnikofs clé en main. Pour cette raison, entre autres, un embargo véritable reste bien improbable.
D’où viennent les liens politiques particuliers de la France et de l’Arabie saoudite ?
De loin. La France est un allié
historique du pays et de la famille Saoud depuis la fondation du royaume actuel au début du XXème siècle (naissance officielle en 1932).
Après la Seconde Guerre mondiale, c’est la protection américaine qui prévaut en échange de la fourniture pétrolière mais la France demeure un partenaire considéré.
Du général de Gaulle à Jacques Chirac, la France se distingue par sa «
politique arabe » et un certain soutien à la cause palestinienne.
Le GIGN (formation d’élite de la gendarmerie française) vient aider le régime vacillant lorsque,
en 1979, des islamistes s’emparent de la
Grande mosquée de la Mecque (244 morts, 63 têtes coupées dans la répression).
Les relations économiques franco-saoudiennes s’en trouvent sensiblement stimulées.
La même année, la révolution islamique khomeiniste fait perdre à la France ses positions en Iran, où elle soutenait la monarchie au pouvoir. L’alliance des pays du Golfe en devient plus précieuse, et sans rivale. La guerre de 1991 la confirme, l’Arabie saoudite servant de base à la coalition occidentale. Après le choc du 11 septembre 2001, Paris garde son soutien à la monarchie wahabite, devenue un peu suspecte aux yeux de Washigton.
A partir de 2007, les présidents Sarkozy puis Hollande privilégient un
rapprochement avec d’autres puissances régionales, en particulier le Qatar. Mais le lien avec la puissante Arabie saoudite reste capital, notamment
contre l’Iran, puissance rivale que la France affronte aussi en Syrie et, de façon endémique, au Liban.
Les relations sont-elles toujours aussi radieuses ?
Non. François Hollande remet en mars 2016 la légion d’honneur au prince héritier du moment, Mohammed ben Nayef. Mauvaise pioche : il est évincé au profit de son frère ben Salmane. Celui-ci se distingue par l’affichage d’une grande « modernité » – synonyme pour les occidentaux de grands espoirs de profits – et par une violence bientôt débridée.
Il retient prisonnier en novembre 2017 le Premier ministre libanais
Saad Hariri, que la France contribue à exfiltrer en usant de son influence.
De plus en plus puissant, le prince augmente l’
engagement militaire saoudien au Yémen contre la rébellion chiite et impose une forme de
blocus à son voisin, le Qatar, suspect de soutenir des courants islamique rivaux, et de relations coupables avec l’Iran.
De plus en plus audacieuses et imprévisibles, les exactions de ben Salmane inquiètent les diplomates les plus clairvoyants. Globalement, pourtant, le monde occidental - Paris inclu - reste ébloui par un prince certes un peu sanguinaire mais tellement branché et prometteur.
Industriels, financiers, numériques, onusiens, politiques tous les grands de ce monde – aucun Français n’y manquait - s’étaient donnés rendez-vous à Ryad pour ce qui devait être sa fête, et un peu la leur, le "Davos du désert". L’indignation internationale autour de la liquidation pourtant banale d’un journaliste est venue la gâcher bêtement. La tête coupée de trop, imposant ce qui ne sera sans doute qu’un intermède.