Fil d'Ariane
L’Institut national de l'audiovisuel (INA) a publié en juin 2020 son dernier "baromètre thématique”, une étude sur la place de l’Afrique dans les journaux télévisés français, ces neuf dernières années. Le constat est sans appel : les JT parlent peu du continent africain. Géraldine Poels, chargée de mission à l'INA et Marie-France Malonga, sociologue des médias, nous livrent leurs explications et analyse.
Alors que la campagne “Africa 2020”, qui doit justement contribuer à faire connaître l’Afrique contemporaine en France, devait débuter en juin (elle a été repoussée à décembre à cause du contexte sanitaire), l’étude de l’Institut national de l'audiovisuel met en lumière une tendance marquante. Les JT du soir des chaînes généralistes (TF1, France 2, France 3, Canal+, Arte et M6) parlent peu du continent africain, limitant les aspects abordés.
Ces baromètres sont publiés tous les trimestres par l’INA, avec de nouvelles thématiques pour chaque publication. Cette fois, le focus est sur l’Afrique, comme cela a déjà été le cas, il y a quelques années, selon l’INA.
En étudiant les données des sujets des journaux télévisés de 2011 à 2019, l’INA montre que le continent africain représente “5,4% de l’offre globale d’information des chaînes françaises”. Le continent apparaît ainsi, dans l’ensemble, “moins médiatisé que l’Asie (12%), mais plus que l’Amérique latine (2%)”, selon l'INA.
“Il n’y a pas d’évolution notable, c’est assez stable”, nous explique Géraldine Poels, chargée de mission pour l’Institut. “Avec ces baromètres, notre mission est de proposer des données statistiques claires, sur certains sujets. Mais l’autre idée que nous avions, c’est de montrer que les journaux télévisés sont trop centrés sur des contenus nationaux, ou sur des zones géographiques plus proches”, poursuit-elle.
Résultat : une vision déformée de la réalité du continent africain, selon Géraldine Poels : “Il était important de montrer que cette sous-médiatisation aboutit à des distorsions dans la couverture de l'actualité. L’Afrique n’est pas le seul continent sous-médiatisé, mais il fallait le montrer de manière chiffrée et objective”.
Une inégalité de médiatisation et de représentation qui ne surprend pas Marie-France Malonga, sociologue des médias : “Il y a une marginalisation de l’Afrique et des personnes issues de ce continent en France. En effet, avec cette étude, on se rend compte que dans les représentations, les personnes issues du continent africain sont souvent minorisées et ont une visibilité qui n’est pas très grande”, déclare-t-elle.
Au-delà d’une sous-médiatisation du continent, l’étude de l’INA démontre également que cette couverture médiatique de l’Afrique concerne à 69% la géopolitique du continent. Ainsi l’étude commence par un pic en 2011 -année très chargée en actualité géopolitique, notamment en Afrique du Nord avec les révolutions tunisiennes et égyptiennes, ainsi que le soulèvement contre Mouammar Kadhafi et la guerre civile en Libye. “L’Afrique occupe 2 à 5% des JT les années creuses, mais jusqu’à 12 % lors du pic de médiatisation de 2011”, indique le baromètre de l’INA.
“C’est vraiment l’actualité des conflits qui prédomine”, explique Géraldine Poels. “En dehors de ces pics d’actualité, on a une médiatisation très faible. C’est la situation standard depuis très longtemps”, détaille-t-elle.
Les raisons de cette représentation sont à chercher du côté du traitement de l’actualité en général selon Géraldine Poels. “Cela mériterait certainement une analyse plus ample, notamment de la part des journalistes eux-mêmes, mais d’après nos données, l’Afrique est victime des mêmes logiques valables pour le reste du monde", explique-t-elle. "La structure de l’information, des routines journalistiques évoluent assez peu. Il y a une focalisation sur les ‘hard news’, l’actualité chaude”, détaille-t-elle.
Pour Marie-France Malonga, cette manière de penser l'information n'est pas la seule raison. Selon la sociologue des médias, ces représentations sont “stigmatisantes” et participent à la construction d’une image de l’Afrique assez terne et négative. “On est dans des représentations misérabilistes et anxiogènes. On voit bien qu’une grande place est apportée à la médiatisation d’actualités concernant les guerres, les crises politiques, la famine, au détriment de la culture, la santé, l'environnement etc... Cela donne une image d’un continent pris dans le chaos”, analyse-t-elle.
La sociologue estime même que cette tendance est plus généralisée que dans les JT : “Même quand on sort de la question des JT, il y a une difficulté à voir les personnes issues du continent africain dans des représentations multiples. C’est assez dommageable car il est important d’avoir des représentations différenciées, contre-balancées pour montrer les différents visages et les différentes initiatives de ce continent”, analyse-t-elle.
Pour la sociologue des médias, il existe une volonté, consciente ou non, de montrer une certaine représentation de l’Afrique. “Cela démontre tout de même qu’on n’est pas forcément prêt, en tout cas dans les JT de grandes chaînes nationales, à montrer une image du continent africain qui se prend en main, maître de son destin et de son économie. Cela tranche avec la représentation plus dominante qui est celle d’un continent qui serait aidé, notamment par ses anciens colonisateurs”, déclare-t-elle.
“Il y a une focalisation sur les pays en guerre, certes, mais aussi sur les pays dans lesquels l’armée française intervient, parmi ces pays en guerre. On constate là aussi une distorsion de l’actualité. C’est un point de vue très français sur l’Afrique que portent les JT”, explique Géraldine Poels. Résultat : l’Afrique anglophone est sous-médiatisée, quasi-inexistante.
“Cela montre qu’il n’y a pas d’intérêt pour l’ensemble d’un continent”, analyse Marie-France Malonga. “On a surtout tendance à se représenter l’Afrique comme un pays et non comme une région du monde avec ses diversités, ses différences régionales. On va plus s'intéresser à l’Afrique francophone qui nous est proche, pour montrer ce lien historique et culturel. Mais cela dénote quand même un manque d'intérêt pour toute une autre partie du continent qui est très active, dans tous les domaines”, continue la sociologue.
Pour aller plus loin, avec cette image de l’Afrique créée par cette médiatisation, la spécialiste des médias prend l’exemple du traitement de l’actualité pendant la crise du coronavirus. “On a vu cette tendance avec quelques commentaires de journalistes, ou experts. Cela indique qu’on ne s’est même pas interrogé sur comment d’autres pays africains avaient déjà vécu des virus ou des situations similaires à celle-ci, et comment cela pouvait éventuellement être matière à réflexion, à inspiration pour nous. La raison est simple, on ne se représente pas l’ensemble des initiatives qui existent sur ce continent”, explique-t-elle.
L’étude note enfin la quasi absence de femmes dans les personnalités politiques africaines présentes dans les sujets des JT. Pour exemple, la présidente de la Commission de l’Union africaine, la Sud-Africaine Nkosazana Dlamini Zuma, n’est apparue que dans cinq sujets de journaux utilisés sur la période 2011-2019.
Pour Marie-France Malonga, “la raison de cette absence est quasiment universelle.” Elle poursuit : “ L’absence de femmes et de leur représentation dans des rôles dominants, actifs, concerne tous les pays et tous les continents. Ce n’est pas propre au continent africain, ni aux JT. Des études le démontrent comme, the Global Media Monitoring Project (GMMP, une étude globale sur la représentation des femmes et des hommes dans les médias, ndlr), réalisée tous les cinq ans depuis 1995. Quel que soit le pays du monde, il y a une difficulté à représenter les femmes dans les médias, et notamment les médias d’information”.
Géraldine Poels confirme cette tendance des médias, mais aussi de la classe politique internationale : “C’est assez caractéristique de l’actualité internationale, qui se focalise beaucoup sur les chefs d’État. On a forcément une très forte sur-représentation masculine”, commente-t-elle.
Alors quelles sont les solutions pour une meilleure représentation de l’Afrique dans les journaux télévisés en France ? Prendre en compte les journaux des chaînes francophones internationales pourrait éventuellement faire augmenter ces chiffres. “Nous sommes bien conscients qu’il existe des chaînes qui font un travail de médiatisation un peu différent. Si les chaînes présentes pour ces baromètres ne sont que les chaînes généralistes - dites ‘hertziennes’, c’est tout simplement une question de disponibilité de données”, explique Géraldine Poels. Elle précise que les outils à disposition de l’INA pour indexer les données ont changé et qu’à l’avenir, il est fort possible que les données des journaux de ces chaînes soient intégrées à leur étude.
Cela va-t-il changer les résultats ? Peut-être. “On peut penser en effet que les chaînes internationales, comme TV5MONDE ou d’autres, ne soient pas victimes du même biais franco-français, que leur couverture des pays soit différente. Mais après avoir dit cela, il faudra aussi regarder si effectivement elles parviennent à se détacher de cet agenda géopolitique. Cela reste à vérifier et on sera ravis de le faire”, détaille la chargée de mission de l’INA.
“Susciter une réflexion comme le fait ce baromètre de l’INA est déjà un bon début”, se réjouit Marie-France Malonga. “Cela permet de mettre en perspective la situation, de faire réfléchir les professionnels mais aussi le public. C’est vraiment positif d’avoir déjà un échange, de ne pas être dans le déni, ou dans l’invisibilité de la question”, poursuit-elle.
Mais ce n’est pas suffisant pour la sociologue des médias. La réforme doit venir des rédactions et de leur recrutement : “Pour qu’il y ait d’autres regards, d’autres visions ou idées véhiculées par les médias, il faudrait que les rédactions des journaux, des chaînes d’information françaises ouvrent davantage leurs portes à des professionnels qui seraient eux-mêmes issus du continent africain, autant dans les postes plus généraux de journalistes mais aussi dans les postes décisionnaires”. Plus de diversité à l’écran et dans les rédactions, en somme.
La sociologue tient tout de même à prévenir d’un phénomène de mise à l’écart de l’information diversifiée : “Il faudrait qu’il y ait plus de ponts entre les chaînes d’information internationales et les chaînes généralistes, à l’instar de ce qui se fait dans la presse écrite, où certains titres ont une édition “Afrique” incluse dans l’édition générale”, propose-t-elle.
“Cela permet d’avoir d’autres regards ou expertises, mais aussi de sortir d’une forme de ghettoïsation de l’information, dès lors qu’il s'agit d’un sujet lié à l’Afrique. Cela peut intéresser tout le monde et ouvrir notre regard, compte tenu de ce lien entre la France et l’Afrique. Autant avoir des visions plus diversifiées de ce continent, pour se rapprocher le plus de la réalité et sortir de cette vision de ce continent qui serait systématiquement au bord du chaos”, conclut Marie-France Malonga.