Fil d'Ariane
Est-ce un combat sans fin pour les historiens et archivistes français qui plaident pour un accès libre aux archives d'Etat de plus de 50 ans ? L'Elysée en avait fait la promesse. Et les parlementaires devaient appliquer les annonces présidentielles dans ce sens. Pourtant, ce 2 juin, lors du vote en première lecture du projet de la loi sur le terrorisme et le renseignement, l'Assemblée nationale française décidait de voter une entrave supplémentaire à la liberté d'accès aux archives.
Cet accès aux documents sensisbles de plus de 50 ans est cependant un droit inscrit dans la loi sur le Patrimoine votée en 2008. Mais depuis plusieurs années, en contradiction avec ce texte, un service de l'administration du Premier ministre, à savoir le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, avait restreint l'accès aux archives autrefois classifiées secret-défense.
Un collectif d'historiens, d'archivistes et de membres de la société civile avait donc déposé un recours devant le conseil d'Etat contre les agissements de cette administration en 2020. La nouvelle loi sur le terrorisme et le renseignement semblait donc répondre aux inquiétudes des historiens en réaffirmant le principe de la loi de 2008.
Mais le diable se trouver dans les détails. Sous l'impulsion de la ministre de la défense, Florence Parly, les parlementaires ont ajouté un article 19 sur l'accès aux archives touchant au monde du renseignement.
Lire : comment l'État français bloque l'accès aux archives coloniales
Celui-ci permet de verrouiller l'accès à des documents de plus de cinquante ans provenant des services de renseignements. Ce sera le cas, par exemple, selon le texte, si ces documents ont toujours une "valeur opérationnelle".
Pierre Mansat est président de l'association Josette et Maurice Audin. Son association, du nom de ces deux militants de l'indépendance algérienne, fait parti du collectif qui avait déposé le recours devant le conseil d'Etat.
L'homme ne cache pas sa déception. "Certains livres de recherche sur la guerre d'Algérie, avec ce nouvel article de loi, ne pourraient pas être écrits aujourd'hui. Je pense au premier livre qu'a écrit Benjamin Stora sur le mouvement national algérien pour l'indépendance. Il s'est appuyé sur des fiches de policiers des Renseignements généraux".
De fait, toutes les archives liées au monde très large du renseignement sont fermées aux historiens
Pierre Mansat, président de l'association Josette et Maurice Audin
Et de rappeler que "le monde du renseignement est très large. On trouve ce que l'on appelle le renseignement du premier cercle, celui des services de renseignements comme la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) ou le renseignement militaire. Et on trouve ensuite le deuxième cercle du renseignement : la police, les Renseignement généraux, la police des jeux ou la police des frontières".
Thomas Vaisset, historien, spécialiste de l'armée française et Secrétaire général de l'association des historiens contemporanéistes, abonde dans le même sens. "Il devient très compliqué pour certains historiens de faire leur métier. Il est compliqué par exemple de faire une histoire d'un parti politique sans avoir accès aux fiches des renseignements généraux rédigées par des policiers qui se sont rendus à des rassemblements politiques", explique l'historien professionnel, maître de conférences à l'université du Havre.
Les rédacteurs de la loi invoquent "la valeur opérationnelle" de ces archives du monde du renseignement. Cette formulation vague ferme, de fait, tout un pan des archives du monde du renseignement selon Pierre Mansat. "Le monde du renseignement en France continue à utiliser certaines techniques qui ont été développées par le BCRA, les services secrets de la France Libre du général de Gaulle, comme des techniques d'interrogatoire ou de fillature. Donc de fait toutes les archives liées au monde très large du renseignement sont fermées aux historiens", constate Pierre Mansat.
De nombreux champs de l'histoire contemporaine du pays ne peuvent donc plus être étudiés et ces domaines d'études ne touchent pas que les questions sensibles autour de la mémoire coloniale ou de la guerre d'Algérie selon l'historien Thomas Vaisset. "Peut-on aujourd'hui faire une histoire des mouvements de la Résistance en France durant la Seconde guerre mondiale sans consulter les archives des services secrets de la France Libre ? Difficile", constate l'historien
Ce raidissement du gouvernement sur la question de l'accès aux archives sensibles de plus de 50 ans surprend les membres des associations. Le président français Emmanuel Macron avait pourtant annoncé vouloir facilité l'accès aux archives après la remise du rapport de l'historien français Benjamin Stora sur la question mémorielle entre la France et l'Algérie.
"Cet article sur les archives du renseignement entrent en contradiction avec le discours présidentiel notamment sur les questions mémorielles où Emmanuel Macron, de l'Algérie au Rwanda, estime que la France doit regarder son histoire en face", déplore Pierre Mansat de l'assocation Josette et Maurice Audin.
Lire : l'Élysée annonce une loi permettant un meilleur accès aux archives de la période coloniale
Pourquoi une telle opposition ? Thomas Vaisset constate que le ministère des Armées via sa ministre, Florence Parly n'arrive pas à "concevoir l'idée que le monde du renseignement puisse avoir des archives librement consultables au delà de 50 ans". Mais s'agit-il vraiment d'une volonté politique d'empêcher les historiens de faire leur travail ?
Sur plusieurs décennies de travail, aucun historien professionnel n'a mis en cause par la publication d'un ouvrage la sécurité du pays
Thomas Vaisset, historien
"Cet article s'est inscrit seulement sur l'angle de la sécurité. Le rapport aux archives n'est vu qu'à travers ce prisme. Il est regrettable par exemple que la ministre de la Culture en charge pourtant de ces questions ait été absente du débat parlementaire. Et je crois plus globalement que les hauts fonctionnaires en charge de ces questions n'arrivent pas à réellement saisir ce qu'est le métier d'historien. Cela dit beaucoup de choses sur l'Etat en France. Le pouvoir politique a dû mal à tenir sa haute adminsitration. Pourtant sur plusieurs décennies de travail, aucun historien professionnel n'a mis réellement en cause par la publication d'un ouvrage la sécurité du pays", regrette Thomas Vaisset.
La loi sur le terrorisme et le renseignement doit passer en deuxième lecture au Sénat le 28 juin prochain. Le collectif d'historiens et de chercheurs espère que le Sénat rejettera l'article 19 sur les archives. Si ce n'est pas le cas, selon Pierre Mansat, une saisine du Conseil constitutionnel est envisagée. "La liberté de recherche, la liberté scientifique est un droit fondamental".