France-Iran: une crise qui tombe mal, un couple orageux

Malgré sa gravité, le projet d'attentat en France imputé au renseignement iranien n'a pas provoqué de rupture ni même d'escalade entre les deux pays. Ni l'un ni l'autre n'avait intérêt à une crise concoctée peut-être d'abord contre le président Rohani et un Traité nucléaire déjà fort ébranlé.
Image
rohani
Le président Rohani le 25 septembre 2018, à l'assemblée générale des Nations-Unies.
(AP Photo/Mary Altaffer)
Partager 6 minutes de lecture
Le pire est évité mais on n’est pas passé très loin d’une rupture aux graves conséquences internationales. L’affaire mûrit depuis le début de l’été mais elle éclate au grand jour le 2 octobre, lorsque les autorités françaises accusent l’Iran d'avoir fomenté un projet d'attentat à l’explosif fin juin près de Paris. Objectif : un rassemblement à Villepinte des Moudjahidin du peuple, vieux mouvement d’opposition au régime de Téhéran surtout présent en exil.

L’ombre du terrorisme iranien

Lancée sous couvert d'anonymat par une « source diplomatique française » pour éviter un éclat irréversible, l’accusation n’en est pas moins circonstanciée : « Une enquête longue, précise, détaillée de nos services (...) permet d'arriver à la conclusion sans aucune ambiguïté de la responsabilité du ministère du Renseignement dans ce projet d'attentat ».

Quelques heures plus tôt, Paris a annoncé le gel des avoirs en France de deux citoyens iraniens, soupçonnés d'en être les organisateurs. L’un des deux, un diplomate iranien en poste à Vienne, a été déjà arrêté en Allemagne avec deux autre suspects. Il se nomme Assadollah Assadi. Berlin autorise le 1er octobre sa remise à la justice belge, qui avait dévoilé le projet d'attentat le 2 juillet. Il est « identifié avec certitude comme un agent du renseignement », selon la source diplomatique française.

 Le second visé par la mesure de gel est à l’abri d’une arrestation. Il occupe en Iran de hautes fonctions : Saeid Hashemi Moghadam, vice-ministre chargé des opérations dans l'organigramme du ministère du Renseignement selon la source diplomatique française.

La crainte du dérapage

Une relation à éclatsAutrefois très liée au régime monarchique de Téhéran incarnée par la dynastie Pahlavi et surtout à son dernier « Shah » (roi), la France a rompu dans les faits avec l’Iran, comme nombre de pays occidentaux, après la révolution islamique de 1979 conduite par l’Ayatollah Khomeiny.

Dans les années 1980, Paris a soutenu l’Irak de Saddam Hussein dans sa guerre très meurtrière contre l’Iran. Elle s’est également heurtée à cette dernière au Liban, où le Hezbollah soutenu par Téhéran a combattu par des attentats l’intervention française.

Accentuée par des contentieux financiers (Eurodif…), la confrontation entre les deux pays atteint son paroxysme au milieu de la décennie avec prises d’otages sur le théâtre libanais et attentats terroristes sur le sol français (rue de Rennes...), imputés à Téhéran.

Une normalisation s’amorce au début des années 1990 mais l’assassinat en France en 1991 du dernier Premier ministre du Chah, Chapour Bakhtiar, contraint François Mitterrand à y mettre un terme et annuler une visite prévue à Téhéran. Demeurée un peu obscure, l’affaire n’est pas sans rappeler l’opération manquée de cet été contre les Moudjahidine.

Dans les conflits régionaux, la France a généralement pris le parti des dictatures sunnites (pays du Golfe, Arabie Saoudite, Irak …) contre leurs ennemis chiites dont l’Iran est le plus honni.

Malgré la menace d’un ennemi commun - l’État Islamique - Paris s’est opposée sans succès à l’Iran dans la crise syrienne, Téhéran soutenant – comme la Russie - le régime de Bachar Al-Assad par l’intermédiaire du Hezbollah libanais et de conseillers militaires.

Dans la question nucléaire, la France a soufflé le chaud et le froid. Naguère plus intransigeante que les États-Unis sous l’influence de Laurent Fabius (ministre des Affaires étrangères de François Hollande) elle défend aujourd’hui avec une relative fermeté, contre Donald Trump,  l’accord nucléaire qu’elle a finalement contribué à élaborer.
L’affaire tombe mal pour les deux pays. Bien qu’en délicatesse avec Téhéran depuis près de quarante ans (voir encadré), la France est l’un des artisans de l’accord nucléaire iranien et reste son défenseur contre Donald Trump. Une action terroriste sur son sol ne peut que donner du crédit au reniement de Washington. Désastreuse pour l’image respectable que cherche aujourd’hui à donner l’Iran, elle affaiblit Paris dans son rôle d’avocat.

Malgré la gravité des allégations – on imagine le choc qu’aurait causé la réussite de l’attentat, une bombe en plein meeting – les deux capitales se sont manifestement employées cette semaine à circonscrire la crise et limiter ses échos.

L’Iran, d’abord, se gardant de l’emphase habituelle dans ce genre de position, se défend dans un profil relativement bas, invoquant un complot qui pourrait être, laisse-t-elle entendre, d’origine américaine : « Nous appelons les autorités françaises à faire preuve de réalisme vis-à-vis de l'Iran et nous mettons une fois encore en garde contre les mains des ennemis qui cherchent à saboter les relations de longue date entre l'Iran et la France et d'autres pays européens importants », lance le porte-parole iranien. « S'il y a un malentendu [...] à propos d'une chose qui n'existe pas, qu'il s'agisse d'une conspiration ourdie par d'autres ou d'une erreur, nous pouvons nous asseoir et en parler », complète t-il à l'AFP.

La France, de son côté, déclare par la voix de son ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian : « l'attentat déjoué à Villepinte confirme la nécessité d'une approche exigeante dans nos relations avec l'Iran ». Washington salue une « réaction forte » mais en réalité, on fait difficilement plus sobre. Une source diplomatique précise à France 24 : « Il n’y a pas, de quelque manière que ce soit, de gel des relations avec l’Iran ».

À qui profite le crime ?

TraitéConclu en juillet 2015 à Vienne, deux ans après l'élection de Hassan Rohani, l'accord international sur le nucléaire iranien a permis de sortir la République islamique de son isolement international.

Le texte a entraîné la levée d'une partie des sanctions internationales qui visaient Téhéran en échange de quoi l'Iran a accepté de brider drastiquement son programme nucléaire afin de garantir que celui-ci ne puisse être utilisé à des fins militaires.

Le président américain a retiré en mai son pays de cet accord et imposé à Téhéran de lourdes sanctions commerciales, obligeant ses alliés à les appliquer.

Rohani, qui fait figure de modéré, clame sa volonté de maintenir l'accord en vie, tant que les intérêts iraniens sont préservés, avec les autres parties prenantes: l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l'Union européenne ainsi que la Chine et la Russie.
La retenue française ne s’explique pas seulement par la priorité accordée à l’accord nucléaire. Si le projet d’attentat trouve bien, selon son analyse, son cerveau à Téhéran, ce n’est pas pour autant forcément au plus haut niveau. Réélu en 2017 sur la promesse de détente avec la communauté internationale, le président Hassan Rohani n’a aucun intérêt à prendre le risque d’une brouille avec l’Union européenne. Encore moins dans une action meurtrière contre une opposition extérieure faible, qui ne le menace guère.

Ce n’est pas le cas de ses ennemis du clan ultraconservateur, qui n’ont de cesse de le harceler. Ceux-ci mettent régulièrement en garde contre les Européens, dépeints comme des interlocuteurs à qui on ne peut faire confiance ou qui n'ont pas la volonté de s'affranchir des États-Unis. « La survenue de la moindre tension entre l'Iran et l'Europe, et tout particulièrement la France, correspond aux vœux des ultras, qu'ils se trouvent à Téhéran, Washington, Tel-Aviv ou Ryad », estime dans un entretien avec l'AFP Saïd Leylaz, professeur d'histoire de l'économie à l'Université Shahid-Beheshti de Téhéran et proche des réformateurs.

Le fait que Paris ait ciblé ses accusations et mesures de rétorsion sur la « direction des opérations du ministère du Renseignement » semble indiquer qu’elle n’est pas très loin de partager cette analyse et entend éviter le piège d’une rupture. Dans un pays écrasé par les sanctions américaines, où la population ne recueille à ce jour nul fruit de ses concessions ni de sa normalisation internationale, l’épisode n’en souligne pas moins la fragilité de la position du président Rohani.