Fil d'Ariane
C’est l’un de ces débats parlementaires qui échauffe périodiquement la France selon des clivages et un lexique familiers : la gauche, la droite, la sécurité, la liberté. L’actualité lui donne son inflammabilité: en pleine tourmente des gilets jaunes, une révision du droit de manifester instituant la possibilité de le suspendre et octroyant des pouvoirs accrus à la police. Un débat âpre pour un texte final encore incertain.
Officiellement et de façon un peu contradictoire, il ne devrait rien à l’actualité. A ses propres députés perplexes, le ministre de l’Intérieur le jure ce 29 janvier : « ce n’est pas une loi de circonstance, c’est une loi de bon sens ». La preuve : sa conception initiale au Sénat, assemblée dominée par la droite « classique » et non par le parti d’Emmanuel Macron. Le gouvernement ressuscite en effet un texte tout prêt, déjà voté au Palais du Luxembourg en octobre.
L’ennemi n’est alors pas vêtu de jaune mais de noir. Il se nomme « black blocs ». Une mouvance radicale qui, depuis une vingtaine d’années – le public la découvre en 1999 lors du sommet de Seattle – se manifeste par des violences en marge de manifestations autorisées. Leurs cibles : des symboles de l’État ou du capitalisme. Banques, certains commerces, publicités et naturellement police avec laquelle les « black blocs » ne craignent pas l’affrontement.
Le 1er mai 2018, plusieurs centaines d’entre eux s’invitent en tête du cortège syndical traditionnel. Rien d’exceptionnel mais ils entraînent cette fois dans leur sillage une certaine complicité des milliers de manifestants étrangers à leurs réseaux.
Paradoxalement, les affrontements restent ce jour-là relativement limités : peu de blessés, beaucoup de verre brisé, deux voitures et un Mac Donald incendiés. Un certain Alexandre Benalla y réalise des extras mais ses exploits sont alors inconnus.
Les images spectaculaires, en revanche, font le bonheur des médias et suscitent d’immenses indignations. Les politiques les plus avisés voient en réalité dans la journée un autre sujet d’alarme : l’influence nouvelle de « radicaux » sur un public pour qui une certaine violence, au regard des enjeux et de l’impuissance des syndicats ou autres intermédiaires, devient acceptable. On en reparlera six mois plus tard.
La droite, plus platement, sent dans l’immédiat l’occasion d’une surenchère dans un domaine qu’elle laboure toujours avec succès : la sécurité. L’un de ses sénateurs, Bruno Retailleau, dépose une proposition de loi très restrictive sur les manifestations.
La gauche la dénonce comme attentatoire aux libertés. Même les « marcheurs » (membres de La République en marche du président Macron) votent contre. Elle est cependant adoptée par le Sénat. En l’absence du soutien présidentiel, elle a peu de chance de franchir le cap de l’Assemblée nationale. On l’oublie.
Surgit en novembre le mouvement des gilets jaunes. Le début d’une longue épreuve exaspérante pour un gouvernement qui a pu, jusqu’alors, faire passer ses réformes sans se soucier des résistances. Certains samedis sont marqués de violences urbaines et même rurales; d’autres moins. L’entracte des fêtes n’apporte pas le point final espéré. Le rideau se rouvre le 5 janvier sur une seconde partie à suspens.
(AP Photo/Kamil Zihnioglu)
Désemparé, le pouvoir a déjà usé divers registres : serments de compréhension, tentatives de séparation des bons et mauvais gilets jaunes, dramatisation...
Médias aidant et chaînes d’info assurant le direct, les violences sont présentées en mises à sac du pays : l’économie est ruinée, la République en péril, l’Arc-de -Triomphe promu son emblème, « saccagé ». Les « radicaux » vont venir, avertit la présidence de la République, « pour casser et pour tuer ».
Que les débordements soient généralement le fait, comme cela sera établi par la justice, de manifestants sans expérience n'y change rien. Dans un climat où est invoquée l’ombre « des années 30 », on pointe inlassablement dans l’insurrection des ronds-points ou Champs Élysées le complot de l’extrême -droite et de l’extrême-gauche, en tout cas l'oeuvre de spécialistes.
C’est dans ce climat où ni les périls invoqués, ni les concessions fiscales, ni la réplique policière et judiciaire ne paraissent affaiblir vraiment le mouvement qu’est annoncée, le 7 janvier 2019 la remise en chantier de la « loi anticasseur » imaginée au Sénat.
Clin d'oeil à la droite logiquement critiqué à gauche, le projet ne recueille encore pas l’enthousiasme au sein même du camp macronien.
Officieuse mais généralisée, l’appellation « loi anticasseurs » ranime d’encombrants souvenirs. C’était le nom d’une loi adoptée en 1970 en réaction, déjà, aux « événements » de mai 68 et leur suite bouillonnante. Sa philosophie et ses grandes lignes étaient proches : restriction du droit de manifester, lourdes sanctions et responsabilité collective en cas de violences.
Sans beaucoup d’effets, la loi anticasseurs était devenue un symbole de la « peur du gauchiste » distillée par le pouvoir conservateur et pour l’opposition, sa presse ou les défenseurs des droits de l’homme, celui des hystéries liberticides du moment.
Michel Rocard (figure tutélaire revendiquée par Emmanuel Macron) la qualifiait de « monstruosité juridique ».
François Mitterrand l’avait violemment combattue et l’un des premiers actes de la gauche en 1981 fut de l’abolir, peu après … la peine de mort.
Son retour en 2019 en réponse à des événements qui ne sont pas d’un degré apocalyptique sans précédent (bien des préfectures ou édifices publics ont été saccagés depuis quarante ans lors de troubles, par exemple, paysans sans qu’en découle une nouvelle loi) laisse donc planer un certain trouble dans la classe politique.
Son plus ferme partisan, l’ex-socialiste devenu ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a beau dire cette fois qu'il s'agit de « stopper les brutes » qui n'écoutent « que leur soif de chaos », il peine à convaincre.
Habituellement dociles, des députés « marcheurs » et centristes expriment leurs réserves. 253 amendements sont déposés. Ils n’infléchissent que modérément la tonalité du texte et la rebellion dans la majorité reste brève et modeste.
Son article 1, initialement consacré aux périmètres de sécurité pendant les manifestations, est remanié pour faciliter les fouilles mais le gouvernement se réserve la possibilité de le modifier dans les débats ultérieurs en fonction d’obstacles juridiques.
L'article 2, finalement adopté malgré les réticences ce 30 janvier au soir, permet aux préfets de prononcer des interdictions de manifester – susceptibles de recours - à l'encontre de personnes représentant « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public », sous peine de six mois d'emprisonnement et 7.500 euros d'amende. Quatorze députés marcheurs votent contre.
Le ministre, de son côté, minimise la portée de l'article, affirmant qu'il concerne au plus une centaine d'« individus ». Mais ce chiffre n’est bien sûr aucunement inscrit dans la loi. Un exécutif, quel qu’il soit, en fera ce qu’il voudra. Il est d’ailleurs très éloigné d’un autre : près de 7 000 interpellations et 1 000 condamnations depuis le début du mouvement.
Les marcheurs s'inclinent. Un homme se lève que nul n'avait prévu: le député centriste et donc ordinairement de la majorité Charles de Courson. La loi lui rappelle Vichy.
La mise en garde de @C_DeCourson contre la #LoiAntiCasseurs : "C'est la dérive complète ! On se croit revenu sous le régime de #Vichy ! Réveillez-vous ! C'est une pure folie de voter ce texte !". #Manifestation #GiletsJaunes #DirectAN pic.twitter.com/lhhT0lpcdZ
— LCP (@LCP) 30 janvier 2019
Murmures réprobateurs.
L'article 4, enfin, rendra passible d'un an de prison et de 15.000 euros d'amende la dissimulation du visage « sans motif légitime ». Disposition moins discutée, pourtant particulièrement menaçante : les manifestations étant devenues fréquemment le théâtre d'échauffourées et de gazages, s'y couvrir le visage et la tête y est un acte banal même pour des participants pacifiques de rassemblements autorisés. Chacun peut désormais finir en prison.
Bien que limités, les quelques embarras, atténuations ou revirements du gouvernement à l’Assemblée sont dûment exploités par la droite. Celle-ci affirme son texte sénatorial « vidé de sa substance ». Le Rassemblement National de Marine le Pen souffle le chaud et le froid. Initialement demandeurs, les syndicats de policiers sont divisés sur l’utilité de la nouvelle loi.
A gauche, les communistes dénoncent une « loi de communication ». Les Insoumis profitent du débat pour dénoncer les violences policières qui ont émaillé le mouvement, dont la presse s’est tardivement fait l’écho. Plus de cent blessés graves parmi les manifestants depuis novembre. L’un des leaders du mouvement grièvement atteint le 27 janvier alors qu’il filmait les événements place de la Bastille.
Ultime désagrément moral pour l’exécutif : après la Ligue des droits de l’Homme, Amnesty international, le Défenseur des droits, les syndicats, c’est la Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe qui se déclare « préoccupée » du niveau de répression mais aussi de cette loi anticasseurs française.
Critiques gênantes, car elles ne viennent pas seulement, cette fois, de ceux que vise la nouvelle loi, « radicaux » ou populace des ronds-points, mais en partie de la France qui a, en 2017, assuré la victoire d’Emmanuel Macron.
L’adoption du texte complet par l’Assemblée est prévue pour le 5 février. Elle retournera le mois suivant au Sénat avant de revenir devant les députés. Elle peut donc connaître encore bien des changements au gré de vents contradictoires. Des recours seront certainement déposés auprès du Conseil Constitutionnel. Tout cela prend un certain temps.
« Nous avons besoin de porter un message fort », se justifiait au début du débat Christophe Castaner. Façon de reconnaître le caractère plus politique qu’utilitaire de la loi. Comme l’a expérimenté, il y a juste trois ans, François Hollande lors du débat sur la déchéance de nationalité, certains message forts peuvent cependant devenir des boulets.