France : pourquoi le président Macron critique le 3e mandat d'Alpha Condé, mais pas celui d'Alassane Ouattara

Lors d’un entretien accordé le 16 novembre à l’hebdomadaire Jeune Afrique, le président Emmanuel Macron a dressé le bilan de son action en relation avec le continent africain. Le chef de l'Etat français a évoqué un large éventail de sujets, de la restitution du patrimoine africain et la fin du franc CFA, aux réélections d’Alpha Condé en Guinée et d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire et les relations de la France avec le Rwanda, en passant par la lutte contre le djihadisme au Sahel, la première année au pouvoir du président algérien Abdelmadjid Tebboune. 
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Emmanuel Macron lors du Forum de la Paix le 12 novembre 2020
Le président Emmanuel Macron préside le Forum de la Paix au Palais de l'Elysée le 12 novembre 2020.
© Ludovic Marin, Pool via AP
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Le président Macron a accordé un entretien le 16 novembre à l’hebdomadaire français Jeune Afrique. Il a évoqué longuement les principaux traits de sa politique étrangère, notamment en Afrique, et ce qui, selon lui, a changé.

Restitution des oeuvres d'art et franc CFA

Les premiers thèmes abordés sont deux aspects très symboliques de la relation que la France entretient avec le continent africain : la restitution du patrimoine africain et le Franc CFA.

Une loi a été votée qui permet "non pas simplement de transférer momentanément une œuvre mais de la restituer", souligne Emmanuel Macron en citant le travail effectué par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr.

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Le deuxième point était la fin du franc CFA. "Cette réforme importante, conclue par un accord signé lors de mon dernier voyage en Côte d’Ivoire, met fin à un marqueur symbolique qui alimentait beaucoup de fantasmes et de critiques." Le président Macron cite également la mise en place de la plateforme Digital Africa et le futur sommet des financements pour l’Afrique qui devrait être organisé à Paris en mai.

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Le président français parle de lever "des tabous mémoriels et économiques" et de mettre en place une "relation équitable et un véritable partenariat".

Le ressentiment post-colonial

Selon Emmanuel Macron, certains dirigeants africains, mais surtout la Russie et la Turquie, jouent sur le ressentiment anticolonial : "Il y a une stratégie à l'œuvre, menée parfois par des dirigeants africains, mais surtout par des puissances étrangères, comme la Russie ou la Turquie, qui jouent sur le ressentiment post-colonial", déclare le chef de l'Etat. "Il ne faut pas être naïf: beaucoup de ceux qui donnent de la voix, qui font des vidéos, qui sont présents dans les médias francophones sont stipendiés par la Russie ou la Turquie", selon le président français.

Ce sentiment anti-français s’explique selon lui par "la relation très institutionnelle, en passant par les chefs d’Etat en fonction et par des entreprises bien installées" que la France a entretenue pendant des décennies. Mais, souligne-t-il, "qu’on le veuille ou non, la France a une part d’Afrique en elle. Nos destins sont liés."

Il est également revenu sur les réactions provoquées par sa position ferme sur la défense de la liberté d’expression lors des attentats à Paris près des locaux de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. "Je respecte chaque religion. […] mais lorsque j’ai décidé, dès le début de mon quinquennat de m’attaquer à l’islam radical, mes propos ont été déformés." Il a réaffirmé sa détermination face au terrorisme islamiste et évoqué la stratégie militaire de la France au Sahel et l’opération Barkhane.

Lutter contre le djihadisme

"Avec les terroristes, on ne discute pas. On combat" a martelé le chef de l’Etat français interrogé sur la possibilité d'un dialogue avec certains djihadistes au Mali. "Il faut s'inscrire dans la feuille de route claire que sont les accords d'Alger", a souligné Emmanuel Macron en référence à l'accord de de paix conclu en 2015 entre le pouvoir central malien, les groupes armés pro-Bamako et l'ex-rébellion à dominante touareg du nord du Mali. "Ceux-ci prévoient un dialogue avec différents groupes politiques et autonomistes. Mais cela ne veut pas dire qu'il faut dialoguer avec des groupes terroristes, qui continuent à tuer des civils et des soldats, y compris nos soldats", a-t-il ajouté.

Cet accord ne concerne pas les groupes liés à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) ou à l'organisation Etat islamique (EI) qui poursuivent leurs actions en Afrique de l'ouest depuis des années, faisant des centaines de morts.

Le président français a indiqué qu'il aurait, "dans les prochains mois des décisions à prendre pour faire évoluer Barkhane", la force française de plus de 5.000 hommes présente au Sahel.
Il a souligné que Barkhane a été "après Serval, une demande explicite des pays souverains de la région. La France n’est là que parce que le Mali, le Niger, le Burkina Faso l’ont demandé, avec le soutien du Tchad et de la Mauritanie."

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Près d'un an après l'envoi de 600 soldats supplémentaires au Sahel pour reprendre l'avantage face aux djihadistes, Paris est sur le point de réduire le nombre de militaires déployés, avaient indiqué début novembre des sources concordantes à l'Agence France Presse.

"J'ai besoin d'une réitération claire du souhait de nos partenaires de voir la France rester à leurs côtés", a souligné le chef de l'Etat, qui avait déjà demandé un tel engagement à ses homologues du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad) au sommet de Pau (sud-ouest de la France) en janvier 2020. Barkhane doit se "recentrer vraiment sur nos ennemis, l'EIGS et les groupes strictement terroristes", a souligné Emmanuel Macron en référence à l'Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) qui s'inscrit dans la nébuleuse de l'EI, et que Paris et ses alliés du G5 Sahel avaient déjà désigné comme cible principale au sommet de Pau.

Il n'a en revanche pas cité le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (Jnim, selon l'acronyme arabe) dirigé par le chef touareg malien Iyad Ag Ghaly, affilié à Al-Qaïda. Il faut également "accélérer la montée en puissance des armées du G5 Sahel" et "internationaliser notre présence" en y associant d'autres pays européens, a-t-il rappelé.

L’Algérie et la France

Emmanuel Macron a évoqué la mission confiée à l’historien Benjamin Stora qui doit lui remettre son travail dans un mois. Il rappelle qu’il n'est pas question de faire des excuses mais "de mener un travail historique et de réconcilier les mémoires. Nous devons regarder l’histoire en face".

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Le chef de l’Etat français a parlé du cas de Maurice Audin, ce mathématicien et militant du Parti communiste algérien disparu en 1957 et mort sous la torture ou exécuté par des militaires français. Il a également redit son soutien au président algérien Abdelmadjid Tebboune : "je ferai tout ce qui est en mon possible pour aider le président Tebboune dans cette période de transition. Il est courageux." Par contre, le président Macron ne répond pas directement à la question des arrestations de militants du Hirak. "Il y a aussi des choses qui ne sont pas dans nos standards et que nous aimerions voir évoluer", a-t-il dit, sans entrer dans les détails. Il ne veut pas prendre "la posture du donneur de leçon. L'Algérie est un grand pays. L'Afrique ne peut pas réussir sans que l'Algérie réussisse"

La question du Sahara occidental

Le président Macron a souligné les échanges "de grande confiance et d’amitié" avec le Roi du Maroc. "Je suis convaincu que les différents protagonistes savent que la seule issue est politique " a-t-il affirmé en répétant que la France est "disponible pour aider à une discussion politique".

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La "situation est grave en Guinée"

Emmanuel Macron estime que "la situation est grave en Guinée". Il regrette que le président Alpha Condé, réélu en octobre, ait "organisé un référendum et un changement de la Constitution uniquement pour pouvoir garder le pouvoir". C’est la raison pour laquelle, "je ne lui ai pas encore adressé de lettre de félicitations" assène le président de la République.

La France "n’a pas à donner de leçons" à la Côte d’Ivoire

Interrogé sur cette présidentielle et celle en Côte d'Ivoire, également controversée, Emmanuel Macron souligne que "la France n'a pas à donner de leçons". "Notre rôle, c'est d'en appeler à l'intérêt et à la force qu'a le modèle démocratique dans un continent de plus en plus jeune", explique-t-il.

Le président français déclare "penser vraiment" qu'Alassane Ouattara, 78 ans, "s'est présenté par devoir" à la présidentielle du 31 octobre alors qu'il ne le "voulait pas".
La crise électorale a fait 85 morts en trois mois.

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"Il appartiendra au président Ouattara de définir les termes d'une vie politique pacifiée. Il devra sans doute faire des gestes d'ouverture dans la composition du prochain gouvernement ainsi qu'à l'égard des jeunes générations des partis politiques", estime Emmanuel Macron. "Dans un pays où plus de 60% de la population a moins de 35 ans, il serait bon que le prochain président ait moins de 70 ans", selon lui.

Le chef de l'Etat estime par ailleurs que l'ancien chef rebelle et ex-Premier ministre Guillaume Soro, qui a appelé à l'insurrection, "n'a pas à créer le désordre". "Je crois qu'il n'est plus en France pour en parler. Nous ne souhaitons pas qu'il mène des actions de déstabilisation depuis le sol français", ajoute-t-il.

Vers un rapprochement avec le Rwanda

Interrogé sur le fait de savoir s'il envisageait un déplacement à Kigali, la capitale rwandaise, le président français a répondu: "J'espère aller au Rwanda en 2021".
Convié en 2019 à Kigali par le président rwandais pour la 25e commémoration du génocide des Tutsi, Emmanuel Macron ne s'y était finalement pas rendu, ce qui avait suscité des critiques. Il avait envoyé un représentant personnel.

Les zones d'ombres sur le rôle de la France restent une source récurrente de polémique et empoisonnent les relations avec Kigali depuis plus de 25 ans. Mais bien que le poste d'ambassadeur de France à Kigali reste vacant depuis 2015, les relations entre les deux pays se sont réchauffées ces dernières années.

En février 2020, le président rwandais Paul Kagame avait salué un "esprit nouveau" et une "amélioration" dans les relations entre Paris et Kigali. Il avait notamment cité ses deux visites officielles en France à l'invitation du président Macron - en mai 2018 et août 2019 - et la désignation de son ex-ministre des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, à la tête de l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF).

En avril 2019, M. Macron a mis en place en France une commission d'historiens et de chercheurs afin de faire la lumière sur le rôle controversé de Paris lors du génocide des Tutsi au Rwanda, qui a fait selon l'ONU environ 800.000 morts, lors de massacres perpétrés par des extrémistes hutu entre avril et juillet 1994.

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Le 14 novembre, la commission a annoncé que l'historienne militaire Julie d'Andurain, accusée de parti pris, s'était "mise en retrait" de la commission.
Interrogé sur cette récente polémique qui a entouré la commission, M. Macron a répondu: "Je pense que Vincent Duclert est parfaitement légitime. C'est un grand historien, reconnu pour ses travaux. J'ai vu la nature de la polémique et elle ne me semble en rien entacher la légitimité académique de M. Duclert".

Le président français a par ailleurs précisé qu'il espérait pouvoir se rendre "dans les prochaines semaines" en Angola et en Afrique du Sud, des déplacements initialement prévus mais reportés "en raison des contraintes sanitaires".